<231>J'avoue que j'ai été dans le préjugé presque universel sur le sujet du Régent; on a dit hautement qu'il s'était enrichi d'une manière très-considérable par les actions. Un commis de Law, qui, dans ce temps-là, s'était retiré à Berlin, a même assuré le Roi qu'il avait eu commission du Régent de transporter des sommes assez considérables pour être placées sur la banque d'Amsterdam. Je suis bien aise que ce soit une calomnie. Je m'intéresse à la mémoire du régent de France comme à celle d'un homme doué d'un beau génie, et qui, après avoir reconnu le tort qu'il vous avait fait, vous a comblé de bontés.

Je suis sûr de penser juste lorsque je me rencontre avec vous; c'est une pierre de touche à laquelle je peux toujours reconnaître la valeur de mes pensées. L'humanité, cette vertu si recommandable, et qui renferme toutes les autres en elle, devrait, selon moi, être le partage de tout homme raisonnable; et, s'il arrivait que cette vertu s'éteignît dans tout l'univers, il faudrait encore qu'elle fût immortelle chez les princes.a

Vos idées me sont trop avantageuses. Voltaire le politique me souhaite la couronne impériale; Voltaire le philosophe demanderait au ciel qu'il daignât me pourvoir de sagesse; et Voltaire mon ami ne me souhaiterait que sa compagnie pour me rendre heureux. Non, mon cher ami, je ne désire point les grandeurs; et, si elles ne me viennent chercher, je ne les chercherai jamais.

Ce voyage projeté un peu trop tard pour ma satisfaction, et qui peut-être ne se fera jamais, pour mon malheur, m'aurait mis au comble de la félicité. Si j'avais vu la marquise et vous, j'aurais cru avoir plus profité de ce voyage que Clairaut et Maupertuis, que La Condamine et tous vos académiciens qui ont parcouru l'univers afin de trouver une ligne.b Les gens d'esprit sont, selon moi, la quintessence du genre humain, et j'en aurais vu la fleur d'un coup d'œil. Je dois accuser votre esprit et celui de la divine Émilie de paresse, de n'avoir point enfanté ce projet plus tôt. Il est trop tard à présent. Je ne vois plus qu'un remède, et ce remède ne tardera guère; c'est la mort de l'Électeur palatin.


a Voyez t. IV, p. 124, et t. VIII, p. 135.

b Voyez t. XI, p. 57.