<287>du château de Beringen le sauvera de la destruction. Vos grands grenadiers ne me feront point de mal, quand je leur montrerai de vos lettres. Je leur dirai : Non hic in proelia veni.b Ils entendent Virgile, sans doute, et s'ils voulaient piller, je leur crierais : Barbarus has segetes!c Ils s'enfuiraient alors pour la première fois. Je voudrais bien voir qu'un régiment prussien m'arrêtât! « Messieurs, dirais-je, savez-vous bien que votre prince fait graver la Henriade, et que j'appartiens à Émilie? » Le colonel me prierait à souper; mais par malheur je ne soupe point.

Un jour, je fus pris pour un espion par les soldats du régiment de Conti; le prince, leur colonel, vint à passer, et me pria à souper au lieu de me faire pendre. Mais actuellement, monseigneur, j'ai toujours peur que les puissances ne me fassent pendre au lieu de boire avec moi. Autrefois le cardinal de Fleury m'aimait, quand je le voyais chez madame la maréchale de Villars; altri tempi, altre cure. Actuellement c'est la mode de me persécuter, et je ne conçois pas comment j'ai pu glisser quelques plaisanteries dans cette lettre, au milieu des vexations qui accablent mon âme, et des perpétuelles souffrances qui détruisent mon corps. Mais votre portrait, que je regarde, me dit toujours : Macte animo.a

Durum! sed levius fit patientia
Quidquid corrigere est nefas
.b

J'ose exhorter toujours votre grand génie à honorer Virgile dans Nisus et dans Euryalus, et à confondre Machiavel. C'est à vous à faire l'éloge de l'amitié; c'est à vous de détruire l'infâme politique qui érige le crime en vertu. Le mot politique signifie, dans son origine primitive, citoyen, et aujourd'hui, grâce à notre perversité, il signifie trompeur de citoyens. Rendez-lui, monseigneur, sa vraie signification. Faites connaître, faites aimer la vertu aux hommes.

Je travaille à finir un ouvrage que j'aurai l'honneur d'envoyer


b Allusion à l'Énéide, liv. X, v. 901 :
     .....Nec sic ad proelia veni.

c Virgile, Bucoliques, églogue I, v. 72.

a Enéide, liv. IX, v. 641.

b Horace, Odes, livre I, ode 24, v. 19 et 20. Voyez ci-dessus, p. 305.