18. DE VOLTAIRE.

(Cirey) 17 avril 1787.

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Voilà, monseigneur, les réflexions que vous m'avez ordonné de faire sur cette ode61-a dont V. A. R. a daigné embellir la poésie française. Souffrez que je vous dise encore combien je suis étonné de l'honneur que vous faites à notre langue; et, sans fatiguer davantage votre modestie de tout ce que m'inspire mon admiration, je suis venu au détail de chaque strophe. Après avoir cueilli avec V. A. R. les fleurs de la poésie, il faut passer aux épines de la métaphysique.

J'admire avec V. A. R. l'esprit vaste et précis, la méthode, la finesse de M. Wolff. Il me paraît qu'il y a de la honte à le persécuter, et de la gloire à le protéger. Je vois avec un plaisir extrême que vous le protégez en prince, et que vous le jugez en philosophe.

V. A. R. a senti en esprit supérieur le point critique de cette Métaphysique, d'ailleurs admirable. Cet être simple dont il parle donne naissance à bien des difficultés. Il y a, dit-il, art. XVI, des êtres simples partout où il y a des êtres composés. Voici ses propres paroles : « S'il n'y avait pas des êtres simples, il <56>faudrait que toutes les parties les plus petites consistassent en d'autres parties; et comme on ne pourrait indiquer aucune raison d'où viendraient les êtres composés, aussi peu qu'on pourrait comprendre d'où existerait un nombre, s'il ne devait point contenir d'unités, il faut à la fin concevoir des êtres simples, par lesquels les êtres composés ont existé. »

Ensuite, art. LXXXI : « Les êtres simples n'ont ni figure, ni grandeur, et ne peuvent remplir d'espace. »

Ne pourrait-on pas répondre à ces assertions : 1o Un être composé est nécessairement divisible à l'infini, et cela est prouvé géométriquement. 2o S'il n'est pas physiquement divisible à l'infini, c'est que nos instruments sont trop grossiers; c'est que les formes et les générations des choses ne pourraient subsister, si les premiers principes dont les choses sont formées se divisaient, se décomposaient. Divisez, décomposez le premier germe des hommes, des plantes, il n'y aura plus ni hommes ni plantes. Il faut donc qu'il y ait des corps indivisés.

Mais il ne s'ensuit pas de là que ces premiers germes, ces premiers principes, soient indivisibles en effet, simples, sans étendue; car alors ils ne seraient pas corps, et il se trouverait que la matière ne serait pas composée de matière, que les corps ne seraient pas composés de corps; ce qui serait un peu étrange.

Que sera-ce donc que les premiers principes de la matière? Ce seront des corps divisibles sans doute, mais qui seront indivisés tant que la nature des choses subsistera.

Mais quelle sera la raison suffisante de l'existence des corps? Il n'y a certainement que deux façons de concevoir la chose : ou les corps sont tels par leur nature nécessairement, ou ils sont l'ouvrage de la volonté d'un libre et très-libre Être suprême. Il n'y a pas un troisième parti à prendre. Mais dans les deux opinions, on a des difficultés bien grandes à résoudre.

Quelle sera donc l'opinion que j'embrasserai? Celle où j'aurai, de compte fait, moins d'absurdités à dévorer. Or, je trouve beaucoup plus de contradictions, de difficultés, d'embarras dans le système de l'existence nécessaire de la matière; je me range donc à l'opinion de l'existence de l'Être suprême, comme la plus vraisemblable et la plus probable.

<57>Je ne crois pas qu'il y ait de démonstration proprement dite de l'existence de cet Être indépendant de la matière. Je me souviens que je ne laissais pas, en Angleterre, d'embarrasser un peu le fameux docteur Clarke, quand je lui disais : On ne peut appeler démonstration un enchaînement d'idées qui laisse toujours des difficultés. Dire que le carré construit sur le grand côté d'un triangle est égal au carré des deux autres côtés, c'est une démonstration qui, toute compliquée qu'elle est, ne laisse aucune difficulté. Mais l'existence d'un Être créateur laisse encore des difficultés insurmontables à l'esprit humain. Donc cette vérité ne peut être mise au rang des démonstrations proprement dites. Je la crois, cette vérité; mais je la crois comme ce qui est le plus vraisemblable; c'est une lumière qui me frappe à travers mille ténèbres.

