13. DE M. DARGET.

Paris, 18 septembre 1752.



Sire,

Si jamais il a été permis à un malheureux de se plaindre, c'est assurément à moi. Je suis pénétré des bontés de V. M., je les ai mises à l'épreuve. Elle m'a accordé la grâce de venir travailler <36>ici au rétablissement de ma santé; j'y suis depuis près de six mois. Douleurs, assiduité, dépense, j'ai tout sacrifié pour réussir; tout cela a été inutile, je ne me trouve pas mieux. On assure que c'est le scorbut, mêlé de virus, qui m'accable; on me demande encore jusqu'en janvier pour le détruire par des remèdes doux, mais sûrs, et qui ont besoin de cet air-ci pour avoir leur entier effet. Le médecin qui veut m'entreprendre n'exige d'être payé qu'après le succès; ma famille me presse de me mettre entre ses mains, et le veut sous peine d'exhérédation. Mes amis me sollicitent, l'amour de la vie m'en fait presque une loi; on ne me donne pas deux années à vivre, si je retourne avec mes maux. Mais je n'ai rien promis, et ne puis rien promettre; je dépends de vous, Sire, et j'en dépends bien plus encore par mon attachement et ma respectueuse reconnaissance que par le devoir. Ma situation est cruelle; je voudrais vivre, et je crains de déplaire à V. M. et de lasser ses bontés et sa patience. Mais le public ne sait pas, et vous l'ignorez peut-être vous-même, Sire, à quel point il faut vous être attaché quand on a le bonheur de vous connaître; et, si je vous sacrifie le risque de ma vie, on donnera plutôt cette démarche à l'intérêt et à l'ambition qu'à l'attachement, qui en est pourtant le vrai motif. Je ne veux aussi m'en rapporter qu'à V. M. même; je la supplie d'entrer dans ma situation, de fixer mon irrésolution, peine la plus cruelle de l'âme, et j'ose lui demander son conseil comme au meilleur esprit que je connaisse, et ses ordres comme au meilleur maître du monde; et ce sera sans répugnance que je les exécuterai, soit pour rester ici, si vous avez encore la bonté de m'accorder cette dernière grâce, soit pour retourner, dès que j'aurai reçu les ordres de V. M.; et la difficulté des chemins, la saison, mon état de faiblesse, rien enfin ne m'effrayera. Je remplirai la volonté de V. M., et, si je péris dans cette entreprise, je périrai au moins, à ma manière, au lit d'honneur.

J'ai fait auprès de M. d'Alembert les démarches que V. M. m'a prescrites. Il sent tout le prix de la place que vos bontés lui destinent, il en est pénétré de reconnaissance; mais l'amour de la patrie, la jouissance d'une vie absolument libre, la crainte de perdre le commerce de ses amis, une santé délicate qui ne se sou<37>tient, selon lui, que par l'air natal, tous ces motifs l'emportent sur le sort brillant qui l'attendrait à Berlin. Mais je lui dois, et à la vérité, d'assurer V. M. qu'il ne regrette uniquement que de ne pouvoir pas l'approcher, et j'en suis d'autant plus fâché, qu'il le mérite plus qu'un autre. C'est un homme rare pour l'étendue des connaissances, les qualités du cœur et les dons de l'esprit; mais c'est un philosophe fidèle à ses principes, et qui ne connaît d'autres biens que la vie et la liberté, tel enfin que serait V. M., si le ciel ne l'avait pas fait naître un grand roi. Il n'a qu'un revenu très-modique, et il se promet bien, Sire, d'aller en jouir dans vos États, si jamais la mauvaise humeur des théologiens le met dans la nécessité de quitter une patrie qu'il aime et dont il est chéri. Il sent que c'est sous vos lois seules qu'un philosophe doit chercher un asile; cette idée est celle de tous les gens qui pensent.

Je dînai dernièrement chez M. de La Tour avec un homme que je vis pénétré de tous les sentiments que l'on doit à V. M.; c'est M. de Frey-Chapelle, ancien vice-grand écuyer du roi d'Angleterre, à Hanovre. Je crois qu'il mettrait son bonheur à appartenir à V. M., s'il pouvait être employé utilement à son service. Il me paraît homme sensé et de mérite, versé dans la connaissance des chevaux et la direction des haras. Des gens de ses amis m'ont dit qu'on lui avait offert bien des places dans quelques cours; mais il n'en voudrait aucune qui pût satisfaire l'espèce de ressentiment qu'on a pour lui à celle de Hanovre. Il est catholique romain, mais il me paraît homme sans préjugés, et avoir un fonds de zèle et d'admiration infini pour V. M. Elle a été la source de ma liaison avec M. de La Tour, qui fait, Sire, la profession la plus ouverte de vous être dévoué.

J'attendrai ici avec obéissance, résignation et impatience les ordres qu'il plaira à V. M. de me donner sur tout ce qui était l'objet de cette longue lettre, pour laquelle j'ose demander à V. M. sa patience et son indulgence. Je suis, etc.