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53. DU MÊME.

Cirey, 20 mai 1738.

Monseigneur, vos jours de poste sont comme les jours de Titus; vous pleureriez, si vos lettres n'étaient pas des bienfaits. Vos deux dernières, du 31 mars et 19 avril, dont V. A. R. m'honore, sont de nouveaux liens qui m'attachent à elle; et il faut bien que chacune de mes réponses soit un nouveau serment de fidélité que mon âme, votre sujette, fait à votre âme, sa souveraine.

La première chose dont je me sens forcé de parler est la manière dont vous pensez sur Machiavel. Comment ne seriez-vous point ému de cette colère vertueuse où vous êtes presque contre moi, de ce que j'ai loué le style d'un méchant homme? C'était aux Borgia, père et fils, et à tous ces petits princes qui avaient besoin de crimes pour s'élever, à étudier cette politique infernale; il est d'un prince tel que vous de la détester. Cet art, qu'on doit mettre à côté de celui des Locuste et des Brinvilliers,221-a a pu donner à quelques tyrans une puissance passagère, comme le poison peut procurer un héritage; mais il n'a jamais fait ni de grands hommes, ni des hommes heureux; cela est bien certain. A quoi peut-on donc parvenir par cette politique affreuse? Au malheur des autres et au sien même. Voilà les vérités qui sont le catéchisme de votre belle âme.

Je suis si pénétré de ces sentiments, qui sont vos idées innées, et dont le bonheur des hommes doit être le fruit, que j'oubliais presque de rendre grâce à V. A. R. de la bonté qu'elle a de s'intéresser à mes maux particuliers. Mais ne faut-il pas que l'amour du bien public marche le premier? Vous joignez donc, monseigneur, à tant de bienfaits celui de daigner consulter pour moi des médecins. Je ne sais qu'une seule chose aussi singulière que cette bonté, c'est que les médecins vous ont dit vrai. Il y a longtemps que je suis persuadé que ma maladie, s'il est permis de comparer le mal avec le bien, est, tout comme mon attachement à votre personne, une affaire pour la vie.

Les consolations que je goûte dans ma délicieuse retraite et <198>dans l'honneur de vos lettres sont assez fortes pour me faire supporter des douleurs encore plus grandes. Je souffre très-patiemment; et, quoique les douleurs soient quelquefois longues et aiguës, je suis très-éloigné de me croire malheureux. Ce n'est pas que je sois stoïcien; au contraire, c'est parce que je suis très-épicurien, parce que je crois la douleur un mal et le plaisir un bien, et que, tout bien compté et bien pesé, je trouve infiniment plus de douceurs que d'amertumes dans cette vie.

De ce petit chapitre de inorale je volerai sur vos pas, si V. A. R. le permet, dans l'abîme de la métaphysique. Un esprit aussi juste que le vôtre ne pouvait assurément regarder la question de la liberté comme une chose démontrée. Ce goût que vous avez pour l'ordre et l'enchaînement des idées vous a représenté fortement Dieu comme maître unique et infini de tout; et cette idée, quand elle est regardée seule, sans aucun retour sur nous-mêmes, semble être un principe fondamental d'où découle une fatalité inévitable dans toutes les opérations de la nature. Mais aussi une autre manière de raisonner semble encore donner à Dieu plus de puissance, et en faire un être, si j'ose le dire, plus digne de nos adorations; c'est de lui attribuer le pouvoir de faire des êtres libres. La première méthode semble en faire le Dieu des machines, et la seconde le Dieu des êtres pensants. Or, ces deux méthodes ont chacune leur force et leur faiblesse. Vous les pesez dans la balance du sage; et, malgré le terrible poids que les Leibniz et les Wolff mettent dans cette balance, vous prenez encore ce mot de Montaigne, Que sais-je? pour votre devise.222-a

Je vois plus que jamais, par le mémoire sur le czarowitz, que V. A. R. daigne m'envoyer, que l'histoire a son pyrrhonisme aussi bien que la métaphysique. J'ai eu soin, dans celle de Louis XIV, de ne pas percer plus qu'il ne faut dans l'intérieur du cabinet. Je regarde les grands événements de ce règne comme de beaux phénomènes dont je rends compte, sans remonter au premier principe. La cause première n'est guère faite pour le physicien, et les premiers ressorts des intrigues ne sont guère faits pour <199>l'historien. Peindre les mœurs des hommes, faire l'histoire de l'esprit humain dans ce beau siècle, et surtout l'histoire des arts, voilà mon seul objet. Je suis bien sûr de dire la vérité quand je parlerai de Des Cartes, de Corneille, du Poussin, de Girardon,223-a de tant d'établissements utiles aux hommes; je serais sûr de mentir, si je voulais rendre compte des conversations de Louis XIV et de madame de Maintenon.

Si vous daignez m'encourager dans cette carrière, je m'y enfoncerai plus avant que jamais; mais, en attendant, je donnerai le reste de cette année à la physique, et surtout à la physique expérimentale. J'apprends, par toutes les nouvelles publiques, qu'on débite mes Éléments de Newton; mais je ne les ai point encore vus. Il est plaisant que l'auteur et la personne à qui ils sont dédiés223-b soient les seuls qui n'aient point l'ouvrage. Les libraires de Hollande se sont précipités, sans me consulter, sans attendre les changements que je préparais; ils ne m'ont ni envoyé le livre, ni averti qu'ils le débitaient. C'est ce qui fait que je ne peux avoir moi-même l'honneur de l'adresser à V. A. R.; mais on en fait une nouvelle édition plus correcte, que j'aurai l'honneur de lui envoyer.

Il me semble, monseigneur, que ce petit commercium epistolicum embrasse tous les arts. J'ai eu l'honneur de vous parler de morale, de métaphysique, d'histoire, de physique; je serais bien ingrat, si j'oubliais les vers. Et comment oublier les derniers que V. A. R. vient de m'envoyer? Il est bien étrange que vous puissiez écrire avec tant de facilité dans une langue étrangère. Des vers français sont très-difficiles à faire en France, et vous en composez, à Remusberg, comme si Chaulieu, Chapelle, Gresset, avaient l'honneur de souper avec V. A. R. (Le reste manque.)


221-a Voyez t. XIV, p. 196.

222-a Essais de Montaigne, livre II, chap. 12 : « Cette phantaisie (du pyrrhonisme, de douter de tout) est plus sûrement conçue par interrogation : Que sçay-je? comme je la porte à la devise d'une balance. » Voyez t. XIV, p. 20.

223-a François Girardon, célèbre sculpteur, né en 1630, mourut le même jour que Louis XIV, le 1er septembre 1715.

223-b La marquise du Châtelet.