73. A VOLTAIRE.

Berlin, 8 janvier 1789.283-a

Mon cher ami, je m'étais bien flatté que l'Épître sur l'Humanité pourrait mériter votre approbation par les sentiments qu'elle renferme; mais j'espérais en même temps que vous voudriez bien faire la critique de la poésie et du style.

Je prie donc l'habile philosophe, le grand poëte, de vouloir bien s'abaisser encore, et de faire le grammairien rigide, par amitié pour moi. Je ne me rebuterai point de retoucher une pièce dont le fond a pu plaire à la marquise; et, par ma docilité à suivre vos corrections, vous jugerez du plaisir que je trouve à m'amender.

Que mon Epître sur l'Humanité soit le précurseur de l'ouvrage que vous avez médité; je me trouverai assez récompensé de ce que le mien a été comme l'aurore du vôtre. Courez la même carrière, et ne craignez point qu'un amour-propre mal entendu m'aveugle sur mes productions. L'humanité est un sujet inépuisable; j'ai bégayé mes pensées, c'est à vous de les développer.

Il paraît qu'on se fortifie dans un sentiment lorsqu'on repasse en son esprit toutes les raisons qui l'appuient. C'est ce qui m'a déterminé de traiter le sujet de l'humanité. C'est, selon mon <253>avis, l'unique vertu, et elle doit être principalement le propre de ceux que leur condition distingue dans le monde. Un souverain, grand ou petit, doit être regardé comme un homme dont l'emploi est de remédier, autant qu'il est en son pouvoir, aux misères humaines; il est comme le médecin qui guérit, non pas les maladies du corps, mais les malheurs de ses sujets. La voix des malheureux, les gémissements des misérables, les cris des opprimés, doivent parvenir jusqu'à lui. Soit par pitié pour les autres, soit par un certain retour sur soi-même, il doit être touché de la triste situation de ceux dont il voit les misères; et, pour peu que son cœur soit tendre, les malheureux trouveront chez lui toutes sortes de miséricordes.

Un prince est, par rapport à son peuple, ce que le cœur est à l'égard de la structure mécanique du corps. Il reçoit le sang de tous les membres, et il le repousse jusqu'aux extrémités. Il reçoit la fidélité et l'obéissance de ses sujets, et il leur rend l'abondance, la prospérité, la tranquillité, et tout ce qui peut contribuer à l'accroissement et au bien de la société

Ce sont là des maximes qui me semblent devoir naître d'elles-mêmes dans le cœur de tous les hommes; cela se sent, pour peu qu'on raisonne, et l'on n'a pas besoin de faire un grand cours de morale pour les apprendre. Je crois que la compassion et le désir de soulager une personne qui a besoin de secours sont des vertus innées dans la plupart des hommes. Nous nous représentons nos infirmités et nos misères en voyant celles des autres, et nous sommes aussi actifs à les secourir que nous désirerions qu'on le fût envers nous, si nous étions dans le même cas.

Les tyrans pèchent ordinairement en envisageant les choses sous un autre point de vue; ils ne considèrent le monde que par rapport à eux-mêmes, et, pour être trop au-dessus de certains malheurs vulgaires, leurs cœurs y sont insensibles. S'ils oppriment leurs sujets, s'ils sont durs, s'ils sont violents et cruels, c'est qu'ils ne connaissent pas la nature du mal qu'ils font, et, pour ne point avoir souffert ce mal, ils le croient trop léger. Ces sortes d'hommes ne sont point dans le cas de Mucius Scévola, qui, se brûlant la main devant Porsenna, ressentait toute l'action du feu sur cette partie de son corps.

<254>En un mot, toute l'économie du genre humain est faite pour inspirer l'humanité; cette ressemblance de presque tous les hommes, cette égalité des conditions, ce besoin indispensable qu'ils ont les uns des autres, leurs misères qui serrent les liens de leurs besoins, ce penchant naturel qu'on a pour ses semblables, notre conservation qui nous prêche l'humanité, toute la nature semble se réunir pour nous inculquer un devoir qui, faisant notre bonheur, répand chaque jour des douceurs nouvelles sur notre vie.285-a

En voilà bien suffisamment, à ce qu'il me paraît, pour la morale. Il me semble que je vous vois bâiller deux fois en lisant ce terrible verbiage, et la marquise s'en impatienter. Elle a raison, en vérité, car vous savez mieux que moi tout ce que je pourrais vous dire sur ce sujet, et, qui plus est, vous le pratiquez.

