124. DU MÊME.

Bruxelles (4 ou 5 juin) 1740.

Lorsque autrefois notre bon Prométhée
Eut dérobé le feu sacré des cieux,
Il en fit part à nos pauvres aïeux;
La terre en fut également dotée,
Tout eut sa part; mais le Nord amortit
Ces feux sacrés que la glace couvrit
Goths, Ostrogoths, Cimbres, Teutons, Vandales,
Pour réchauffer leurs espèces brutales,
Dans des tonneaux de cervoise et de vin
Ont recherché ce feu pur et divin;
Et la fumée épaisse, assoupissante,
Rabrutissait leur tête non pensante;
Rien n'éclairait ce sombre genre humain.
Christine vint, Christine l'immortelle
Du feu sacré surprit quelque étincelle;
Puis, avec elle emportant son trésor,
Elle s'enfuit loin des antres du Nord,
Laissant languir dans une nuit obscure
Ces lieux glacés où dormait la nature.
Enfin mon prince, au haut du mont Rémus,
Trouva ce feu que l'on ne cherchait plus.
Il le prit tout; mais sa bonté féconde
S'en est servi pour éclairer le monde,
Pour réunir le génie et le sens,
Pour animer tous les arts languissants;
Et de plaisir la terre transportée
Nomma mon roi le second Prométhée.

Cette petite vérité allégorique vient de naître, mon adorable monarque, à la vue du dernier paquet de V. A. R., dans lequel <384>vous jugez si bien la métaphysique, et où vous êtes si aimable, si bon, si grand, en vers et en prose. Vous êtes bien mon Prométhée; votre feu réveille les étincelles d'une âme affaiblie par tant de langueurs et de maux; j'ai souffert un mois sans relâche. Je surpris, il y a quelques jours, un moment pour écrire à V. A. R., et mes maux furent suspendus. Mais je ne sais si ma lettre sera parvenue jusqu'à vous; elle était sous le couvert des correspondants du sieur David Girard; ces correspondants se sont avisés de faire banqueroute; j'ai l'honneur même d'être compris dans leur mésaventure, pour quelques effets que je leur avais confiés; mais mon plus précieux effet, c'est ma correspondance avec Marc-Aurèle. S'il n'y a point de lettre perdue, ils peuvent perdre tout ce qui m'appartient, sans que je m'en plaigne.

J'avais l'honneur, dans cette lettre, de dire à V. A. R. que je suis sur le point de rendre public ce catéchisme de la vertu, et cette leçon des princes dans laquelle la fausse politique et la logique des scélérats sont confondues avec autant de force que d'esprit. J'ai pris les libertés que vous m'avez données; j'ai tâché d'égaler à peu près les longueurs des chapitres à ceux de Machiavel; j'ai jeté quelques poignées de mortier dans un ou deux endroits d'un édifice de marbre. Pardonnez-moi, et permettez-moi de retrancher ce qui se trouve, au sujet des disputes de religion, dans le chapitre XXI.

Machiavel y parle de l'adresse qu'eut Ferdinand d'Aragon de tirer de l'argent de l'Église sous le prétexte de faire la guerre aux Maures, et de s'en servir pour envahir l'Italie. La reine d'Espagne vient d'en faire autant. Ferdinand d'Aragon poussa encore l'hypocrisie jusqu'à chasser les Maures pour acquérir le nom de bon catholique, fouiller impunément dans les bourses des sots catholiques, et piller les Maures en vrai catholique. Il ne s'agit donc point là de disputes de prêtres et des vénérables impertinences des théologiens de parti, que vous traitez ailleurs selon leur mérite.

Je prends donc, sous votre bon plaisir, la liberté d'ôter cette petite excrescence à un corps admirablement conformé dans toutes ses parties. Je ne cesse de vous le dire, ce sera là un livre bien singulier et bien utile.

<385>Mais quoi! mon grand prince, en faisant de si belles choses, V. A. R. daigne faire venir des caractères d'argent d'Angleterre, pour faire imprimer cette Henriade! Le premier des beaux-arts que V. A. R. fait naître est l'imprimerie. Cet art, qui doit faire passer vos exemples et vos vertus à la postérité, doit vous être cher. Que d'autres vont le suivre, et que Berlin va bientôt devenir Athènes! Mais enfin le premier qui va fleurir y renaît en ma faveur; c'est par moi que vous commencez à faire du bien.

