32. A VOLTAIRE.

Remusberg, 13 (12) novembre 1737.

Monsieur, je vous avoue qu'il n'est rien de plus trompeur que de juger des hommes sur leur réputation. L'histoire du Czar, que je vous envoie, m'oblige de me rétracter de ce que la haute opinion que j'avais de ce prince m'avait fait avancer. Il vous paraîtra, dans cette histoire, bien différent de ce qu'il est dans votre imagination, et c'est, si je peux m'exprimer ainsi, un homme de moins dans le monde réel.

Un concours de circonstances heureuses, des événements favorables, et l'ignorance des étrangers, ont fait du Czar un <114>fantôme héroïque, de la grandeur duquel personne ne s'est avisé de douter. Un sage historien, en partie témoin de sa vie, lève un voile indiscret, et nous fait voir ce prince avec tous les défauts des hommes, et avec peu de vertus. Ce n'est plus cet esprit universel qui conçoit tout, et qui veut tout approfondir; mais c'est un homme gouverné par des fantaisies assez nouvelles pour donner un certain éclat et pour éblouir. Ce n'est plus ce guerrier intrépide qui ne craint et ne connaît aucun péril, mais un prince lâche, timide, et que sa brutalité abandonne dans les dangers; cruel dans la paix, faible à la guerre, admiré des étrangers, haï de ses sujets; un homme, enfin, qui a poussé le despotisme aussi loin qu'un souverain puisse le pousser, et dont la fortune a tenu lieu de sagesse; d'ailleurs, grand mécanicien, laborieux, industrieux, et prêt à tout sacrifier à sa curiosité.

Tel vous paraîtra, dans ces mémoires, le czar Pierre Ier. Et, quoiqu'on soit obligé de détruire une infinité de préjugés avant que d'avoir le cœur de se le représenter ainsi dépouillé de ses grandes qualités, il est cependant sûr que l'auteur n'avance rien qu'il ne soit pleinement en état de prouver.

On peut conclure de là qu'on ne saurait être assez sur ses gardes en jugeant les grands hommes. Tel qui a vu Pompée avec des yeux d'admiration dans l'Histoire romaine, le trouve bien différent quand il apprend à le connaître par les Lettres de Cicéron. C'est proprement de la faveur des historiens que dépend la réputation des princes. Quelques apparences de grandes actions ont déterminé les écrivains de ce siècle en faveur du Czar, et leur imagination a eu la générosité d'ajouter à son portrait ce qu'ils ont cru qui pouvait y manquer.

Il se peut qu'Alexandre n'ait été qu'un brigand fameux. Quinte-Curce a cependant trouvé le moyen, soit pour abuser de la crédulité des peuples, soit pour étaler l'élégance de son style, de le faire passer, dans l'esprit de tous les siècles, pour un des plus grands hommes que jamais la terre ait portés. Combien d'exemples ne fournissent pas les historiens d'une prédilection marquée pour la gloire de certains princes! Mais s'ils ont donné des exemples de leur bienveillance, l'histoire nous en fournit aussi de leur haine et de leur noirceur. Rappelez-vous les dif<115>férents caractères attribués à Julien, surnommé l'Apostat. La haine, la fureur, la rage de vos saints évêques, l'ont défiguré de façon qu'à peine ses traits sont reconnaissables dans les portraits que leur malignité en a faits. Des siècles entiers ont eu ce prince en horreur, tant le témoignage de ces imposteurs a fait impression sur les esprits! Enfin, un sage est venu qui, s'apercevant de l'artifice des moines historiens, rend ses vertus à l'empereur Julien, et confond la calomnie des Pères de votre Église.128-a

Toutes les actions des hommes sont sujettes à des interprétations différentes. On peut répandre du venin sur les bonnes, et donner aux mauvaises un tour qui les rende excusables et même louables; et c'est la partialité ou l'impartialité de l'historien qui décide le jugement du public et de la postérité.

Je vous remets entre les mains tout ce que j'ai pu amasser de plus curieux sur l'histoire que vous m'avez demandée. Ces mémoires contiennent des faits aussi rares qu'inconnus, ce qui fait que je puis me flatter de vous avoir fourni une pièce que vous n'auriez pu avoir sans moi; et j'aurai le même mérite, relativement à votre ouvrage, que celui qui fournit de bons matériaux à un architecte fameux.129-a

Ayez la bonté de remettre cette Épître à l'incomparable Émilie.129-b J'ai consacré ma muse en travaillant pour elle. Je lui demande une critique sévère pour récompense de mes peines; et, si j'ai eu la témérité de m'élever trop haut, ma chute ne peut être que glorieuse, semblable à ces illustres malheureux que leurs sottises ont rendus célèbres. J'ajoute à tout ceci quelques autres enfants de mon loisir, que je vous prierai de corriger avec une exactitude didactique.

Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles, et répondez-moi par le porteur de cette lettre. Il y a plus d'un mois que je n'ai reçu de lettres de Cirey. N'alarmez pas mon amitié en vain par les craintes où je suis pour votre santé. Dites-moi du moins : Je vis, je respire. Vous me devez ces petits soins plus qu'à <116>personne, puisque peu de personnes peuvent avoir pour vous autant d'estime que j'en ai, et que, quand même on aurait toute cette estime, on n'aurait pourtant pas toute la reconnaissance avec laquelle je suis, monsieur, etc.


128-a Voyez t. X, p. 10 et 159.

129-a De bons matériaux pour l'érection d'un élégant édifice, construit par quelque architecte fameux. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 315.)

129-b Voyez t. XIV, p. 29-33.