109. DE VOLTAIRE.

Bruxelles, 26 janvier 1740.

Monseigneur, j'ai reçu vos chapitres de l'Antimachiavel et votre Ode sur la Flatterie, et votre lettre en vers et en prose que l'abbé de Chaulieu ou le comte Hamilton vous ont sûrement dictée. Un prince qui écrit contre la flatterie est aussi étrange qu'un pape qui écrirait contre l'infaillibilité. Louis XIV n'eût jamais envoyé une pareille ode à Despréaux, et je doute que Despréaux en eût envoyé autant à Louis XIV. Toute la grâce que je demande à <348>V. A. R., c'est de ne pas prendre mes louanges pour des flatteries. Tout part du cœur chez moi, approbation de vos ouvrages, remercîments de vos bontés; tout cela m'échappe, il faut que vous me le pardonniez.

Je ne suis pas tout à fait exilé, comme on l'a mandé.

Ce vieux madré de cardinal,
Qui vous escroqua la Lorraine,
N'a point de son pays natal
Exclu ma muse un peu hautaine;
Mais son cœur me veut quelque mal :
J'ai berné la pourpre romaine;
Du théâtre pontifical
J'ai raillé la comique scène;
C'est un crime bien capital,
Qui longue pénitence entraîne.

Le fait est pourtant que personne n'a parlé de Rome avec plus de ménagement. Apparemment qu'il n'en fallait point parler du tout. Il y a dans toute cette persécution un excès de ridicule et de radotage qui fait que j'en ris au lieu de m'en plaindre.

Quand je vois, d'un côté, la cacade devant Danzig, l'incertitude dans mille démarches, une guerre heureuse par hasard, entreprise malgré soi, et à laquelle on a été forcé par la reine d'Espagne, la marine négligée pendant dix ans, les rentes viagères abolies et volées malgré la foi publique; et que, de l'autre, je vois le salon d'Hercule, que le bonhomme regarde comme son apothéose, je m'écrie :

Le bon Hercule de Fleury,
Petit prêtre nonagénaire,
En Hercule s'est fait portraire,
De quoi chacun est ébahi;
Car on sait que le fils d'Alcmène
Près de sa maîtresse fila,
Mais jamais il ne radota
Que sur les rives de la Seine.

Je sais bien que par tout pays on voit de pareilles misères, et même de plus grandes; je sais bien que se tenir chez soi tranquillement et mettre en prison ses généraux qui ont fait ce qu'ils <349>ont pu, et ses plénipotentiaires qui ont fait une paix nécessaire et ordonnée;391-a je sais bien, dis-je, que cela ne vaut pas mieux. Tutto 'l mondo è fatto come la nostra famiglia. Je conclus que, puisque le monde est ainsi gouverné, il faut que l'Antimachiavel paraisse; il faut un Hippocrate en temps de peste. J'ai le chapitre XXIII; mais je n'ai pas le chapitre XXII, et V. A. R. n'a pas apparemment encore travaillé au chapitre XXIV. Je ne sais si elle dira quelques petits mots sur le projet de cacciare i barbari d'Italia; il me semble qu'il y a actuellement tant d'honnêtes étrangers en Italie, qu'il paraîtrait assez incivil de les vouloir chasser. Le cardinal Albéroni avait un beau projet : c'était de faire un corps italique à peu près sur le modèle du corps germanique. Mais, quand on fait de ces projets-là, il ne faut pas être seul de sa bande, ou bien on ressemble à l'abbé de Saint-Pierre.

V. A. R. a grande raison de trouver les Gresset et les Bernard des paresseux; je leur dirais avec l'autre,392-a au lieu de, Vade, piger, ad formicam, Vade, piger, ad Federicum. Cependant voilà Gresset qui se pique d'honneur, et qui donne une tragédie dont on m'a dit beaucoup de bien; Bernard me récita à Paris un chant de son Art d'aimer, qui me paraît plus galant que celui d'Ovide.

Pour moi, monseigneur, je n'ose vous envoyer le cinquième acte de Mahomet, tant j'en suis mécontent; mais je vous enverrai, si cela vous amuse, la comédie de la Dévote,392-b et ensuite, pour varier, je supplierai instamment V. A. R. de jeter les yeux sur la Métaphysique de Newton, que je compte mettre au-devant d'une nouvelle édition qu'on va faire de mes Éléments.

Je n'ai pas encore eu la consolation de voir mes ouvrages imprimés correctement; je pourrais profiter de mon séjour à Bruxelles pour en faire une édition; mais Bruxelles est le séjour de l'ignorance. Il n'y a pas un bon imprimeur, pas un graveur, pas un homme de lettres; et, sans madame du Châtelet, je ne <350>pourrais parler ici de littérature. De plus, ce pays-ci est pays d'obédience; il y a un nonce du pape, et point de Frédéric.

Madame du Châtelet vous présente ses respects. Permettez, monseigneur, que je joigne mes compliments de condoléance à vos jolis vers sur la goutte de M. de Keyserlingk. Je ne me porte guère mieux que lui, mais l'espérance de voir un jour V. A. R. me soutient. Je suis, etc.


391-a Allusion aux comtes de Seckendorff et de Neipperg. Voyez ci-dessus, p. 371.

392-a Salomon, Proverbes, chap. VI, v. 6.

392-b Comédie en cinq actes, plus connue sous le titre de La Prude. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. V, p. 349.