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IV. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DARGET. (MAI 1749 - 6 SEPTEMBRE 1771.)[Titelblatt]

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1. A M. DARGET.

Potsdam, mai 1749.

Votre bavard, votre importun de maître,
Sans vous laisser le temps de respirer,
De procéder ni de vous reconnaître,
En se hâtant finit de griffonner
Le gros fatras, l'insipide volume
Dont accoucha sa trop féconde plume.
Dans le donjon portez ce bout-rimé,27-a
Et qu'en dépit d'Apollon et des Muses
Dans quelques jours je le voie imprimé.
Je vous en fais mes sincères excuses,
Mais tout poëte a l'esprit entiché,
Soit qu'il s'en cache, ou que le sot l'avoue,
De ses beaux vers, que personne ne loue;
Car tout bon mot avec peine arraché
D'un cerveau sec paraît œuvre plus chère
A son auteur, qui l'aime en tendre père,
Et s'applaudit de s'en voir accouché,
Qu'un grand triomphe obtenu de justice
Ne paraissait au valeureux Maurice.27-b
Envoyez donc à monsieur l'éditeur
Ce plat morceau, qui fera la clôture
Du bavardage et de la bigarrure
Dont franchement j'ai regret d'être auteur.

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2. DE M. DARGET.

Berlin, 20 mai 1749.



Sire,

Je reçois dans ce moment des lettres de Paris, que j'ai l'honneur de mettre sous les yeux de V. M. Elles contiennent des nouvelles littéraires et des détails sur M. de Voltaire, dont j'ai pensé que V. M. ne serait pas fâchée d'être instruite.

M. d'Arnaud m'écrit que le voyage de M. de Voltaire pourrait bien être reculé jusqu'au mois de septembre, temps des couches de madame du Châtelet. Il m'indique en même temps un nouveau livre en un volume, dont les connaisseurs font grand cas; il est intitulé : Voyage pittoresque, ou indication de ce qu'il y a de plus beau en sculpture, en peinture et en architecture dans Paris. V. M. ordonne-t-elle que j'écrive au sieur d'Arnaud d'envoyer ce livre?

On ne perd pas un instant, Sire, pour l'impression du poëme; mais je crains bien qu'il ne puisse pas être fini à la fin de ce mois comme je l'avais espéré d'abord, parce que, au lieu de vingt-deux feuilles, il en occupera vingt-huit, et cela, parce qu'il y a des pages qu'il faut un peu élaguer pour amener la fin des chants justement au revers des feuilles; sans cela les culs-de-lampe et les vignettes se trouveraient mal placés, et l'ouvrage serait sans grâce. En vérité, Sire, je fais tout de mon mieux pour que l'édition réponde à la beauté de l'ouvrage; mais cela est très-difficile et au-dessus de mes talents et de ceux de l'imprimeur.

J'ai reçu, Sire, une lettre de M. Petit, qui est toujours à la suite de cette soubrette; mais il désespère de pouvoir la réduire à sept cents écus d'Allemagne. On la dit jolie et spirituelle; V. M. n'aura-t-elle pas la bonté de lui accorder huit cents écus, si elle ne veut pas absolument venir à moins? J'attends ses ordres là-dessus pour donner au sieur Petit une réponse décisive.

Le libraire Néaulme m'a enfin répondu sur l'édition de l'Ovide;29-a il pense que les Élégies amoureuses, celles du Pont, l'Art d'aimer, <27>le Remède d'amour, les Fastes et les Tristes, réunis ensemble et en un seul volume, ainsi que V. M. l'ordonne, le rendraient trop gros et, par là, d'un format peu agréable. Il propose de partager ces six morceaux en deux volumes d'égale grosseur, même impression et même format que l'Horace;29-b il demande quatre cent trente écus d'Allemagne, dont la moitié d'avance, étant, dit-il, hors d'état d'entreprendre cet ouvrage par lui-même. Je supplie V. M. de me faire savoir ses intentions à cet égard. Je suis avec le plus profond respect, etc.

3. A M. DARGET.

Potsdam, 24 mai 1749.

