28. AU MÊME.

Remusberg, 27 septembre 1737.99-a

Monsieur, si j'écrivais à un ingrat, je serais obligé de lui faire comprendre, par un long verbiage, ce que c'est que la reconnaissance; heureusement pour moi, je ne suis pas dans ce cas. Ma lettre s'adresse à un exemple de vertu, à un homme qui m'entendra très-bien, en lui disant simplement que je suis pénétré des obligations que je lui dois.

Césarion, connaissant mon empressement pour tout ce qui vient de vous, m'a envoyé vos deux lettres, se réservant à lui-même de me remettre le reste de vos ouvrages immortels entre les mains. S'il y a quelque chose qui me puisse faire redoubler l'impatience de le revoir, c'est le trésor précieux dont il est le dépositaire.

Vos ouvrages seront conservés comme l'étaient ceux d'Aristote par Alexandre. Ils ne me quitteront jamais, et je compte de posséder en eux une bibliothèque entière. C'est le miel que vous avez tiré des plus belles fleurs, et qui n'a rien perdu en passant par vos mains.

Non, monsieur, tant que vous vivrez, je n'enverrai qu'à Cirey <90>faire la quête des vérités. Je ne troublerai point les glaçons de la Nouvelle-Zemble, ni les déserts arides de l'Éthiopie, pour apprendre des nouvelles de la figure du monde.100-a Ces découvertes sont certainement louables, et, loin de les blâmer, je les trouve dignes des soins de ceux qui les ont entreprises; mais il me semble que votre façon impartiale et judicieuse d'envisager les choses m'est infiniment plus profitable. J'apprends plus par vos doutes que par tout ce que le divin Aristote, le sage Platon et l'incomparable Des Cartes ont affirmé si légèrement.

En philosophie, ce sont des progrès égaux, ou de se délivrer des préjugés, ou d'acquérir de nouvelles connaissances. L'un éclaire, l'autre instruit. Le plaisir le plus vif qu'un homme raisonnable puisse avoir dans ce monde est, à mon avis, de découvrir de nouvelles vérités. Je m'attendais d'en faire une abondante moisson dans votre Métaphysique; madame du Châtelet m'enlève ce bien, déjà possédé, d'entre les mains de mon ami.

Quel sujet pour une élégie! Cependant il en reste là,Car il avait l'âme trop bonne.100-b Ne vous attendez donc à aucun reproche. Je vous prie de vouloir seulement dire à la divine Émilie que mon esprit se plaint au sien des ténèbres qu'elle vous empêche de dissiper.

Dans les ténèbres égaré
D'une métaphysique obscure,
J'attendais, pour être éclairé,
Quelques mots de votre écriture.
De l'astre brillant qui nous luit,
Charmante et divine Émilie,
Voulez-vous tirer tout le fruit?
Ah! permettez, je vous en prie,
Que dans mon paisible réduit101-a
Vienne cette philosophie,
Dont certes je ferai profit.

<91>Je suis édifié de voir revivre à Cirey les temps d'Oreste et de Pylade. Vous donnez l'exemple d'une vertu qui, jusqu'à nos jours, n'a malheureusement existé que dans la Fable.

Ne craignez point, monsieur, que je trouble les douceurs de votre repos philosophique. Si mes mains pouvaient cimenter ou raffermir les liens de votre divine union, je vous offrirais volontiers leur ministère. J'ai essuyé une espèce de naufrage dans ma vie;101-b le ciel me préserve d'en occasionner à d'autres!

Je crois cependant avoir trouvé un expédient moyennant lequel vous pourrez sans risque, et sans troubler la tranquillité d'Émilie, satisfaire à ma curiosité. Ce serait, monsieur, de me communiquer, toutes les fois que vous me faites le plaisir de m'écrire, quelques traits de votre Métaphysique, répandus dans vos lettres. La confiance que j'ai en vous, jointe à l'ardeur de m'instruire, vous attire ces importunités. D'ailleurs, le ciel vous a doué de trop de talents pour les cacher; vous devez éclairer le genre humain; vous n'êtes point avare de vos connaissances, et je suis votre ami.

Mon correspondant russien n'a pu encore me donner des nouvelles de ce que vous souhaitez savoir. J'espère cependant vous satisfaire dans peu.

Certes, les prêtres ne vous choisiront pas pour leur panégyriste. Vos réflexions sur le pouvoir des ecclésiastiques sont très-justes, et, de plus, appuyées par le témoignage irrévocable de l'histoire. Leur ambition ne viendrait-elle pas de ce qu'on leur interdit le chemin à tout autre vice?

