<91>Je suis édifié de voir revivre à Cirey les temps d'Oreste et de Pylade. Vous donnez l'exemple d'une vertu qui, jusqu'à nos jours, n'a malheureusement existé que dans la Fable.

Ne craignez point, monsieur, que je trouble les douceurs de votre repos philosophique. Si mes mains pouvaient cimenter ou raffermir les liens de votre divine union, je vous offrirais volontiers leur ministère. J'ai essuyé une espèce de naufrage dans ma vie;b le ciel me préserve d'en occasionner à d'autres!

Je crois cependant avoir trouvé un expédient moyennant lequel vous pourrez sans risque, et sans troubler la tranquillité d'Émilie, satisfaire à ma curiosité. Ce serait, monsieur, de me communiquer, toutes les fois que vous me faites le plaisir de m'écrire, quelques traits de votre Métaphysique, répandus dans vos lettres. La confiance que j'ai en vous, jointe à l'ardeur de m'instruire, vous attire ces importunités. D'ailleurs, le ciel vous a doué de trop de talents pour les cacher; vous devez éclairer le genre humain; vous n'êtes point avare de vos connaissances, et je suis votre ami.

Mon correspondant russien n'a pu encore me donner des nouvelles de ce que vous souhaitez savoir. J'espère cependant vous satisfaire dans peu.

Certes, les prêtres ne vous choisiront pas pour leur panégyriste. Vos réflexions sur le pouvoir des ecclésiastiques sont très-justes, et, de plus, appuyées par le témoignage irrévocable de l'histoire. Leur ambition ne viendrait-elle pas de ce qu'on leur interdit le chemin à tout autre vice?

Les hommes se sont forgé un fantôme bizarre d'austérité et de vertu; ils veulent que les prêtres, ce peuple moitié imposteur et moitié superstitieux, adoptent ce caractère. Il ne leur est pas permis d'aimer ouvertement les filles et le vin, mais l'ambition ne leur est pas interdite. Or, l'ambition traîne seule après elle des crimes et des désordres affreux.

Il me souvient du singe de la reine Cléopâtre, auquel on avait


b Allusion aux chagrins domestiques que Frédéric eut en 1730, et dont il parle dans la Vie de son père, mais avec les plus grands ménagements. Voyez t. I, p. 201. Voyez aussi Friedrichs des Grossen Jugend und Thronbesteigung, par J.-D.-E. Preuss, p. 73-121.