Votre lettre m'a bien été rendue, et je vous sais bon gré de la communication de vos nouvelles littéraires. Je voudrais que vous me fissiez venir de Paris les Mémoires du chevalier Temple,29-c les Lettres du cardinal d'Ossat,29-d et l'Essai sur le commerce, par Melon, et son roman politique.29-e Faites venir, de plus, les Commentaires de César, de la belle édition de Londres, in-folio, et le Dictionnaire de l'Académie française, in-quarto.30-a Je désire que cette commission soit bien soignée. Quand je demande un livre, j'entends qu'on doit me l'envoyer en choisissant la plus belle, la plus correcte et la plus précieuse édition. Cela est clair, cela est <28>simple; il n'y a que les Thieriots qui ne le comprennent pas. Je ne veux point du livre des peintures de Paris, à cause que je crains la séduction. Je vous suis obligé des soins que vous prenez de mon poëme; il devra toute sa beauté à l'éditeur. Quant à la soubrette de Paris, si elle ne veut de mon argent, je me moque de son minois; enfin je ne trouve point à propos d'augmenter l'argent destiné à l'entretien de la comédie. Ce peuple d'histrions est comme la mer, qui reçoit le tribut de mille rivières, sans en avoir jamais assez et sans se remplir davantage.

4. DE M. DARGET.

Berlin, novembre 1749.



Sire,

Je n'ose point parler à Votre Majesté de ma douleur, causée par la mort de mon épouse; j'en suis pénétré à un point que je ne saurais rendre, et qui, si Dieu, le temps et vos bontés, Sire, n'y font point d'effet, va faire de ma vie un tissu de peines et de misères. Je ne me rendrai point sans combattre; mais, si les remèdes que je tenterai trompent mes souhaits, j'espère de l'humanité de V. M. qu'elle permettra que j'aille cacher mes larmes dans une retraite éternelle et laisser à quelqu'un de plus heureux et de plus tranquille que moi le bonheur de la servir comme un aussi bon et digne maître mérite de l'être. Je suis, etc.

5. A M. DARGET.

Potsdam, 10 novembre 1749.

Ne vous abandonnez point à la douleur; si vous êtes raisonnable, vous devez penser que nous ne sommes point immortels, que la vie est courte, et que, pour le peu de temps que nous <29>avons à vivre, ce n'est pas la peine de nous affliger. Les événements sont au-dessus de nous, et c'est se rendre criminel que de murmurer en philosophe contre les lois de la nature et en chrétien contre la volonté de la Providence. Pensez que le ciel ne vous enlève qu'une partie de ce qu'il vous a donné, et que c'est lui faire injure que de mépriser tous les dons qu'il vous laisse encore. Vous avez un fils; c'est votre devoir de penser à l'élever et à lui donner une bonne éducation. Toute votre douleur est perdue; ceux qui sont morts l'ignorent, et les vivants exigent de vous que, après les premiers mouvements, vous lui donniez de justes bornes. Au lieu de vous abandonner à votre affliction, songez à vous distraire. Dès que vous aurez arrangé ce qu'il faut, venez ici; je n'exige rien de vous, sinon que vous vous dissipiez. Le sort de l'humanité est de naître et de mourir; qui s'étonne en voyant arriver ces événements marque qu'il n'a jamais raisonné sur son état. Arrachez vos yeux de l'objet qui vous accable; voyez autre chose. Montaigne dit très-bien que tout dans ce monde a deux anses, une bonne et une mauvaise,31-a et c'est de la façon que nous prenons ces anses que les choses nous affectent. Je sens toute la douleur qui vous accable; mais, indépendamment de cela, je crois que l'esprit que vous avez vous doit faire gagner du temps pour vous consoler. Ne serions-nous pas bien fous, si nous nous désespérions de ce que le jour d'hier est passé? Il s'en passera encore tant d'autres, sans qu'aucun d'eux ne revienne! C'est dans ce moment-ci que vous devez montrer que vous êtes homme, et vous vaincre vous-même. L'Écriture dit que qui peut se subjuguer est plus fort que celui qui emporte des forteresses.32-a Adieu, mon bon Darget; puisse mon sermon faire impression sur votre esprit, et lui rendre le calme dont il a sûrement grand besoin!

P. S. Je vous envoie deux morceaux qui font, selon mon calcul, cinq pages d'impression; les autres cinq suivront dans peu; <30>mais, en relisant mon poëme, j'y ai trouvé tant de fautes et de choses à corriger, que je suis résolu de faire une édition châtiée de toutes les pièces du premier volume.

6. AU MÊME.

Potsdam, 1750.

Je vous renvoie mon Épître corrigée en tous les points. J'ai laissé harcela, pour voir ce que Voltaire en pourra dire; il faut lui laisser le plaisir de reprendre quelque chose. A présent, ayez la bonté de la faire copier, et, s'il se peut, de me la remettre demain. Malheur, mon pauvre Darget, au secrétaire d'un poëte, et maudit, et damné de Dieu, qui toujours versifie! Mes hémorroïdes saluent affectueusement votre v......

7. DE M. DARGET.

Stettin, 7 septembre 1750.



Sire,

En vain veut-on courir l'un et l'autre hémisphère
Pour calmer sa douleur et dissiper ses rats;
On ne change que de climats,
Et l'on garde son caractère.

