30. DU MÊME.

Cirey, octobre 1737.

Monseigneur, j'ai reçu la dernière lettre dont V. A. R. m'a honoré, en date du 20 septembre. Je suis fort en peine de savoir si mon dernier paquet, et celui qui était destiné pour M. de Keyserlingk, sont parvenus à leur adresse; ces paquets étaient du commencement du mois d'août.

Vous m'ordonnez, monseigneur, de vous rendre compte de mes doutes métaphysiques; je prends la liberté de vous envoyer un extrait d'un chapitre sur la Liberté. V. A. R. y verra au moins de la bonne foi, si elle y trouve de l'ignorance; et plût à Dieu que tous les ignorants fussent au moins sincères!

<97>Peut-être l'humanité, qui est le principe de toutes mes pensées, m'a séduit dans cet ouvrage; peut-être l'idée où je suis qu'il n'y aurait ni vice ni vertu; qu'il ne faudrait ni peine ni récompense; que la société serait, surtout chez les philosophes, un commerce de méchanceté et d'hypocrisie, si l'homme n'avait pas une liberté pleine et absolue; peut-être, dis-je, cette opinion m'a entraîné trop loin. Mais, si vous trouvez des erreurs dans mes pensées, pardonnez-les au principe qui les a produites.

Je ramène toujours, autant que je peux, ma métaphysique à la morale. J'ai examiné sincèrement, et avec toute l'attention dont je suis capable, si je peux avoir quelques notions de l'âme humaine; et j'ai vu que le fruit de toutes mes recherches est l'ignorance. Je trouve qu'il en est de ce principe pensant, libre, agissant, à peu près comme de Dieu même : ma raison me dit que Dieu existe; mais cette même raison me dit que je ne puis savoir ce qu'il est. En effet, comment connaîtrions-nous ce que c'est que notre âme, nous qui ne pouvons nous former aucune idée de la lumière, quand nous avons le malheur d'être nés aveugles? Je vois donc avec douleur que tout ce que l'on a jamais écrit sur l'âme ne peut nous apprendre la moindre vérité.

Mon principal but, après avoir tâtonné autour de cette âme pour deviner son espèce, est de tâcher au moins de la régler; c'est le ressort de notre horloge. Toutes les belles idées de Des Cartes sur l'élasticité ne m'apprennent point la nature de ce ressort; j'ignore encore la cause de l'élasticité : cependant je monte ma pendule; elle va tant bien que mal.

C'est l'homme que j'examine. De quelques matériaux qu'il soit composé, il faut voir s'il y a en effet du vice et de la vertu. Voilà le point important à l'égard de l'homme, je ne dis pas à l'égard de telle société vivant sous telles lois, mais pour tout le genre humain, pour vous, monseigneur, qui devez régner, pour le bûcheron de vos forêts, pour le docteur chinois, et pour le sauvage de l'Amérique. Locke, le plus sage métaphysicien que je connaisse, semble, en combattant avec raison les idées innées, penser qu'il n'y a aucun principe universel de morale. J'ose combattre ou plutôt éclaircir, en ce point, l'idée de ce grand homme. Je conviens avec lui qu'il n'y a réellement aucune idée <98>innée; il suit évidemment qu'il n'y a aucune proposition de morale innée dans notre âme. Mais de ce que nous ne sommes pas nés avec de la barbe, s'ensuit-il que nous ne soyons pas nés, nous autres habitants de ce continent, pour être barbus à un certain âge? Nous ne naissons point avec la force de marcher; mais quiconque naît avec deux pieds marchera un jour. C'est ainsi que personne n'apporte en naissant l'idée qu'il faut être juste; mais Dieu a tellement conformé les organes des hommes, que tous, à un certain âge, conviennent de cette vérité.

