105. AU MÊME.

Berlin, 4 décembre 1739.

Mon cher ami, vous me promettez votre nouvelle tragédie tout achevée; je l'attends avec beaucoup de curiosité et d'impatience. J'étais déjà charmé de ce premier feu qu'avait jeté votre génie immortel, et je juge de Zopire achevé par la belle ébauche que <336>j'en ai vue. C'est un saint Jean qui promet beaucoup de l'ouvrage qui va le suivre. Je serais content, et très-content, si de ma vie j'avais fait une tragédie comme celle des Musulmans, sans correction; mais il n'est pas permis à tout le monde d'aller à Athènes.377-a

Je vous soumets les douze premiers chapitres de mon Antimachiavel, qui, quoique je les aie retouchés, fourmillent encore de fautes. Il faut que vous soyez le père putatif de ces enfants, et que vous ajoutiez à leur éducation ce que la pureté de la langue française demande pour qu'ils puissent se présenter au public. Je retoucherai, en attendant, les autres chapitres, et les pousserai à la perfection que je suis capable d'atteindre. C'est ainsi que je fais l'échange de mes faibles productions contre vos ouvrages immortels, à peu près comme les Hollandais, qui troquent des petits miroirs et du verre contre l'or des Américains; encore suis-je bien heureux d'avoir quelque chose à vous rendre.

Les dissipations de la cour et de la ville, des complaisances, des plaisirs, des devoirs indispensables, et quelquefois des importuns, me distraient de mon travail; et Machiavel est souvent obligé de céder la place à ceux qui pratiquent ses maximes, et que je réfute, par conséquent. Il faut s'accommoder à ces bienséances qu'on ne saurait éviter, et, quoi qu'on en ait, il faut sacrifier au dieu de la coutume, pour ne point passer pour singulier ou pour extravagant.

Ce M. de Valori,377-b si longtemps annoncé par la voix du public, si souvent promis par les gazettes, si longtemps arrêté à Hambourg, est arrivé enfin à Berlin. Il nous fait beaucoup regretter La Chétardie. M. de Valori nous fait apercevoir tous les jours ce que nous avons perdu au premier. Ce n'est à présent qu'un cours théorique des guerres du Brabant, des bagatelles et des minuties de l'armée française; et je vois sans cesse un homme qui se croit vis-à-vis de l'ennemi et à la tête de sa brigade. Je crains toujours qu'il ne me prenne pour une contrescarpe ou pour un ouvrage à cornes, et qu'il ne me livre malhonnêtement un assaut. M. de Valori a presque toujours la migraine; il n'a point <337>le ton de la société; il ne soupe point; et l'on dit que le mal de tête lui fait trop d'honneur de l'incommoder, et qu'il ne le mérite point du tout.

Nous venons de faire ici l'acquisition d'un très-habile homme. Il s'appelle Célius;378-a il est habile physicien, et très-renommé pour les expériences. On lui donne pour vingt mille écus d'instruments. Il achèvera, cette année, un ouvrage qui lui fera beaucoup d'honneur; c'est une machine mécanique qui démontre parfaitement tous les mouvements des étoiles et des planètes, selon le système de Newton. Vous ne connaissez peut-être pas non plus un jeune homme qui commence à paraître; il se nomme Lieberkühn.378-a C'est un génie admirable pour les mécaniques. Il a fait, par l'optique, des découvertes étonnantes, et il pousse son art à un point de perfection qui surpasse tout ce qu'on a vu avant lui. Il reviendra ici cet automne, après avoir vu Paris. Il a passé trois années à Londres, et il a été très-estimé de tous les savants d'Angleterre. Je vous parlerai plus en détail sur son chapitre, lorsque je l'aurai vu après son retour.

Je suis ravi de voir de ces heureuses productions de ma patrie; ce sont comme des roses qui croissent parmi les ronces et les orties; ce sont comme des bluettes de génie qui se font jour à travers des cendres où malheureusement les arts sont ensevelis. Vous vivez en France dans l'opulence de ces arts; nous sommes ici indigents de science, ce qui fait peut-être que nous estimons plus le peu que nous avons.

Vous trouverez peut-être que je bavarde beaucoup; mais souvenez-vous qu'il y a quatre semaines que je ne vous ai écrit, et que les pluies ne sont jamais plus abondantes qu'après une grande stérilité.

Je vous suis à Cirey, mon cher Voltaire, et je partage avec vous vos chagrins comme vos plaisirs. Profitez des plaisirs de ce monde autant que vous le pouvez; c'est ce qu'un homme sage doit faire. Instruisez-nous, mais que ce ne soit pas aux dépens de votre santé et de votre vie.

Quand est-ce que les Voltaire et les Émilie voyageront vers le Nord? Je crains fort que ce phénomène, quoique impatiem<338>ment attendu, n'arrive pas sitôt. Il ne sera pas dit cependant que je mourrai avant de vous avoir vu; dussé-je vous enlever, j'en tenterai l'aventure. Avouez que vous seriez bien étonné, si vous entendiez arriver de nuit, à Cirey, des gens masqués, des flambeaux, un carrosse, et tout l'appareil d'un enlèvement. Cette aventure ressemblerait un peu à celle de la Pentecôte,379-a à la différence près qu'on ne vous ferait d'autre mal que de vous séparer d'Émilie; j'avoue que ce serait beaucoup. Il me semble que ni vous ni cette Émilie n'êtes point nés pour la chicane, et que, tant que Paris se trouvera sur la route de la marquise, son affaire pourrait bien être jugée par contumace.

Le pauvre Césarion, accablé de goutte, n'a pas levé son piquet de Remusberg, et, quoique je le revendique sans cesse, son mal ne veut point encore me le renvoyer. Il vous aime comme un ami, et vous estime comme un grand homme. Souffrez que je lui serve d'organe, et que je vous exprime ce que les douleurs et l'impuissance dans laquelle il se trouve l'empêchent de vous dire lui-même.

Je ne vous parle point des riens de la ville, des nouvelles frivoles du temps et des bagatelles du jour, qui ne méritent pas de sortir de notre horizon. Je ne devrais vous parler que de vous-même ou de la marquise, mais je craindrais d'ennuyer en faisant ou le miroir ou l'écho de ce que l'on doit admirer en vous. Faites, s'il vous plaît, mes compliments à la marquise, et soyez persuadé que je vous aime et vous estime autant qu'il est possible, étant à jamais, etc.


377-a Voyez t. XX, p. 320, et ci-dessus, p. 205.

377-b Voyez t. XVII, p. vi, et p. 347-352.

378-a Voyez t. XVIII, p. 8 et 68.

379-a Voyez la pièce intitulée La Bastille. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 3. Les Mémoires de la Bastille disent que Voltaire y entra le 17 mai 1717; c'était le lendemain de la Pentecôte.