Je l'éprouve, Sire, et j'aurais bien mieux fait de suivre le conseil que V. M. a bien voulu me donner, et de rester à Berlin, que de venir promener ici ma mélancolie et ma mauvaise santé. J'ai été attaqué, en arrivant, d'un mal de gorge fort incommode, et la fièvre s'y est jointe, de manière que, au lieu de me réjouir avec mes anciens amis, comme je l'avais pensé, je suis obligé de <31>faire des remèdes pour me mettre en état de revoir M. de Voltaire le 12, ainsi que je le lui ai promis.

V. M. verra, par la lettre que je joins ici, l'emploi qu'il fait de son temps, combien il est occupé du bonheur de vivre auprès de vous, et la manière dont il vous aime. Vous connaissez mieux les hommes que moi, Sire, vous possédez supérieurement ce don si essentiel à la place que le ciel vous a confiée; mais, ou je me trompe cruellement, ou V. M. règne dans l'âme de cet autre Virgile comme elle mérite de régner dans l'esprit et dans le cœur de tous ceux qui ont le bonheur de l'approcher et d'admirer en elle et l'homme, et le roi. Je ne le dissimule point à V. M., je fais les vœux les plus vifs pour que M. de Voltaire lui reste, parce que je n'imagine personne dans le monde plus nécessaire à sa vie privée et à ses occupations. Vous verrez, Sire, par sa lettre, comme il prend à cœur tout ce qui intéresse votre gloire. Il n'a assurément pas cru que je la communiquerais à V. M.; c'est un secret aussi que je la supplie de me garder. Mais j'ai pensé qu'elle serait bien aise de connaître comme il s'exprime sur ce qui la regarde, dans ces moments où il est tout à son enthousiasme. Je me flatte que V. M. ne désapprouvera pas ma liberté; elle n'est qu'une suite de mon zèle et de la vérité que je lui dois et que je lui ai vouée pour toute ma vie, comme à un maître que j'aime, j'ose le dire, et que j'admire au delà de toute expression. C'est avec ces sentiments que je suis pour jamais, avec le plus profond respect, etc.

8. A M. DARGET.

Avril 1752.

En vérité, mon bon Darget, je crois que je verrai revenir ici un mamamouchi.34-a Dieu sait quelles singulières idées passent par la tête de vos compatriotes. L'ordre de Saint-Jean de Latran est si <32>méprisé en Italie, qu'on l'achète pour quarante écus. Ce n'est pas la peine de vous faire faire mamamouchi, vous n'avez qu'à vous faire couper six cheveux de tonsure; cela est plus court, et on rira moins d'une tonsure que d'un ordre qui ne donne aucun lustre. Vos médecins français entendent parfaitement, à ce que je vois, l'art de vous faire rendre bourse. Vous reviendrez ici comme vous êtes parti, et vous ne guérirez que par l'exercice; c'est ce que mon ignorance ose vous assurer.

Voltaire s'est conduit ici en faquin et en fourbe consommé; je lui ai dit son fait comme il le mérite. C'est un misérable, et j'ai honte pour l'esprit humain qu'un homme qui en a tant soit si plein de malfaisance. Je me recommande au souvenir de M. le chevalier. Pour Dieu, si vous vous faites mamamouchi, avertissez-m'en d'avance; je pourrais mourir de rire en vous revoyant, ce qui ne serait pas décent.

9. AU MÊME.

Potsdam, juin 1752.

J'ai reçu votre lettre, et je vous prie de défendre à votre esprit de recevoir des impressions de mélancolie. Vous serez reçu ici de même que vous avez été congédié à votre départ, et je serai même assez bon de vous plaindre, au lieu de rire de ce que vous avez dépensé votre argent mal à propos en France. Je ne vous ferai pas même souvenir que je vous ai prophétisé tout ce qui vous est arrivé, et, en cas que vous soyez devenu mamamouchi de Saint-Jean de Latran, je n'en rirai pas même, pourvu que j'en sois averti d'avance. Adieu, mon bon Darget; je vais à l'Opéra.

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10. AU MÊME.

Potsdam, 6 juillet 1752.