Il y aurait sur cela bien des choses à dire; mais ce serait porter de l'or au Pérou que de fatiguer V. A. R. de réflexions philosophiques.

Toute la métaphysique, à mon gré, contient deux choses : la première, tout ce que les hommes de bon sens savent; la seconde, ce qu'ils ne sauront jamais.

Nous savons, par exemple, ce que c'est qu'une idée simple, une idée composée; nous ne saurons jamais ce que c'est que cet être qui a des idées. Nous mesurons les corps; nous ne saurons jamais ce que c'est que la matière. Nous ne pouvons juger de tout cela que par la voie de l'analogie; c'est un bâton que la nature a donné à nous autres aveugles, avec lequel nous ne laissons pas d'aller et aussi de tomber.

Cette analogie m'apprend que les bêtes, étant faites comme moi, ayant du sentiment comme moi, des idées comme moi, pourraient bien être ce que je suis. Quand je veux aller au delà, je trouve un abîme, et je m'arrête sur le bord du précipice.

Tout ce que je sais, c'est que, soit que la matière soit éternelle (ce qui est bien incompréhensible), soit qu'elle ait été créée dans le temps (ce qui est sujet à de grands embarras), soit que notre âme périsse avec nous, soit qu'elle jouisse de l'immortalité, on ne peut dans ces incertitudes prendre un parti plus sage, plus digne de vous, que celui que vous prenez de donner à votre âme, <58>périssable ou non, toutes les vertus, tous les plaisirs et toutes les instructions dont elle est capable, de vivre en prince, en homme et en sage, d'être heureux et de rendre les autres heureux.

Je vous regarde comme un présent que le ciel a fait à la terre. J'admire que, à votre âge, le goût des plaisirs ne vous ait point emporté, et je vous félicite infiniment que la philosophie vous laisse le goût des plaisirs. Nous ne sommes point nés uniquement pour lire Platon et Leibniz, pour mesurer des courbes, et pour arranger des faits dans notre tête; nous sommes nés avec un cœur qu'il faut remplir, avec des passions qu'il faut satisfaire, sans en être maîtrisés.

Que je suis charmé de votre morale, monseigneur! Que mon cœur se sent né pour être le sujet du vôtre! J'éprouve trop de satisfaction de penser en tout comme vous.

V. A. R. me fait l'honneur de me dire, dans sa dernière lettre, qu'elle regarde le feu czar comme le plus grand homme du dernier siècle; et cette estime que vous avez pour lui ne vous aveugle pas sur ses cruautés. Il a été un grand prince, un législateur, un fondateur; mais, si la politique lui doit tant, quels reproches l'humanité n'a-t-elle pas à lui faire! On admire en lui le roi; mais on ne peut aimer l'homme. Continuez, monseigneur, et vous serez admiré et aimé du monde entier.

Un des plus grands biens que vous ferez aux hommes, ce sera de fouler aux pieds la superstition et le fanatisme, de ne pas permettre qu'un homme en robe persécute d'autres hommes qui ne pensent pas comme lui. Il est très-certain que les philosophes ne troubleront jamais les États. Pourquoi donc troubler les philosophes? Qu'importait à la Hollande que Bayle eût raison? Pourquoi faut-il que Jurieu, ce ministre fanatique, ait eu le crédit de faire arracher à Bayle sa petite fortune? Les philosophes ne demandent que de la tranquillité, ils ne veulent que vivre en paix sous le gouvernement établi; et il n'y a pas un théologien qui ne voulût être le maître de l'État. Est-il possible que des hommes qui n'ont d'autre science que le don de parler sans s'entendre et sans être entendus aient dominé et dominent encore presque partout?

Les pays du Nord ont cet avantage sur le midi de l'Europe, <59>que ces tyrans des âmes y ont moins de puissance qu'ailleurs. Aussi les princes du Nord sont-ils, pour la plupart, moins superstitieux et moins méchants qu'ailleurs. Tel prince italien se servira du poison, et ira à confesse. L'Allemagne protestante n'a ni de pareils sots, ni de pareils monstres; et, en général, je n'aurais pas de peine à prouver que les rois les moins superstitieux ont toujours été les meilleurs princes.

Vous voyez, digne héritier de l'esprit de Marc-Aurèle, avec quelle liberté j'ose vous parler. Vous êtes presque le seul sur la terre qui méritiez qu'on vous parle ainsi.


61-a L'Ode sur L'Oubli. Voyez ci-dessus, p. 39.