Les hommes se sont forgé un fantôme bizarre d'austérité et de vertu; ils veulent que les prêtres, ce peuple moitié imposteur et moitié superstitieux, adoptent ce caractère. Il ne leur est pas permis d'aimer ouvertement les filles et le vin, mais l'ambition ne leur est pas interdite. Or, l'ambition traîne seule après elle des crimes et des désordres affreux.

Il me souvient du singe de la reine Cléopâtre, auquel on avait <92>très-bien appris à danser; quelqu'un s'avisa de lui jeter des noix, et le singe, oubliant ses habits, la danse, et le rôle qu'il jouait, se jeta sur les noix. Un prêtre fait le personnage vertueux tant que son intérêt le comporte; mais, à la moindre occasion, la nature perce bientôt le nuage, et les crimes et les méchancetés qu'il couvrait des apparences de la vertu paraissent alors à découvert. Il est étonnant que la monarchie ecclésiastique soit établie sur des fondements si peu solides.

L'autorité des prêtres du paganisme venait de leurs oracles trompeurs, de leurs sacrifices ridicules et de leur impertinente mythologie. C'était un conte bien grave que celui de Daphné changée en laurier; des vierges enceintes par Jupiter, et qui accouchaient de dieux; un Jupiter dieu qui quitte le ciel, son tonnerre et sa foudre, pour venir sur la terre, sous la figure d'un taureau, enlever Europe; la résurrection d'Orphée qui triomphe des enfers; et enfin une infinité d'autres absurdités et de contes puérils, tout au plus capables d'amuser les enfants. Mais les hommes, charmés du merveilleux, ont de tout temps donné dans ces chimères, et révéré ceux qui en étaient les défenseurs. Ne serait-il pas permis de disputer la raison aux hommes, après leur avoir prouvé qu'ils sont si peu raisonnables?

Votre philosophie me charme. Sans doute, monsieur, tout doit tendre au bonheur des hommes. A quoi sert, en effet, de savoir combien de temps vit une puce, si les rayons du soleil entrent profondément dans la mer, de rechercher si les huîtres ont une âme, ou non?

La gaîté nous rend des dieux; l'austérité, des diables. Cette austérité est une espèce d'avarice qui prive les hommes d'un bonheur dont ils pourraient jouir.

Tantale dans un fleuve a soif et ne peut boire,103-a

Sans doute que la nature, se repentant d'avoir fait un être trop heureux dans ce monde, vous a assujetti à tant d'infirmités. Votre fièvre m'inquiète et m'alarme beaucoup. Je crains de perdre solum hominem, mon maître qui m'instruit et me guide; <93>je crains, avec raison, de perdre un homme qui vaut seul plus que toute sa nation.

La nature, à force de travailler, devient plus habile; elle a formé votre cerveau sur tous les bons originaux qu'elle a faits en tous les siècles. Il est à craindre qu'elle se contente de n'avoir fait que ce chef-d'œuvre. Soyez sûr, monsieur, que vos jours me sont aussi chers et aussi précieux que les miens propres.

Ah! si le sort cruel veut attaquer ta vie,
Si pour jamais enfin il veut nous séparer,
Ta mort de mon trépas serait dans peu suivie.
Mais non; ce coup affreux peut encor se parer;
Pour servir l'univers, pour servir Émilie,
Pour conserver tes jours, c'est à moi d'expirer.

Je suis avec une sincère amitié et avec toute l'estime que la vertu suprême et le mérite extorquent même aux envieux, et reçoivent en hommage des âmes bien nées, monsieur, etc.


100-a Allusion aux voyages dont il a été fait mention t. II, p. 39, t. III, p. 28, et t. XI, p. 57.

100-b Vers de Scarron, dans le Virgile travesti, liv. I.

101-a Après ce vers on lit dans les Œuvres posthumes, t. VIII, p. 307, celui-ci :
     

Éloigné du monde et du bruit,

qui manque dans l'édition de Kehl.

101-b Allusion aux chagrins domestiques que Frédéric eut en 1730, et dont il parle dans la Vie de son père, mais avec les plus grands ménagements. Voyez t. I, p. 201. Voyez aussi Friedrichs des Grossen Jugend und Thronbesteigung, par J.-D.-E. Preuss, p. 73-121.

103-a La défense du poëme héroïque (par Desmarets), Paris, 1674, in-4, p. 38, dialogue III.

99-a Le 20 septembre. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 311.)