Votre lettre est bien noire, mon bon Darget; guérissez une fois des chimères qui vous attristent. Je vous jure que personne ne parle de vous, ni ne médit de vous, ni ne vous calomnie; mais c'est un sang épais qui circule mal dans votre bas-ventre qui envoie ces vapeurs sombres dans votre cerveau. Demeurez donc en France jusqu'en septembre. Vous ne me croyez jamais; je vous ai bien dit que l'air de Paris n'était que l'air d'une grande ville, que les médecins de ce pays-là sont des charlatans comme les nôtres, et qu'il n'y a de remède pour vous que l'exercice. Mais vous ne me croyez jamais que lorsque vous en êtes au repentir. Vous viendrez ici la bourse vide et les hypocondres enflés, et vous aurez appris, à votre grande consolation, que ce n'est point les hémorroïdes, mais un scorbut invétéré qui fait le malheur de votre vie; voilà ce qu'on profite à voyager. Adieu; trémoussez-vous beaucoup, prenez peu de drogues, et choisissez la Pâris36-a plutôt que Vernage et Astruc36-b pour votre médecin, Arlequin pour votre apothicaire, et Scaramouche pour votre baigneur.

11. AU MÊME.

Potsdam, 31 juillet 1752.

Voilà de vos visions hypocondres, mon bon Darget; personne ne m'a parlé de vous ni en bien, ni en mal. C'est de vous que j'apprends que vous avez vendu de la vaisselle; je vivais en sé<34>curité sur ce point, et ne m'en doutais pas. Bannissez donc des chimères qui vous rendent la vie amère, et apprenez de vos compatriotes à être gai et content.

Vous me parlez de deux sujets dont je ne connais que le premier, auteur des Mœurs.37-a Je vous en laisse le choix; prenez celui qui est le plus doux, le plus gai, et dont l'humeur est la plus égale, et offrez-lui la place de La Mettrie avec les conditions y annexées que vous savez. Le pauvre Maupertuis ne va pas bien; je souhaite qu'il reprenne, mais je commence à douter. Tâchez de vous lier avec d'Alembert pour voir s'il voudrait mordre à notre hameçon, et mandez-moi ce que vous en pensez, savoir, s'il y a quelque chose à faire, ou non. Au moins, n'allez pas suer la v..... par plaisir; souvenez-vous de ce que je vous ai dit des médecins, et sachez que, dans ce pays, où l'on dit que l'air est si mauvais, il vient, ces jours passés, de mourir une vieille réfugiée âgée de quatre-vingt-dix-huit ans, et un homme de cent deux ans. Restez donc, puisque la Faculté l'a résolu, à Paris jusqu'au mois de septembre, mais tenez la main sur la bourse, car les Astruc et les Senac37-b aiment encore mieux les espèces que leur malade.

Je suis bien obligé à ces messieurs dont vous me parlez de s'intéresser à mon individu sans me connaître; ma réputation serait en l'air, s'ils m'avaient parlé un quart d'heure. Voilà ce que c'est que de n'être pas connu. Peut-être que, si la belle Hélène reparaissait, au lieu de lui faire la cour, on lui jetterait des pommes cuites au nez; peut-être que, si nous avions parlé au cordonnier de Trajan, il ferait évanouir une partie de la haute opinion que le monde a de lui. Ah! mon cher Darget, qu'ils sont fous ceux qu'une réputation naissante éblouit! C'est un poids bien pesant qu'un nom trop tôt fameux.

Adieu; je vous souhaite des courses de garde-robe deux fois par jour, d'abondantes urines, et de ces mouvements agréables de la nature qui vous assurent de votre virilité.

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12. AU MÊME.

Potsdam, août 1752.

J'ai trouvé un lecteur, mon cher Darget; ainsi je n'ai besoin ni des Morand, ni des Moncrif, ni des Mouhi. L'abbé de Prades a une poitrine qui m'usera les oreilles avant que je l'use, et c'est tout ce qu'il me faut. Je vous plains d'avoir une bougie dans le v .. et des abcès dans la vessie; il faut opposer de la fermeté à la souffrance, et chasser la mélancolie à force de gaieté. Pensez à mes conseils, et pratiquez-les autant que cela se pourra. Le pauvre Maupertuis ne va pas bien; j'ai lieu de craindre que nous ne le perdions. Je ne sais que d'Alembert qui puisse le remplacer; voyez ce qu'il y aurait à faire. Je ne crois pas qu'il soit d'humeur à se confesser, et il pourrait mener une vie douce et heureuse à Berlin; essayez, sondez le terrain, orientez-vous, et poussez-lui une botte à tout hasard. La Touche est arrivé ici; il nous convient infiniment mieux que le mylord.38-a Dieu me le pardonne, j'ai une aversion pour la gent anglaise dont je ne saurais me corriger; ce sont les iniquités du monarque qui rejaillissent sur son peuple. Je pars dans quelques jours pour la Silésie, et j'espère de vous voir ici à mon retour. Que la santé est précieuse, et qu'il en coûte à l'art de la pharmacie pour faire pisser un Darget! Vale.

13. DE M. DARGET.

Paris, 18 septembre 1752.