Nous ressentons ici les effets de la congélation de l'eau. Il fait un froid excessif. Il ne m'arrive jamais d'aller à l'air, que je ne tremble que quelque partie nitreuse n'éteigne en moi le principe de la chaleur.

Je vous prie de dire à la marquise que je la prie fort de m'envoyer un peu de ce beau feu qui anime son génie. Elle en doit avoir de reste, et j'en ai grand besoin. Si elle a besoin de glaçons, je lui promets de lui en fournir autant qu'il lui en faudra pour avoir des eaux glacées pendant toutes les ardeurs de l'été.

Doctissimus Jordanus n'a pas vu encore l'Essai de la marquise; je ne suis pas prodigue de vos faveurs. Il y a même des gens qui m'accusent de pousser l'avarice jusqu'à l'excès. Jordan verra l'Essai sur le Feu, puisque la marquise y consent, et il vous dira lui-même, s'il lui plaît, ce que cet ouvrage lui aura fait sentir. Tout ce que je puis vous assurer d'avance, c'est que, tous tant que nous sommes, nous ne connaissons point les préjugés. Les Des Cartes, les Leibniz, les Newton, les Émilie, nous paraissent autant de grands hommes qui nous instruisent à proportion des siècles où ils ont vécu.

<255>La marquise aura cet avantage que sa beauté et son sexe donnent sur le nôtre, lorsqu'il s'agit de persuader.

Son esprit persuadera
Que le profond Newton en tout est véritable;
Mais son regard nous convaincra
D'une autre vérité plus claire et plus palpable;
En la voyant, on sentira
Tout ce que fait sentir un objet adorable.

Si les Grâces présidaient à l'Académie, elles n'auraient pas manqué de couronner l'ouvrage de leurs mains. Il paraît bien que messieurs de l'Académie, trop attachés à l'usage et à la coutume, n'aiment point les nouveautés, par la crainte qu'ils ont d'étudier ce qu'ils ne savent qu'imparfaitement. Je me représente un vieil académicien qui, après avoir vieilli sous le harnois de Des Cartes, voit, dans la décrépitude de sa course, s'élever une nouvelle opinion. Cet homme connaît par habitude les articles de la foi philosophique;286-a il est accoutumé à sa façon de penser, il s'en contente, et il voudrait que tout le monde en fît autant. Quoi! voudrait-on redevenir disciple à l'âge de cinquante, de soixante ans, et être exposé à la honte d'étudier soi-même après avoir si longtemps enseigné aux autres, et, d'un grand flambeau qu'on croit être, ne devenir qu'une faible lumière, ou plutôt s'obscurcir tout à fait? Ce n'est pas ainsi qu'on l'entend. Il est plus court de décrier un nouveau système que de l'approfondir. Il y a même de la fermeté héroïque de s'opposer aux nouveautés en tous genres, et à soutenir les anciennes opinions. Un autre ordre d'esprits raisonne d'une autre manière. Ils disent dans leur simplicité : Telle opinion fut celle de nos pères; pourquoi ne serait-elle pas la nôtre? Valons-nous mieux qu'ils ne valaient? N'ont-ils pas été heureux en suivant les sentiments d'Aristote et de Des Cartes? Pourquoi nous romprions-nous la tête à étudier les sentiments des novateurs? Ces sortes d'esprits s'opposeront toujours aux progrès des connaissances; aussi n'est-il pas étonnant qu'elles en fassent si peu.

Dès que je serai de retour à Remusberg, j'irai me jeter tête baissée dans la physique; c'est la marquise à qui j'en ai l'obliga<256>tion. Je me prépare aussi à une entreprise bien hasardeuse et bien difficile; mais vous n'en serez instruit qu'après l'essai que j'aurai fait de mes forces.

Pour mon malheur, le Roi va ce printemps en Prusse, où je l'accompagnerai; le destin veut que nous jouions aux barres; et, malgré tout ce que je puis m'imaginer, je ne prévois pas encore comme nous pourrons nous voir. Ce sera toujours trop tard pour mes souhaits; vous en êtes bien convaincu, à ce que j'espère, comme de tous les sentiments avec lesquels je suis, mon cher ami, etc.


283-a Le 10 janvier 1739. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 37.)

285-a Les cinq alinéa qui commencent par « Il paraît » sont traduits en allemand dans la septième des Briefe zur Beförderung der Humanität, par Herder, qui était grand admirateur des ouvrages et de l'humanité de Frédéric.

286-a De sa foi philosophique. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 35.)