<342>Les dévots suscitent ici un orage épouvantable contre ceux qu'ils nomment mécréants. C'est une folie de tous les pays que celle du faux zèle; et je suis persuadé qu'elle fait tourner la cervelle des plus raisonnables, lorsqu'une fois elle a trouvé le moyen de s'y loger. Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est que, quand cet esprit de vertige s'empare d'une société, il n'est permis à personne de rester neutre; on veut que tout le monde prenne parti, et s'enrôle sous la bannière du fanatisme. Pour moi, je vous avoue que je n'en ferai rien, et que je me contenterai de composer quelques psaumes pour donner bonne opinion de mon orthodoxie. Perdez de même quelques moments, mon cher Voltaire, et barbouillez d'un pinceau sacré l'harmonie de quelques-unes de vos mélodieuses rimes. Socrate encensait les pénates; Cicéron, qui n'était pas crédule, en faisait autant. Il faut se prêter aux fantaisies d'un peuple futile, pour éviter la persécution et le blâme; car, après tout, ce qu'il y a de plus désirable en ce monde, c'est de vivre en paix. Faisons quelques sottises avec les sots pour arriver à cette situation tranquille.

On commence à parler de Bernard et de Gresset comme auteurs de grands ouvrages; on parle de poëmes qui ne paraissent point,a et de pièces que je crois destinées à mourir incognito avant d'avoir vu le jour.b Ces jeunes poëtes sont trop paresseux pour leur âge; ils veulent cueillir des lauriers sans se donner la peine d'en chercher; la moindre moisson de gloire suffit pour les rassasier. Quelle différence de leur mollesse à votre vie laborieuse! Je soutiens que deux ans de votre vie en valent soixante de celle des Gresset et des Bernard. Je vais même plus loin, et je soutiens que douze êtres pensants, et qui pensent bien, ne fourniraient point à votre égal, dans un temps donné. Ce sont là de ces dons que la Providence ne communique qu'aux grands génies. Puisse-t-elle vous combler de tous ses biens, c'est-à-dire, vous fortifier la santé, afin que le monde entier puisse jouir longtemps de vos talents et de vos productions! Personne, mon


a L'Art d'aimer, par Bernard. Voyez t. X, p. 9 et 74, et t. XVIII, p. 11. Pierre-Joseph Bernard naquit en 1710, et mourut en 1775.

b Édouard III, tragédie de Gresset. Voyez t. XX, p. I et II, p. 1-12, et ci-dessus, p. 84.