Sire,

Si jamais il a été permis à un malheureux de se plaindre, c'est assurément à moi. Je suis pénétré des bontés de V. M., je les ai mises à l'épreuve. Elle m'a accordé la grâce de venir travailler <36>ici au rétablissement de ma santé; j'y suis depuis près de six mois. Douleurs, assiduité, dépense, j'ai tout sacrifié pour réussir; tout cela a été inutile, je ne me trouve pas mieux. On assure que c'est le scorbut, mêlé de virus, qui m'accable; on me demande encore jusqu'en janvier pour le détruire par des remèdes doux, mais sûrs, et qui ont besoin de cet air-ci pour avoir leur entier effet. Le médecin qui veut m'entreprendre n'exige d'être payé qu'après le succès; ma famille me presse de me mettre entre ses mains, et le veut sous peine d'exhérédation. Mes amis me sollicitent, l'amour de la vie m'en fait presque une loi; on ne me donne pas deux années à vivre, si je retourne avec mes maux. Mais je n'ai rien promis, et ne puis rien promettre; je dépends de vous, Sire, et j'en dépends bien plus encore par mon attachement et ma respectueuse reconnaissance que par le devoir. Ma situation est cruelle; je voudrais vivre, et je crains de déplaire à V. M. et de lasser ses bontés et sa patience. Mais le public ne sait pas, et vous l'ignorez peut-être vous-même, Sire, à quel point il faut vous être attaché quand on a le bonheur de vous connaître; et, si je vous sacrifie le risque de ma vie, on donnera plutôt cette démarche à l'intérêt et à l'ambition qu'à l'attachement, qui en est pourtant le vrai motif. Je ne veux aussi m'en rapporter qu'à V. M. même; je la supplie d'entrer dans ma situation, de fixer mon irrésolution, peine la plus cruelle de l'âme, et j'ose lui demander son conseil comme au meilleur esprit que je connaisse, et ses ordres comme au meilleur maître du monde; et ce sera sans répugnance que je les exécuterai, soit pour rester ici, si vous avez encore la bonté de m'accorder cette dernière grâce, soit pour retourner, dès que j'aurai reçu les ordres de V. M.; et la difficulté des chemins, la saison, mon état de faiblesse, rien enfin ne m'effrayera. Je remplirai la volonté de V. M., et, si je péris dans cette entreprise, je périrai au moins, à ma manière, au lit d'honneur.

J'ai fait auprès de M. d'Alembert les démarches que V. M. m'a prescrites. Il sent tout le prix de la place que vos bontés lui destinent, il en est pénétré de reconnaissance; mais l'amour de la patrie, la jouissance d'une vie absolument libre, la crainte de perdre le commerce de ses amis, une santé délicate qui ne se sou<37>tient, selon lui, que par l'air natal, tous ces motifs l'emportent sur le sort brillant qui l'attendrait à Berlin. Mais je lui dois, et à la vérité, d'assurer V. M. qu'il ne regrette uniquement que de ne pouvoir pas l'approcher, et j'en suis d'autant plus fâché, qu'il le mérite plus qu'un autre. C'est un homme rare pour l'étendue des connaissances, les qualités du cœur et les dons de l'esprit; mais c'est un philosophe fidèle à ses principes, et qui ne connaît d'autres biens que la vie et la liberté, tel enfin que serait V. M., si le ciel ne l'avait pas fait naître un grand roi. Il n'a qu'un revenu très-modique, et il se promet bien, Sire, d'aller en jouir dans vos États, si jamais la mauvaise humeur des théologiens le met dans la nécessité de quitter une patrie qu'il aime et dont il est chéri. Il sent que c'est sous vos lois seules qu'un philosophe doit chercher un asile; cette idée est celle de tous les gens qui pensent.

Je dînai dernièrement chez M. de La Tour avec un homme que je vis pénétré de tous les sentiments que l'on doit à V. M.; c'est M. de Frey-Chapelle, ancien vice-grand écuyer du roi d'Angleterre, à Hanovre. Je crois qu'il mettrait son bonheur à appartenir à V. M., s'il pouvait être employé utilement à son service. Il me paraît homme sensé et de mérite, versé dans la connaissance des chevaux et la direction des haras. Des gens de ses amis m'ont dit qu'on lui avait offert bien des places dans quelques cours; mais il n'en voudrait aucune qui pût satisfaire l'espèce de ressentiment qu'on a pour lui à celle de Hanovre. Il est catholique romain, mais il me paraît homme sans préjugés, et avoir un fonds de zèle et d'admiration infini pour V. M. Elle a été la source de ma liaison avec M. de La Tour, qui fait, Sire, la profession la plus ouverte de vous être dévoué.