Il me paraît évident que Dieu a voulu que nous vivions en société, comme il a donné aux abeilles un instinct et des instruments propres à faire le miel. Notre société ne pouvant subsister sans les idées du juste et de l'injuste, il nous a donc donné de quoi les acquérir. Nos différentes coutumes, il est vrai, ne nous permettront jamais d'attacher la même idée de juste aux mêmes notions. Ce qui est crime en Europe sera vertu en Asie, de même que certains ragoûts allemands ne plairont point aux gourmands de France; mais Dieu a tellement façonné les Allemands et les Français, qu'ils aimeront tous à faire bonne chère. Toutes les sociétés n'auront donc pas les mêmes lois, mais aucune société ne sera sans lois. Voilà donc certainement le bien de la société établi par tous les hommes, depuis Pékin jusqu'en Irlande, comme la règle immuable de la vertu; ce qui sera utile à la société sera donc bon par tout pays. Cette seule idée concilie tout d'un coup toutes les contradictions qui paraissent dans la morale des hommes. Le vol était permis à Lacédémone; mais pourquoi? Parce que les biens y étaient communs, et que voler un avare qui gardait pour lui seul ce que la loi donnait au public était servir la société.

Il y a, dit-on, des sauvages qui mangent des hommes, et qui croient bien faire. Je réponds que ces sauvages ont la même idée que nous du juste et de l'injuste. Ils font la guerre, comme nous, par fureur et par passion; on voit partout commettre les mêmes crimes; manger ses ennemis n'est qu'une cérémonie de plus. Le mal n'est pas de les mettre à la broche, le mal est de les tuer; et j'ose assurer qu'il n'y a point de sauvage qui croie bien faire en égorgeant son ami. J'ai vu quatre sauvages de la Louisiane <99>qu'on amena en France en 1723. Il y avait parmi eux une femme d'une humeur fort douce. Je lui demandai, par interprète, si elle avait mangé quelquefois de la chair de ses ennemis, et si elle y avait pris goût; elle me répondit que oui. Je lui demandai si elle aurait volontiers tué ou fait tuer un de ses compatriotes pour le manger; elle me répondit en frémissant, et avec une horreur visible pour ce crime. Parmi les voyageurs, je défie le plus déterminé menteur d'oser dire qu'il y ait une peuplade, une famille où il soit permis de manquer à sa parole. Je suis bien fondé à croire que, Dieu ayant créé certains animaux pour paître en commun, d'autres pour ne se voir que deux à deux, très-rarement, les araignées pour faire des toiles, chaque espèce a les instruments nécessaires pour les ouvrages qu'elle doit faire. L'homme a reçu tout ce qu'il faut pour vivre en société, de même qu'il a reçu un estomac pour digérer, des yeux pour voir, une âme pour juger.

Mettez deux hommes sur la terre; ils n'appelleront bon, vertueux et juste, que ce qui sera bon pour eux deux. Mettez-en quatre, il n'y aura de vertueux que ce qui conviendra à tous les quatre; et si l'un des quatre mange le souper de son compagnon, ou le bat, ou le tue, il soulève sûrement les autres. Ce que je dis de ces quatre hommes, il le faut dire de tout l'univers. Voilà, monseigneur, à peu près le plan sur lequel j'ai écrit cette Métaphysique morale; mais, quand il s'agit de vertu, est-ce à moi à en parler devant vous?

Les vertus sont l'apanage
Que vous reçûtes des cieux;
Le trône de vos aïeux,
Près de ces dons précieux,
Est un bien faible avantage.
C'est l'homme, en vous, c'est le sage
Qui m'asservit sous sa loi.
Ah! si vous n'étiez que roi,
Vous n'auriez point mon hommage.

Jugez mes idées, grand prince; car votre âme est le tribunal où mes jugements ressortissent. Que V. A. R. me donne d'envie de vivre, pour voir un jour de mes yeux le Salomon du Nord! <100>Mais j'ai bien peur de n'être pas si heureux que le bon vieillard Siméon.111-a Nous ne passons point devant votre portrait sans dire notre hymne qui commence :

Espérons le bonheur du monde.

J'attends votre décision sur l'Histoire de Louis XIV et sur les Éléments de la philosophie de Newton; si mes tributs ont été reçus avec bonté, j'espère que j'aurai des instructions pour récompense.

J'ose supplier V. A. R. de daigner m'envoyer, par une voie sûre (et je crois que celle de M. Thieriot l'est), les mémoires que vous avez eu la bonté de me promettre sur le Czar. Cependant je ne renonce point aux vers; je les aime plus que jamais, monseigneur, puisque vous en faites. J'espère envoyer bientôt quelque chose qu'on pourra représenter sur le théâtre de Remusberg. Je suis indigné qu'on ait pu présenter à V. A. R. le misérable manuscrit de l'Enfant prodigue qui est entre vos mains; cela ressemble à ma pièce comme un singe ressemble à un homme. Je ne sais d'autre parti à prendre que de l'imprimer pour me justifier.

