19. A VOLTAIRE66-a

Remusberg, 9 mai 1737.

Monsieur, je viens de recevoir votre lettre sous date du 17 avril; elle est arrivée assez vite; je ne sais d'où vient que les miennes ont été si longtemps en chemin. Que votre indulgence pour mes vers me paraît suspecte! Avouez-le, monsieur, vous craignez le sort de Philoxène, vous me croyez un Denys,66-b sans quoi votre langage aurait été tout différent. Un ami sincère dit des vérités désagréables, mais salutaires. Vous auriez critiqué le monument et les funérailles placées avant les batailles, dans la strophe quatrième de l'ode; vous auriez condamné la figure du chagrin désarmé, qui est trop hardie, etc. En un mot, vous m'auriez dit :

Emondez-moi ces rameaux trop épars.66-c

Que sert-il à un borgne qu'on l'assure qu'il a la vue bonne? <60>en voit-il mieux? Je vous prie, monsieur, soyez mon censeur rigide, comme vous êtes déjà mon exemple et mon maître en fait de poésie. Ne vous en tenez pas aux ongles de la figure d'un très-ignorant sculpteur; corrigez tout l'ouvrage. Je vous envoie la suite de la traduction de Wolff jusqu'au paragraphe 770. Vous en aurez la fin par mon cher Césarion, mon petit ambassadeur dans la province de la Raison, au paradis terrestre. Je ne chercherais pas ma souveraine félicité dans l'éclat de la magnificence, mais dans une volupté pure, et dans le commerce des êtres les plus raisonnables parmi les mortels; en un mot, si je pouvais disposer de ma personne, je me rendrais moi-même à Cirey, pour y raisonner tout mon soûl. Je vous compte à la tête de tous les êtres pensants; certes le Créateur aurait de la peine à produire un esprit plus sublime que le vôtre,

Génie heureux que la nature
De ses dons combla sans mesure.
Le ciel, jaloux de ses faveurs,
Ne fait que rarement de brillants caractères;
Il pétrit là de ces humain vulgaires,
De ces gens faits pour les grandeurs;
Mais, hélas! dans mille ans qu'on voit peu de Voltaires!

Mon portrait s'achèvera aujourd'hui; le peintre s'évertue de faire de son mieux. Je vous dois déjà quelques coups de grâce; mais en conscience j'ai cru devoir vous en avertir. Pourrais-je finir ma lettre sans y insérer un article pour Émilie? Faites-lui, je vous prie, bien des assurances de ma parfaite estime. Vous devriez bien me faire avoir son portrait, car je n'oserais le lui demander. Si mon corps pouvait voyager comme mes pensées, je vous assurerais de vive voix de la parfaite estime et de la considération avec laquelle je suis, etc.


66-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 262-264.

66-b Denys, ayant fait lire un poëme de sa façon, demanda l'avis de Philoxène, qui répondit que l'ouvrage ne valait rien. Le tyran envoya le poëte aux carrières; mais bientôt il l'invita de nouveau. A souper, nouvelle lecture; Philoxène se lève, et, pour toute réponse : « Que l'on me reconduise, dit-il, aux carrières. »

66-c Vers de Voltaire. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. LI, p. 206, et t. LII, p. 223.