J'attendrai ici avec obéissance, résignation et impatience les ordres qu'il plaira à V. M. de me donner sur tout ce qui était l'objet de cette longue lettre, pour laquelle j'ose demander à V. M. sa patience et son indulgence. Je suis, etc.

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14. A M. DARGET.

Septembre 1752.

Vous voyez, mon bon Darget, qu'il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde. Vous gémissez de l'affliction de votre v....., Maupertuis se plaint toujours de sa poitrine, et Voltaire de son scorbut, tandis que votre écuyer hanovrien se porte bien, et veut travailler à la propagation de ces animaux que les Espagnols appellent Alfane, et dont le nom vient en étymologie directe d'Éole.42-a Pour moi, qui ne fais point f..... de cavales pour m'amuser, je n'ai pas besoin de votre écuyer hanovrien, et je vous demande à cor et à cri un géomètre qui ne veut pas de moi. Si cet homme savait le projet que nous avons formé pour l'avancement de la raison humaine, je gage qu'il viendrait ici pour se joindre à quelques adeptes qui raffinent cet or.

Je suis fort content de mon petit hérésiarque anathématisé qui me sert de lecteur.42-b En vérité, Potsdam devient le tripot d'excommuniés, et, admirez la Providence! le tonnerre n'y donne pas, tandis qu'il foudroie les lieux saints et les églises.

Essayez, crédule Darget, de la science des charlatans de Paris, de la vertu de l'air natal et de la puissance de sainte Geneviève, et satisfaites les vœux de la signora Martha, Maria et Salomé; mais je crains fort que vous reviendrez comme vous êtes parti. Mon opinion est toujours la même sur votre maladie; de l'exercice, de l'exercice, et vous guérirez. Adieu; puissent les vœux d'un excommunié, d'un hérétique téméraire, sentant l'hérésie, avançant des propositions malsonnantes, blasphématoires, erronées, fléchir la nature en votre faveur, et vous rendre une partie de cette gaieté qui, dans votre nation, dégénère en folie, etc.

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15. AU MÊME.

Potsdam, avril 1753.

Je crains fort, mon pauvre Darget, que vous n'ayez lieu de vous repentir de votre voyage en France. Vous avez passé par les mains d'une demi-douzaine de charlatans qui ont achevé de ruiner votre santé; vous n'aviez que des obstructions dans le bas-ventre, que toutes sortes de remèdes contraires à ce mal ont augmentées, et, à en juger selon ce que vous me mandez, je crains fort que la poitrine ne soit entamée, et, en ce cas, il n'y a guère d'espérance que je vous revoie jamais.

Je ne m'étonne pas qu'on parle chez vous de la querelle de nos beaux esprits. Voltaire est le plus méchant fou que j'aie connu de ma vie; il n'est bon qu'à lire. Vous ne sauriez imaginer toutes les duplicités, les fourberies et les infamies qu'il a faites ici; je suis indigné que tant d'esprit et tant de connaissances ne rendent pas les hommes meilleurs. J'ai pris le parti de Maupertuis,43-a parce que c'est un fort honnête homme, et que l'autre avait pris à tâche de le perdre; mais je ne me suis pas prêté à sa vengeance comme il l'aurait souhaité. Un peu trop d'amour-propre l'a rendu trop sensible aux manœuvres d'un singe qu'il devait mépriser après qu'on l'avait fouetté. Pour moi, qui vas mon train ordinaire, je suis fort content de mon petit hérésiarque, qui, quoi qu'en dise la Sorbonne, est un bon garçon, et je m'occupe tout doucement à l'étude.

Si vous voyez le gros marquis,43-b dites-lui que je m'intéresse toujours à lui, et que notre gros bon sens, à ce que dit Montesquieu, rend notre nation constante dans ses attachements.

Adieu, mon pauvre Darget. Je crains fort de recevoir de mauvaises nouvelles de votre santé; cependant je souhaite de me tromper, etc.

<40>

16. DE M. DARGET.

Paris, 11 juin 1753.