Je n'ai point de termes pour remercier V. A. R. de ses bontés. Avec quelle générosité, j'ai pensé dire avec quelle tendresse, elle daigne s'intéresser à moi! Vous m'écrivez ce qu'Horace disait à Mécénas, et vous êtes le Mécénas et l'Horace. Madame la marquise du Châtelet, qui partage mon admiration pour votre personne, et à qui vous donnez la permission de joindre ses respects aux miens, use de cette liberté. Je suis avec le respect le plus profond et la plus tendre reconnaissance votre, etc.

SUR LA LIBERTE.

La question de la liberté est la plus intéressante que nous puissions examiner, puisque l'on peut dire que de cette seule question dépend toute la morale. Un aussi grand intérêt mérite bien que je m'éloigne un peu de mon sujet pour entrer dans cette discussion et pour mettre ici sous les yeux du lecteur les principales objections que l'on fait contre la liberté, afin qu'il puisse juger lui-même de leur solidité.

<101>Je sais que la liberté a d'illustres adversaires. Je sais que l'on fait contre elle des raisonnements qui peuvent d'abord séduire; mais ce sont ces raisons mêmes qui m'engagent à les rapporter et à les réfuter.

On a tant obscurci cette matière, qu'il est absolument indispensable de commencer par définir ce qu'on entend par liberté, quand on veut en parler et se faire entendre.

J'appelle liberté le pouvoir de penser à une chose ou de n'y pas penser, de se mouvoir ou de ne se mouvoir pas, conformément au choix de son propre esprit. Toutes les objections de ceux qui nient la liberté se réduisent à quatre principales, que je vais examiner l'une après l'autre.

Leur première objection tend à infirmer le témoignage de notre conscience et du sentiment intérieur que nous avons de notre liberté. Ils prétendent que ce n'est que faute d'attention sur ce qui se passe en nous-mêmes que nous croyons avoir ce sentiment intime de liberté, et que, lorsque nous faisons une attention réfléchie sur les causes de nos actions, nous trouvons, au contraire, qu'elles sont toujours déterminées nécessairement.

De plus, nous ne pouvons douter qu'il n'y ait des mouvements dans notre corps qui ne dépendent point de notre volonté, comme la circulation du sang, le battement de cœur, etc.; souvent aussi la colère, ou quelque autre passion violente, nous emporte loin de nous, et nous fait faire des actions que notre raison désapprouve. Tant de chaînes visibles dont nous sommes accablés prouvent, selon eux, que nous sommes liés de même dans tout le reste.

L'homme, disent-ils, est tantôt emporté avec une rapidité et des secousses dont il sent l'agitation et la violence; tantôt il est mené par un mouvement paisible dont il ne s'aperçoit pas, mais dont il n'est plus maître. C'est un esclave qui ne sent pas toujours le poids et la flétrissure de ses fers, mais qui n'en est pas moins esclave.

Ce raisonnement est tout semblable à celui-ci : les hommes sont quelquefois malades, donc ils n'ont jamais de santé. Or, qui ne voit pas, au contraire, que sentir sa maladie et son esclavage, c'est une preuve qu'on a été sain et libre?

<102>Dans l'ivresse, dans l'emportement d'une passion violente, dans un dérangement d'organes, etc., notre liberté n'est plus obéie par nos sens, et nous ne sommes pas plus libres alors d'user de notre liberté que nous le serions de mouvoir un bras sur lequel nous aurions une paralysie.

La liberté, dans l'homme, est la santé de l'âme.114-a

Peu de gens ont cette santé entière et inaltérable. Notre liberté est faible et bornée comme toutes nos autres facultés; nous la fortifions en nous accoutumant à faire des réflexions et à maîtriser nos passions, et cet exercice de l'âme la rend un peu plus vigoureuse. Mais, quelques efforts que nous fassions, nous ne pourrons jamais parvenir à rendre cette raison souveraine de tous nos désirs, et il y aura toujours dans notre âme, comme dans notre corps, des mouvements involontaires; car nous ne sommes ni sages, ni libres, ni sains, que dans un très-petit degré.

