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36. DU MÊME.

Paris, novembre 1755.



Sire,

J'avais grand besoin de la dernière lettre que M. l'abbé de Prades m'a fait l'honneur de m'écrire par l'ordre de V. M.; j'avais la plus douloureuse crainte de n'être plus dans le souvenir ni dans les bontés de V. M., et je m'en affligeais aussi sincèrement que j'ose lui dire que je sais l'aimer.

L'Orphelin de la Chine a perdu de son prix à l'impression; il y a des vers durs, d'autres que l'on trouve peu français. C'est au jeu de la Clairon que M. de Voltaire a dû les premiers succès de cette tragédie. La Pucelle, si peu chaste, mais si longtemps cachée, est une débordée qui court aujourd'hui les rues; on la propose dans les maisons à deux louis. L'auteur en a envoyé à Thieriot une copie qu'il a fort châtiée, mais qui n'est pas la bonne, celle de V. M.; les tristes voiles de la décence ne vont pas à cette belle-là.

On assure que M. le duc de Nivernois partira à la fin du mois.70-a V. M. connaît son esprit par plusieurs de ses ouvrages; elle aimera sa sagesse et sa modestie, qui, dit-on, va quelquefois jusqu'à la timidité. Mais V. M. sait que ce mérite et la plus haute naissance n'en affranchissent pas toujours, et elle réunit trop bien d'ailleurs tout ce qui peut en donner, pour n'être pas disposée à l'excuser.

J'ai vu, Sire, par les nouvelles publiques, tout ce que V. M. vient de faire d'agréable et de brillant dans les fêtes de Charlottenbourg.70-b Il me semble la voir retourner, après, délicieusement dans sa retraite de Potsdam. Ces choses-là m'affectent plus que toute autre lecture; je me place avec grand plaisir en des lieux où je vis si souvent en idée, et que je mets toujours dans mes espérances de revoir encore. Il ne faut pas moins que ces ressources de mon imagination, Sire, pour m'en imposer sur les réalités que j'éprouve.

<64>L'arrangement général qui vient d'être fait dans les finances éloigne pour longtemps peut-être l'effet des promesses de M. de Séchelles, et ma mauvaise santé rend mes besoins pressants. Daignez me renouveler votre puissante protection, Sire, je vous en conjure; un mot de V. M. à M. de Séchelles en ma faveur le déciderait à me donner un intérêt dans la ferme des postes, qui va se renouveler. Mais, si V. M. ne croit pas devoir lui en écrire directement, ce qui serait décisif, qu'elle veuille bien en marquer quelque chose à M. le maréchal de Belle-Isle, en écrire encore à M. le baron de Knyphausen, et enfin en parler avec le ton de l'intérêt et de la bonté à M. le duc de Nivernois. Ce n'est qu'en tremblant que je demande cette grâce à V. M., mais c'est à son bon cœur que j'en appelle. Elle daignera se prêter à assurer ma fortune et celle de mon fils par un mot qui, j'ose le lui dire, ne la compromettra pas. Je l'espère de votre bonté infinie pour moi, Sire, mais l'instant est pressant; ce renouvellement des postes se fera dans le courant de cette année, et il m'est de la plus grande importance de n'être pas prévenu. Si je manque cette affaire, qui est sûre, tranquille, et la seule peut-être qui me convienne, toutes mes espérances seront reculées au point d'être presque détruites. Si je ne suis pas assez heureux pour que V. M. m'accorde cette grâce, que je ne sois pas au moins assez à plaindre pour qu'elle ne me pardonne point d'avoir osé la lui demander. Je suis avec le plus profond respect, etc.


70-a Pour Berlin. Voyez t. IV, p. 37, et t. XIX, p. 356.

70-b A l'occasion des noces du prince Ferdinand, frère cadet du Roi. Voyez t. XIV, p. xx, et p. 443-462.