<198>dans l'honneur de vos lettres sont assez fortes pour me faire supporter des douleurs encore plus grandes. Je souffre très-patiemment; et, quoique les douleurs soient quelquefois longues et aiguës, je suis très-éloigné de me croire malheureux. Ce n'est pas que je sois stoïcien; au contraire, c'est parce que je suis très-épicurien, parce que je crois la douleur un mal et le plaisir un bien, et que, tout bien compté et bien pesé, je trouve infiniment plus de douceurs que d'amertumes dans cette vie.

De ce petit chapitre de inorale je volerai sur vos pas, si V. A. R. le permet, dans l'abîme de la métaphysique. Un esprit aussi juste que le vôtre ne pouvait assurément regarder la question de la liberté comme une chose démontrée. Ce goût que vous avez pour l'ordre et l'enchaînement des idées vous a représenté fortement Dieu comme maître unique et infini de tout; et cette idée, quand elle est regardée seule, sans aucun retour sur nous-mêmes, semble être un principe fondamental d'où découle une fatalité inévitable dans toutes les opérations de la nature. Mais aussi une autre manière de raisonner semble encore donner à Dieu plus de puissance, et en faire un être, si j'ose le dire, plus digne de nos adorations; c'est de lui attribuer le pouvoir de faire des êtres libres. La première méthode semble en faire le Dieu des machines, et la seconde le Dieu des êtres pensants. Or, ces deux méthodes ont chacune leur force et leur faiblesse. Vous les pesez dans la balance du sage; et, malgré le terrible poids que les Leibniz et les Wolff mettent dans cette balance, vous prenez encore ce mot de Montaigne, Que sais-je? pour votre devise.a

Je vois plus que jamais, par le mémoire sur le czarowitz, que V. A. R. daigne m'envoyer, que l'histoire a son pyrrhonisme aussi bien que la métaphysique. J'ai eu soin, dans celle de Louis XIV, de ne pas percer plus qu'il ne faut dans l'intérieur du cabinet. Je regarde les grands événements de ce règne comme de beaux phénomènes dont je rends compte, sans remonter au premier principe. La cause première n'est guère faite pour le physicien, et les premiers ressorts des intrigues ne sont guère faits pour


a Essais de Montaigne, livre II, chap. 12 : « Cette phantaisie (du pyrrhonisme, de douter de tout) est plus sûrement conçue par interrogation : Que sçay-je? comme je la porte à la devise d'une balance. » Voyez t. XIV, p. 20.