Je sais que l'on peut, à toute force, abuser de sa raison pour contester la liberté aux animaux, et les concevoir comme des machines qui n'ont ni sensations, ni désirs, ni volontés, quoiqu'ils en aient toutes les apparences. Je sais qu'on peut forger des systèmes, c'est-à-dire des erreurs, pour expliquer leur nature. Mais enfin, quand il faut s'interroger soi-même, il faut bien avouer, si l'on est de bonne foi, que nous avons une volonté, que nous avons le pouvoir d'agir, de remuer notre corps, d'appliquer notre esprit à certaines pensées, de suspendre nos désirs, etc.

Il faut donc que les ennemis de la liberté avouent que notre sentiment intérieur nous assure que nous sommes libres; et je ne crains point d'assurer qu'il n'y en a aucun qui doute de bonne foi de sa propre liberté, et dont la conscience ne s'élève contre le sentiment artificiel par lequel ils veulent se persuader qu'ils sont nécessités dans toutes leurs actions. Aussi ne se contentent-ils pas de nier ce sentiment intime de la liberté; mais ils vont encore plus loin. Quand on vous accorderait, disent-ils, que <103>vous avez le sentiment intérieur que vous êtes libre, cela ne prouverait rien encore; car notre sentiment nous trompe sur notre liberté, de même que nos yeux nous trompent sur la grandeur du soleil, lorsqu'ils nous font juger que le disque de cet astre est environ large de deux pieds, quoique son diamètre soit réellement à celui de la terre comme cent est à un.

Voici, je crois, ce qu'on peut répondre à cette objection. Les deux cas que vous comparez sont fort différents. Je ne puis et ne dois voir les objets qu'en raison directe de leur grosseur, et en raison renversée du carré de leur éloignement. Telles sont les lois mathématiques de l'optique, et telle est la nature de nos organes, que, si ma vue pouvait apercevoir la grandeur réelle du soleil, je ne pourrais voir aucun objet sur la terre, et cette vue, loin de m'être utile, me serait nuisible. Il en est de même des sens de l'ouïe et de l'odorat. Je n'ai et ne puis avoir ces sensations plus ou moins fortes (toutes choses d'ailleurs égales) que suivant que les corps sonores ou odoriférants sont plus ou moins près de moi. Ainsi Dieu ne m'a point trompé en me faisant voir ce qui est éloigné de moi d'une grandeur proportionnée à sa distance. Mais si je croyais être libre, et que je ne le fusse point, il faudrait que Dieu m'eût créé exprès pour me tromper; car nos actions nous paraissent libres, précisément de la même manière qu'elles nous le paraîtraient, si nous l'étions véritablement.

Il ne reste donc à ceux qui soutiennent la négative qu'une simple possibilité que nous soyons faits de manière que nous soyons toujours invinciblement trompés sur notre liberté; encore cette possibilité n'est-elle fondée que sur une absurdité, puisqu'il ne résulterait de cette illusion perpétuelle que Dieu nous ferait, qu'une façon d'agir, dans l'Être suprême, indigne de sa sagesse infinie.

Qu'on ne dise pas qu'il est indigne d'un philosophe de recourir ici à ce Dieu; car, ce Dieu étant une fois prouvé, comme il l'est invinciblement, il est certain qu'il est l'auteur de ma liberté, si je suis libre, et qu'il est l'auteur de mon erreur, si, ayant fait de moi un être purement passif, il m'a donné le sentiment irrésistible d'une liberté qu'il m'a refusée.

Ce sentiment intérieur que nous avons de notre liberté est si <104>fort, qu'il ne faudrait pas moins, pour nous en faire douter, qu'une démonstration qui nous prouvât qu'il implique contradiction que nous soyons libres. Or certainement il n'y a point de telles démonstrations.

Joignez à toutes ces raisons, qui détruisent les objections des fatalistes, qu'ils sont obligés eux-mêmes de démentir à tout moment leur opinion par leur conduite; car on aura beau faire les raisonnements les plus spécieux contre notre liberté, nous nous conduirons toujours comme si nous étions libres, tant le sentiment intérieur de notre liberté est profondément gravé dans notre âme, et tant il a, malgré nos préjugés, d'influence sur nos actions.

Forcées dans ce retranchement, les personnes qui nient la liberté continuent, et disent : Tout ce dont ce sentiment intérieur, dont vous faites tant de bruit, nous assure, c'est que les mouvements de notre corps et les pensées de notre esprit obéissent à notre volonté; mais cette volonté elle-même est toujours déterminée nécessairement par les choses que notre entendement juge être les meilleures, de même qu'une balance est toujours emportée par le plus grand poids. Voici la façon dont les chaînons de notre chaîne tiennent les uns aux autres.

