87. AU MÊME.

Mai 1739.327-a

Mon cher ami, je n'ai qu'un moment à moi pour vous assurer de mon amitié, et pour vous prier de recevoir l'écritoire d'ambre et les bagatelles que je vous envoie. Ayez la bonté de donner l'autre boîte, où il y a le jeu de quadrille, à la marquise. Nous sommes si occupés ici, qu'à peine a-t-on le temps de respirer. Quinze jours me mettront en situation d'être plus prolixe.

Le vin de Hongrie ne peut partir qu'à la fin de l'été, à cause <292>des chaleurs qui sont survenues. Je suis occupé à présent à régler l'édition de la Henriade. Je vous communiquerai tous les arrangements que j'aurai pris là-dessus.

Nous venons de perdre l'homme le plus savant de Berlin, le répertoire de tous les savants d'Allemagne, un vrai magasin de sciences; le célèbre M. de La Croze327-b vient d'être enterré avec une vingtaine de langues différentes, la quintessence de toute l'histoire, et une multitude d'historiettes dont sa mémoire prodigieuse n'avait laissé échapper aucune circonstance. Fallait-il tant étudier pour mourir au bout de quatre-vingts ans? ou plutôt ne devait-il point vivre éternellement pour récompense de ses belles études?

Les ouvrages qui nous restent de ce savant prodigieux ne le font pas assez connaître, à mon avis. L'endroit par lequel M. de La Croze brillait le plus, c'était, sans contredit, sa mémoire; il en donnait des preuves sur tous les sujets, et l'on pouvait compter qu'en l'interrogeant sur quelque objet qu'on voulût, il était présent, et vous citait les éditions et les pages où vous trouviez tout ce que vous souhaitiez d'apprendre. Les infirmités de l'âge n'ont diminué en rien les talents extraordinaires de sa mémoire, et jusqu'au dernier moment de sa vie, il a fait amas de trésors d'érudition, que sa mort vient d'enfouir pour jamais avec une connaissance parfaite de tous les systèmes philosophiques, qui embrassait également les points principaux des opinions jusqu'aux moindres minuties.

M. de La Croze était assez mauvais philosophe; il suivait le système de Des Cartes, dans lequel on l'avait élevé, probablement par prévention et pour ne point perdre la coutume qu'il avait contractée, depuis une septantaine d'années, d'être de ce sentiment. Le jugement, la pénétration, et un certain feu d'esprit qui caractérise si bien les esprits originaux et les génies supérieurs, n'étaient point du ressort de M. de La Croze; en revanche, une probité égale en toutes ses fortunes le rendait respectable et digne de l'estime des honnêtes gens.

Plaignez-nous, mon cher Voltaire; nous perdons de grands hommes, et nous n'en voyons pas renaître. Il paraît que les sa<293>vants et les orangers sont de ces plantes qu'il faut transplanter dans ce pays, mais que notre terrain ingrat est incapable de reproduire, lorsque les rayons arides du soleil ou les gelées violentes des hivers les ont une fois fait sécher. C'est ainsi qu'insensiblement et par degrés la barbarie s'est introduite dans la capitale de l'univers, après le siècle heureux des Cicéron et des Virgile. Lorsque le poëte est remplacé par le poëte, le philosophe par le philosophe, l'orateur par l'orateur, alors on peut se flatter de voir perpétuer les sciences. Mais lorsque la mort les ravit les uns après les autres, sans qu'on voie ceux qui peuvent les remplacer dans les siècles à venir, il ne semble point qu'on enterre un savant, mais plutôt les sciences.

Je suis avec tous les sentiments que vous faites si bien sentir à vos amis, et qu'il est si difficile d'exprimer, etc.


327-a Le 1er juin 1739. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 56.)

327-b Voyez t. VII, p. 4, 9 et 11; t. XI, p. 43; et ci-dessus, p. 47 et 51.