Sire,

J'ai plus consulté mon zèle et mon courage que mes forces quand j'ai espéré retourner aux pieds de V. M. Mes accidents subsistent toujours avec les symptômes les plus inquiétants; l'humeur se porte alternativement de la région de la vessie à la poitrine, et je vois bien que c'est pour toute ma vie que je suis réduit à un état aussi malheureux. J'avais discontinué les remèdes, pour reprendre les forces nécessaires à mon voyage; la malignité de l'humeur qui m'accable ne veut point d'intervalle dans la manière d'être attaquée, et on me menace de plus grands accidents, si je quitte mon air natal, la seule ressource qui me reste dans un état aussi cruel. Je sens bien moi-même que c'est seulement ici où je puis végéter peut-être encore quelques années, et je me vois forcé, Sire, de renoncer au bonheur de reparaître aux yeux de V. M., ou, par de nouveaux délais, de fatiguer encore sa patience, dont mes sentiments pour elle me font toujours trembler de n'avoir que trop abusé. Que V. M. daigne se rappeler les bontés dont elle m'a comblé depuis près de huit ans, l'état sûr et honorable dont je jouissais auprès d'elle, les espérances dont je pouvais me flatter; qu'elle se rappelle enfin la vérité de mon dévouement par la connaissance qu'elle a de mon caractère, et elle verra que l'amour de la vie et l'espoir de la prolonger est le seul objet auquel je puisse sacrifier des avantages qui remplissaient si bien et ma sensibilité, et mon ambition. V. M. me plaindrait, si elle voyait l'état où je suis en lui écrivant cette lettre. Par combien d'objets ne suis-je pas déchiré! Je ne puis me faire à l'idée de perdre à jamais vos bontés, Sire; daignez me les continuer, je ne cesserai jamais de les mériter. Je tiendrai toujours à V. M. par mes vœux, par mon attachement, par ma reconnaissance, et j'irais avec empressement vouer de nouveau mes services à V. M., si ma santé pouvait se rétablir d'une manière constante. Je voudrais, Sire, ne cesser d'être votre domestique qu'en cessant de vivre, et je voudrais ne vivre que de vos <41>bienfaits; ce bonheur comblerait toutes les espérances que je puis former encore. Dieu m'est témoin que je ne les ai mises qu'en V. M. Je connais trop son bon cœur pour ne pas espérer qu'elle ne m'abandonnera pas, et pour ne pas compter au moins sur sa protection et sur son appui dans les occasions où je pourrais l'implorer. Il est digne de vous, Sire, de montrer du souvenir et de la bonté pour un domestique que son malheur arrache d'auprès de vous. Je me mets aux pieds de V. M. pour la supplier de m'accorder un congé qui réponde à la satisfaction qu'elle a bien voulu me marquer de mes services, et qui me soit un témoignage qu'elle ne m'accable point de sa disgrâce. Mon zèle, ma fidélité et mon attachement ne l'ont jamais méritée; j'en renouvelle les aveux à V. M., et c'est avec ces sentiments et le plus profond respect que je suis et serai jusqu'au dernier moment de ma vie, etc.

17. A M. DARGET.

Le 26 juin 1753.

Je suis fâché, mon bon Darget, que votre mal vous mette hors d'état de revenir chez moi. Je vous envoie ce congé que je ne vous aurais jamais accordé, si vous ne me l'aviez demandé. Vous me trouverez toujours porté à vous faire plaisir dans tout ce qui sera de ma compétence. Je souhaite de tout mon cœur que vous vous remettiez, et je vous remercie bien sincèrement de tous les services que vous m'avez rendus.

P. S. Je vous laisserais volontiers le fatras de mes sottises; mais il pourrait s'égarer après votre mort, et vous savez à quel point je crains de passer pour poëte.46-a

<42>

18. AU MÊME.

Potsdam, 1er décembre 1753.

J'ai reçu la lettre que vous avez bien voulu m'écrire le 7 du mois dernier, et je suis tout à fait sensible aux sentiments d'attention que vous vous empressez de me marquer. Je reçois tout ce qui me vient de vous avec plaisir, et vous pouvez être assuré de mon souvenir et de l'estime que je conserve à votre égard, malgré votre absence.

Il dépendra toujours de vous de retirer votre fils auprès de vous pour lui donner une bonne éducation sous vos yeux, et vous n'avez qu'à vous arranger à ce sujet, car je n'empêcherai jamais qu'il ne soit rendu à votre tendresse.

Je vous tiendrais au reste très-volontiers compte si vous vouliez quelquefois, selon votre convenance, me marquer de temps en temps quelques nouvelles, et, dans ce cas, vous n'avez qu'à adresser vos lettres au marquis d'Argens, etc.

19. AU MÊME.

Berlin, 7 janvier 1754.

Je suis très-persuadé de la sincérité des vœux que vous faites pour moi et de votre attachement à ma personne. Vous m'avez approché assez longtemps pour me faire connaître la bonté de votre cœur, qui vous a toujours mérité mon estime. Je vous souhaite de tout mon cœur une meilleure santé. Vous me ferez plaisir de vous joindre à mon agent pour me chercher un danseur; mais, si vous en trouvez un, ne concluez rien sans m'en donner avis. Chassez la mélancolie, et tâchez de vous mettre en état de jouir du monde, qui vous aime peut-être plus que vous ne l'aimez, etc.

<43>

20. AU MÊME.

Potsdam, 25 février 1754.