Les idées, tant de sensation que de réflexion, se présentent à vous, soit que vous le vouliez, ou que vous ne le vouliez pas; car vous ne formez pas vos idées vous-même. Or, quand deux idées se présentent à votre entendement, comme, par exemple, l'idée de vous coucher et l'idée de vous promener, il faut absolument que vous vouliez l'une de ces deux choses, ou que vous ne vouliez ni l'une ni l'autre. Vous n'êtes donc pas libre quant à l'acte même de vouloir.

De plus, il est certain que si vous choisissez, vous vous déciderez sûrement pour votre lit ou pour la promenade, selon que votre entendement jugera que l'une ou l'autre de ces deux choses vous est utile et convenable; or, votre entendement ne peut juger bon et convenable que ce qui lui paraît tel. Il y a toujours des différences dans les choses, et ces différences déterminent nécessairement votre jugement; car il vous serait impossible de choisir entre deux choses indiscernables, s'il y en avait. Donc toutes vos <105>actions sont nécessaires, puisque, par votre aveu même, vous agissez toujours conformément à votre volonté, et que je viens de vous prouver : 1o que votre volonté est nécessairement déterminée par le jugement de votre entendement; 2o que ce jugement dépend de la nature de vos idées; et enfin 3o que vos idées ne dépendent point de vous.

Comme cet argument, dans lequel les ennemis de la liberté mettent leur principale force, a plusieurs branches, il y a aussi plusieurs réponses.

1o Quand on dit que nous ne sommes pas libres quant à l'acte même de vouloir, cela ne fait rien à notre liberté; car la liberté consiste à agir ou ne pas agir, et non pas à vouloir et à ne vouloir pas.

2o Notre entendement, dit-on, ne peut s'empêcher de juger bon ce qui lui paraît tel; l'entendement détermine la volonté, etc. Ce raisonnement n'est fondé que sur ce qu'on fait, sans s'en apercevoir, autant de petits êtres de la volonté et de l'entendement, lesquels on suppose agir l'un sur l'autre, et déterminer ensuite nos actions. Mais c'est une méprise qui n'a besoin que d'être aperçue pour être rectifiée; car on sent aisément que vouloir, juger, etc., ne sont que différentes fonctions de notre entendement. De plus, avoir des perceptions, et juger qu'une chose est vraie et raisonnable, lorsqu'on voit qu'elle l'est effectivement, ce n'est point une action, mais une simple passion; car ce n'est en effet que sentir ce que nous sentons, et voir ce que nous voyons, et il n'y a aucune liaison entre l'approbation et l'action, entre ce qui est passif et ce qui est actif.

3o Les différences des choses déterminent, dit-on, notre entendement. Mais on ne considère pas que la liberté d'indifférence, avant le dictamen de l'entendement, est une véritable contradiction dans les choses qui ont des différences réelles entre elles; car, selon cette belle définition de la liberté, les idiots, les imbéciles, les animaux même, seraient plus libres que nous; et nous le serions d'autant plus, que nous aurions moins d'idées, que nous apercevrions moins les différences des choses, c'est-à-dire, à proportion que nous serions plus imbéciles; ce qui est absurde. Si c'est cette liberté qui nous manque, je ne vois pas que nous <106>ayons beaucoup à nous plaindre. La liberté d'indifférence, dans les choses discernables, n'est donc pas réellement une liberté.

A l'égard du pouvoir de choisir entre des choses parfaitement semblables, comme nous n'en connaissons point, il est difficile de pouvoir dire ce qui nous arriverait alors. Je ne sais même si ce pouvoir serait une perfection; mais ce qui est bien certain, c'est que le pouvoir soi-mouvant, seule et véritable source de la liberté, ne pourrait être détruit par l'indiscernabilité de deux objets : or, tant que l'homme aura ce pouvoir soi-mouvant, l'homme sera libre.