Je suis votre sujet, je le suis, je veux l'être.433-a
Je ne dépendrai plus des caprices d'un prêtre.
Non, à mes vœux ardents le ciel sera plus doux;
Il me fallait un sage, et je le trouve en vous.
Ce sage est un héros, mais un héros aimable;
Il arrache aux bigots leur masque méprisable;
Les arts sont ses enfants, les vertus sont ses dieux.
Sur moi, du mont Rémus, il a baissé les yeux;
Il descend avec moi dans la même carrière,
Me ranime lui seul des traits de sa lumière.
Grands ministres courbés du poids des petits soins,
Vous qui faites si peu, qui pensez encor moins,
Rois, fantômes brillants qu'un sot peuple contemple,
Regardez Frédéric, et suivez son exemple.

Oserai-je abuser des bontés de V. A. R. au point de lui proposer une idée que vos bienfaits me font naître?

V. A. R. est l'unique protecteur de la Henriade. On travaille ici très-bien en tapisserie; si vous le permettiez, je ferais exécuter quatre ou cinq pièces d'après les quatre ou cinq morceaux les plus pittoresques dont vous daignez embellir cet ouvrage : la Saint-Barthélémy, le temple du Destin, le temple de l'Amour, la bataille d'Ivry, fourniraient, ce me semble, quatre belles pièces pour quelque chambre d'un de vos palais, selon les mesures que V. A. R. donnerait; je crois qu'en moins de deux ans cela serait exécuté. Je prévois que le procès de madame du Châtelet, qui me retient à Bruxelles, durera bien trois ou quatre années. J'aurai sûrement le temps de servir V. A. R. dans cette petite entreprise, si elle l'agrée. Au reste, je prévois que si V. A. R. veut faire un jour <386>un établissement de tapisserie dans son Athènes, elle pourra aisément trouver ici des ouvriers. Il me semble que je vois déjà tous les arts à Berlin, le commerce et les plaisirs florissants; car je mets les plaisirs au rang des plus beaux arts.

Madame du Châtelet a reçu la lettre de V. A. R., et va bientôt avoir l'honneur de lui répondre. En vérité, monseigneur, vous avez bien raison de dire que la métaphysique ne doit brouiller personne. Il n'appartient qu'à des théologiens de se haïr pour ce qu'ils n'entendent point. J'avoue que je mets volontiers à la fin de tous les chapitres de métaphysique cet Net cet L des sénateurs romains, qui signifiaient non tiquet, et qu'ils mettaient sur leurs tablettes quand les avocats n'avaient pas assez expliqué la cause. A l'égard de la géométrie, je crois que, hors une quarantaine de théorèmes qui sont le fondement de la saine physique, tout le reste ne contient guère que des vérités difficiles, sèches et inutiles. Je suis bien aise de n'être pas tout à fait ignorant en géométrie; mais je serais fâché d'y être trop savant, et d'abandonner tant de choses agréables pour des combinaisons stériles. J'aime mieux votre Antimachiavel que toutes les courbes qu'on carre ou qu'on ne carre point. J'ai plus de plaisir à une belle histoire qu'à un théorème qui peut être vrai sans être beau.

Comptez, monseigneur, que je mets encore les belles Épîtres au rang des plaisirs préférables à des sinus et à des tangentes. Celle sur la Fausseté434-a me charme et m'étonne; car enfin, quoique vous vous portiez mieux que moi, quoique vous soyez dans l'âge où le génie est dans sa force, vos journées ne sont pas plus longues que les nôtres. Vous êtes sans doute occupé des plans que vous tracez pour le bien de l'espèce humaine; vous essayez vos forces en secret pour porter ce fardeau brillant et pénible qui va tomber sur votre tête; et, avec cela, mon Prométhée est Apollon tant qu'il veut.

Que ce M. de Camas est heureux de mériter et de recevoir de pareils éloges!434-b Ce que j'aime le plus dans cet art, à qui vous faites tant d'honneur, c'est cette foule d'images brillantes dont <387>vous l'embellissez; c'est tantôt le vice qui est un océan immense et plein d'orages, c'est

Un monstre couronné de qui les sifflements
Ecartent loin de lui la vérité si pure.

Surtout je vois partout des exemples tirés de l'histoire, je reconnais la main qui a confondu Machiavel.

Je ne sais, monseigneur, si vous serez encore au mont Rémus, ou sur le trône, quand cet Antimachiavel paraîtra. Les maladies de l'espèce de celle du Roi sont quelquefois longues. J'ai un neveu que j'aime tendrement, qui est dans le même cas absolument, et qui dispute sa vie depuis six mois.

Quelque chose qui arrive, rien ne pourra augmenter les sentiments du respect, de la tendre reconnaissance avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.


433-a Réminiscence du Cinna de Corneille, acte V, scène dernière.

434-a Voyez t. XI, p. 91-97.

434-b L. c., p. 97.