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179. DE VOLTAIRE.

Paris, 15 mai 1742.

Quand vous aviez un père, et dans ce père un maître,
Vous étiez philosophe, et viviez sous vos lois.
Aujourd'hui, mis au rang des rois,
Et plus qu'eux tous digne de l'être,
Vous servez cependant vingt maîtres à la fois.
Ces maîtres sont tyrans. Le premier, c'est la Gloire,
Tyran dont vous aimez les fers,
Et qui met au bout de nos vers,
Ainsi qu'en vos exploits, la brillante Victoire.
La Politique, à son côté,
Moins éblouissante, aussi forte,
Méditant, rédigeant, ou rompant un traité,
Vient mesurer vos pas, que cette Gloire emporte.
L'Intérêt, la Fidélité,
Quelquefois s'unissant, et trop souvent contraires,
Des amis dangereux, de secrets adversaires;
Chaque jour des desseins et des dangers nouveaux;
Tout écouter, tout voir, et tout faire à propos;
Payer les uns en espérance,
Les autres en raisons, quelques-uns en bons mots;
Aux peuples subjugués faire aimer sa puissance :
Que d'embarras! que de travaux!
Régner n'est pas un sort aussi doux qu'on le pense;
Qu'il en coûte d'être un héros!

Il ne vous en coûte rien à vous, Sire; tout cela vous est naturel; vous faites de grandes, de sages actions, avec cette même facilité que vous faites de la musique et des vers, et vous écrivez de ces lettres qui donneraient à un bel esprit de France une place distinguée parmi les beaux esprits jaloux de lui.

Je conçois quelque espérance que V. M. raffermira l'Europe comme elle l'a ébranlée, et que mes confrères les humains vous béniront après vous avoir admiré. Mon espoir n'est pas uniquement fondé sur le projet que l'abbé de Saint-Pierre a envoyé à V. M. Je présume qu'elle voit les choses que veut voir le paci<93>ficateur trop mal écouté de ce monde, et que le roi philosophe sait parfaitement ce que le philosophe qui n'est pas roi s'efforce en vain de deviner. Je présume encore beaucoup de vos charitables intentions. Mais ce qui me donne une sécurité parfaite, c'est une douzaine de faiseurs et de faiseuses de cabrioles que V. M. fait venir de France dans ses États. On ne danse guère que dans la paix. Il est vrai que vous avez fait payer les violons à quelques puissances voisines; mais c'est pour le bien commun, et pour le vôtre. Vous avez rétabli la dignité et les prérogatives des électeurs. Vous êtes devenu tout d'un coup l'arbitre de l'Allemagne, et, quand vous avez fait un empereur, il ne vous en manque que le titre. Vous avez avec cela cent vingt mille hommes bien faits, bien armés, bien vêtus, bien nourris, bien affectionnés; vous avez gagné des batailles et des villes à leur tête; c'est à vous à danser, Sire. Voiture vous aurait dit que vous avez l'air à la danse; mais je ne suis pas aussi familier que lui avec les grands hommes et avec les rois, et il ne m'appartient pas de jouer aux proverbes avec eux.

Au lieu de douze bons académiciens, vous avez donc, Sire, douze bons danseurs. Cela est plus aisé à trouver, et beaucoup plus gai. On a vu quelquefois des académiciens ennuyer un héros, et des acteurs de l'Opéra le divertir.

Cet Opéra dont V. M. décore Berlin ne l'empêche pas de songer aux belles-lettres. Chez vous un goût ne fait pas tort à l'autre. Il y a des âmes qui n'ont pas un seul goût; votre âme les a tous, et si Dieu aimait un peu le genre humain, il accorderait cette universalité à tous les princes, afin qu'ils pussent discerner le bon en tout genre, et le protéger. C'est pour cela que je m'imagine qu'ils sont faits originairement.

Je connais quelques acteurs pour la tragédie, qui ne sont pas sans talents, et qui pourraient convenir à V. M.; car je me flatte qu'elle ne se bornera pas à des galimatias italiens et à des gambades françaises. Le héros aimera toujours le théâtre qui représente les héros. Puissiez-vous, Sire, jouir bientôt de toutes sortes de plaisirs, comme vous avez acquis toutes sortes de gloire! C'est le vœu sincère de votre admirateur, de votre sujet par le cœur, qui malheureusement ne vit point dans vos États; d'un <94>esprit pénétré de la grandeur du vôtre, et d'un cœur qui s'intéresse à votre bonheur autant que vous-même.

Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire, mes très-profonds respects.