4o Quant à ce que notre volonté est toujours déterminée par ce que notre entendement juge le meilleur, je réponds : La volonté, c'est-à-dire, la dernière perception ou approbation de l'entendement, car c'est là le sens de ce mot dans l'objection dont il s'agit; la volonté, dis-je, ne peut avoir aucune influence sur le pouvoir soi-mouvant en quoi consiste la liberté. Ainsi la volonté n'est jamais la cause de nos actions, quoiqu'elle en soit l'occasion; car une notion abstraite ne peut avoir aucune influence physique sur le pouvoir physique soi-mouvant qui réside dans l'homme; et ce pouvoir est exactement le même avant et après le dernier jugement de l'entendement.

Il est vrai qu'il y aurait une contradiction dans les termes, moralement parlant, qu'un être qu'on suppose sage fasse une folie, et que par conséquent il préférera sûrement ce que son entendement jugera être le meilleur; mais il n'y aurait à cela aucune contradiction physique, car la nécessité physique et la nécessité morale sont deux choses qu'il faut distinguer avec soin. La première est toujours absolue; mais la seconde n'est jamais que contingente; et cette nécessité morale est très-compatible avec la liberté naturelle et physique la plus parfaite.

Le pouvoir physique d'agir est donc ce qui fait de l'homme un être libre, quel que soit l'usage qu'il en fait, et la privation de ce pouvoir suffirait seule pour le rendre un être purement passif, malgré son intelligence; car une pierre que je jette n'en serait pas moins un être passif, quoiqu'elle eût le sentiment intérieur du mouvement que je lui donne et lui imprime. Enfin, être déterminé par ce qui nous paraît le meilleur, c'est une <107>aussi grande perfection que le pouvoir de faire ce que nous avons jugé tel.

Nous avons la faculté de suspendre nos désirs et d'examiner ce qui nous semble le meilleur, afin de pouvoir le choisir; voilà une partie de notre liberté. Le pouvoir d'agir ensuite conformément à ce choix, voilà ce qui rend cette liberté pleine et entière; et c'est en faisant un mauvais usage de ce pouvoir que nous avons de suspendre nos désirs, et en se déterminant trop promptement, que l'on fait tant de fautes.

Plus nos déterminations sont fondées sur de bonnes raisons, plus nous approchons de la perfection; et c'est cette perfection, dans un degré plus éminent, qui caractérise la liberté des êtres plus parfaits que nous, et celle de Dieu même.

Car, que l'on y prenne bien garde, Dieu ne peut être libre que de cette façon. La nécessité morale de faire toujours le meilleur est même d'autant plus grande dans Dieu, que son être infiniment parfait est au-dessus du nôtre. La véritable et la seule liberté est donc le pouvoir de faire ce que l'on choisit de faire, et toutes les objections que l'on fait contre cette espèce de liberté détruisent également celle de Dieu et celle de l'homme; et par conséquent, s'il s'ensuivait que l'homme ne fût pas libre, parce que sa volonté est toujours déterminée par les choses que son entendement juge être les meilleures, il s'ensuivrait aussi que Dieu ne serait point libre, et que tout serait effet sans cause dans l'univers; ce qui est absurde.

Les personnes, s'il y en a, qui osent douter de la liberté de Dieu, se fondent sur ces arguments : Dieu, étant infiniment sage, est forcé, par une nécessité de nature, à vouloir toujours le meilleur; donc toutes ses actions sont nécessaires. Il y a trois réponses à cet argument. 1o Il faudrait commencer par établir ce que c'est que le meilleur par rapport à Dieu et antécédemment à sa volonté; ce qui peut-être ne serait pas aisé. Cet argument se réduit donc à dire que Dieu est nécessité à faire ce qui lui semble le meilleur, c'est-à-dire, à faire sa volonté; or, je demande s'il y a une autre sorte de liberté, et si faire ce que l'on veut et ce que l'on juge le plus avantageux, ce qui plaît enfin, n'est pas précisément être libre. 2o Cette nécessité de faire toujours le <108>meilleur ne peut jamais être qu'une nécessité morale; or, une nécessité morale n'est pas une nécessité absolue. 3o Enfin, quoiqu'il soit impossible à Dieu, d'une impossibilité morale, de déroger à ses attributs moraux, la nécessité de faire toujours le meilleur, qui en est une suite nécessaire, ne détruit pas plus sa liberté que la nécessité d'être présent partout, éternel, immense, etc.

L'homme est donc, par sa qualité d'être intelligent, dans la nécessité de vouloir ce que son jugement lui présente être le meilleur. S'il en était autrement, il faudrait qu'il fût soumis à la détermination de quelque autre que lui-même, et il ne serait plus libre; car vouloir ce qui ne ferait pas plaisir est une véritable contradiction, et faire ce que l'on juge le meilleur, ce qui fait plaisir, c'est être libre. A peine pourrions-nous concevoir un être plus libre qu'en tant qu'il est capable de faire ce qui lui plaît; et, tant que l'homme a cette liberté, il est aussi libre qu'il est possible à la liberté de le rendre libre, pour me servir des termes de M. Locke. Enfin, l'Achille des ennemis de la liberté est cet argument-ci : Dieu est omni-scient; le présent, l'avenir, le passé, sont également présents à ses yeux : or, si Dieu sait tout ce que je dois faire, il faut absolument que je me détermine à agir de la façon dont il l'a prévu : donc nos actions ne sont pas libres; car, si quelques-unes des choses futures étaient contingentes ou incertaines; si elles dépendaient de la liberté de l'homme; en un mot, si elles pouvaient arriver ou n'arriver pas, Dieu ne les pourrait pas prévoir. Il ne serait donc pas omni-scient.

Il y a plusieurs réponses à cet argument qui paraît d'abord invincible. 1o La prescience de Dieu n'a aucune influence sur la manière de l'existence des choses. Cette prescience ne donne pas aux choses plus de certitude qu'elles n'en auraient, s'il n'y avait pas de prescience; et si l'on ne trouve pas d'autres raisons, la seule considération de la certitude de la prescience divine ne serait pas capable de détruire cette liberté; car la prescience de Dieu n'est pas la cause de l'existence des choses, mais elle est elle-même fondée sur leur existence. Tout ce qui existe aujourd'hui ne peut pas ne point exister pendant qu'il existe; et il <109>était hier et de toute éternité aussi certainement vrai que les choses qui existent aujourd'hui devaient exister, qu'il est maintenant certain que ces choses existent.

2o La simple prescience d'une action, avant qu'elle soit faite, ne diffère en rien de la connaissance qu'on en a après qu'elle est faite. Ainsi la prescience ne change rien à la certitude d'événement. Car, supposé pour un moment que l'homme soit libre, et que ses actions ne puissent être prévues, n'y aura-t-il pas, malgré cela, la même certitude d'événement dans la nature des choses? et, malgré la liberté, n'y a-t-il pas eu hier et de toute éternité une aussi grande certitude que je ferais une telle action aujourd'hui, qu'il y en a actuellement que je fais cette action? Ainsi, quelque difficulté qu'il y ait à concevoir la manière dont la prescience de Dieu s'accorde avec notre liberté, comme cette prescience ne renferme qu'une certitude d'événement qui se trouverait toujours dans les choses, quand même elles ne seraient pas prévues, il est évident qu'elle ne renferme aucune nécessité, et qu'elle ne détruit point la possibilité de la liberté.

La prescience de Dieu est précisément la même chose que sa connaissance. Ainsi, de même que sa connaissance n'influe en rien sur les choses qui sont actuellement, de même sa prescience n'a aucune influence sur celles qui sont à venir; et, si la liberté est possible d'ailleurs, le pouvoir qu'a Dieu de juger infailliblement des événements libres ne peut les faire devenir nécessaires, puisqu'il faudrait, pour cela, qu'une action pût être libre et nécessaire en même temps.

3o Il ne nous est pas possible, à la vérité, de concevoir comment Dieu peut prévoir les choses futures, à moins de supposer une chaîne de causes nécessaires; car de dire avec les scolastiques que tout est présent à Dieu, non pas, à la vérité, dans sa propre mesure, mais dans une autre mesure, non in mensura propria, sed in mensura aliena, ce serait mêler du comique à la question la plus importante que les hommes puissent agiter. Il vaut beaucoup mieux avouer que les difficultés que nous trouvons à concilier la prescience de Dieu avec notre liberté viennent de notre ignorance sur les attributs de Dieu, et non pas de l'impossibilité absolue qu'il y a entre la prescience de Dieu et notre liberté; car <110>l'accord de la prescience avec notre liberté n'est pas plus incompréhensible pour nous que son ubiquité, sa durée infinie déjà écoulée, sa durée infinie à venir, et tant de choses qu'il nous sera toujours impossible de nier et de connaître. Les attributs infinis de l'Être suprême sont des abîmes où nos faibles lumières s'anéantissent. Nous ne savons et nous ne pouvons savoir quel rapport il y a entre la prescience du Créateur et la liberté de la créature; et, comme le dit le grand Newton : Ut caecus ideam non habet colorum, sic nos ideam non habemus modorum quibus Deus sapientissimus sentit et intelligit omnia; ce qui veut dire en français : « De même que les aveugles n'ont aucune idée des couleurs, ainsi nous ne pouvons comprendre la façon dont l'Être infiniment sage voit et connaît toutes choses. »

4o Je demanderais de plus à ceux qui, sur la considération de la prescience divine, nient la liberté de l'homme, si Dieu a pu créer des créatures libres. Il faut bien qu'ils répondent qu'il l'a pu, car Dieu peut tout, hors les contradictions, et il n'y a que les attributs auxquels l'idée de l'existence nécessaire de l'indépendance absolue est attachée, dont la communication implique contradiction. Or, la liberté n'est certainement pas dans ce cas; car, si cela était, il serait impossible que nous nous crussions libres, comme il l'est que nous nous croyions infinis, tout-puissants, etc. Il faut donc avouer que Dieu a pu créer des choses libres, ou dire qu'il n'est pas tout-puissant, ce que, je crois, personne ne dira. Si donc Dieu a pu créer des êtres libres, on peut supposer qu'il l'a fait; et si créer des êtres libres et prévoir leur détermination était une contradiction, pourquoi Dieu, en créant des êtres libres, n'aurait-il pas pu ignorer l'usage qu'ils feraient de la liberté qu'il leur a donnée? Ce n'est pas limiter la puissance divine que de la borner aux seules contradictions. Or, créer des créatures libres, et gêner de quelque façon que ce puisse être leurs déterminations, c'est une contradiction dans les termes; car c'est créer des créatures libres et non libres en même temps. Ainsi il s'ensuit nécessairement du pouvoir que Dieu a de créer des êtres libres que, s'il a créé de tels êtres, sa prescience ne détruit point leur liberté, ou bien qu'il ne prévoit pas leurs actions; et celui qui, sur cette supposition, nierait la prescience <111>de Dieu ne nierait pas plus sa toute-science que celui qui dirait que Dieu ne peut pas faire ce qui implique contradiction ne nierait sa toute-puissance.

Mais nous ne sommes pas réduits à faire cette supposition; car il n'est pas nécessaire que je comprenne la façon dont la prescience divine et la liberté de l'homme s'accordent, pour admettre l'une et l'autre. Il me suffit d'être assuré que je suis libre, et que Dieu prévoit tout ce qui doit arriver; car alors je suis obligé de conclure que son omni-science et sa prescience ne gênent point ma liberté, quoique je ne puisse point concevoir comme cela se fait; de même que, lorsque je me suis prouvé un Dieu, je suis obligé d'admettre la création ex nihilo, quoiqu'il me soit impossible de la concevoir.

5o Cet argument de la prescience de Dieu, s'il avait quelque force contre la liberté de l'homme, détruirait encore également celle de Dieu; car, si Dieu prévoit tout ce qui arrivera, il n'est donc pas en son pouvoir de ne pas faire ce qu'il a prévu qu'il ferait. Or, il a été démontré ci-dessus que Dieu est libre; la liberté est donc possible; Dieu a donc pu donner à ses créatures une petite portion de liberté, de même qu'il leur a donné une petite portion d'intelligence. La liberté dans Dieu est le pouvoir de penser toujours tout ce qui lui plaît, et de faire toujours tout ce qu'il veut. La liberté donnée de Dieu à l'homme est le pouvoir faible et limité d'opérer certains mouvements et de s'appliquer à quelques pensées. La liberté des enfants, qui ne réfléchissent jamais, consiste seulement à vouloir et à opérer certains mouvements. Si nous étions toujours libres, nous serions semblables à Dieu. Contentons-nous donc d'un partage convenable au rang que nous tenons dans la nature; mais, parce que nous n'avons pas les attributs d'un Dieu, ne renonçons pas aux facultés d'un homme.


111-a Voyez ci-dessus, p. 47.

114-a Deuxième Discours sur l'Homme, par Voltaire, v. 102. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot. t. XII, p. 60.