La goutte est un grand mal, mon cher Darget, mais l'hypocondrie est le pire de tous. Si ces humeurs goutteuses soulagent votre foie, c'est un bien que d'avoir la goutte; ce petit tribut doit se payer à l'âge, qui nous éloigne sans cesse du moment de notre origine, et qui nous entraîne vers celui de notre destruction. Mais vous pourriez prendre ma lettre pour un extrait des quatrains de Pibrac, si je la continuais sur le même ton. Vous m'avez fait grand plaisir de me mander des nouvelles de Paris et de celles du poëte;48-a son caractère me console des regrets que j'ai de son esprit. Cet hiver a été épouvantable; vous avez fort bien deviné que je resterais enfermé dans ma chambre, où, à dire le vrai, je suis plus solitaire que je ne voudrais. Notre société s'en est allée au diable; le fou est en Suisse, l'Italien48-b a fait un trou à la lune, Maupertuis est sur le grabat, et d'Argens s'est blessé le petit doigt, ce qui lui fait porter le bras en écharpe, comme s'il avait été blessé à Philippsbourg48-c d'un coup de canon. C'est la plus grande nouvelle de Potsdam; ne m'en demandez pas davantage. Je vis avec mes livres, je converse avec les gens du siècle d'Auguste, et bientôt je ne connaîtrai pas plus les gens de ce siècle-ci que défunt Jordan ne connaissait les rues de Berlin. On dit ici que vous aurez la guerre; j'en serais fâché pour votre marine; il lui fallait au moins encore trois ans pour paraître avec avantage vis-à-vis celle d'Angleterre. Mais, qu'on fasse la guerre <44>ou la paix en Amérique, il y a encore du chemin avant que l'incendie se communique à nos frontières.

Adieu, mon bon Darget; je ne vous apostropherai pas d'un grand Je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

21. AU MÊME.

Potsdam, 23 mars 1754.

Je vous remercie des danseurs que vous m'avez procurés. Vous savez l'accueil que j'ai toujours fait aux officiers français qui sont venus dans mes États; c'est pourquoi vous ne devez pas douter que M. de Quincy, dont vous me parlez dans votre lettre, ne soit reçu avec la même bonté, et que je ne lui accorde la même protection et la même bienveillance.

Donnez-moi des nouvelles de Voltaire, lorsque vous en aurez, de quelque espèce qu'elles soient. Je vous sais bon gré de l'attention que vous avez à me donner des marques que vous m'êtes toujours attaché, etc.

22. AU MÊME.

Potsdam, 1er avril 1754.

Je suis bien fâché, mon pauvre Darget, que vous soyez toujours au lit; vous voyez bien que ce n'est pas le climat qui en est cause, mais la maladie que vous portez avec vous. Il me faut encore un troisième danseur et danseuse; ne pourrait-on pas trouver à Paris quelque drôlesse aux yeux fripons, au minois gentil, à la taille élégante, et qui voulût venir cabrioler sur notre théâtre de Berlin? Ce serait une obligation de plus que je vous <45>aurais. Croiriez-vous bien que Voltaire, après tous les tours qu'il m'a joués, a fait des démarches pour revenir? Mais le ciel m'en préserve! Il n'est bon qu'à lire, et dangereux à fréquenter. Le marquis ci-présent50-a vous fait ses compliments, et, pour moi, je vous assure que je ferai toute ma vie plus de cas de votre cœur que de tout l'esprit des beaux esprits. Vale.

23. DE M. DARGET.

Vincennes, 27 avril 1754.



Sire,

Le bonheur de marquer à Votre Majesté mon zèle et mon dévouement me ferait faire des miracles, et c'en serait peut-être un que de trouver une danseuse telle que V. M. la demande. Quand ces filles-là sont d'une aussi jolie figure, Paris est pour elles un Pérou qu'elles ne veulent point abandonner. Quoi qu'il en soit, Sire, les intérêts de votre théâtre sont remis au sieur Petit, agent de V. M., et j'ose l'assurer que personne n'est plus capable que lui de conduire ces sortes de négociations. Il est juste qu'il en ait tout l'honneur, puisqu'il en a toute la peine, et il m'a fait sentir que ce serait nuire à sa besogne que de vouloir le seconder.

Je sais qu'il va partir incessamment pour Berlin un nommé de Caen, horloger; c'est un excellent ouvrier, et V. M. fait en lui une excellente acquisition.

Je ne suis point surpris des démarches de M. de Voltaire pour retourner auprès de V. M. Il a l'esprit trop beau pour ne l'avoir pas raisonnable une fois en sa vie; mais votre répugnance, Sire, est également fondée, puisqu'il a eu le malheur de vous manquer essentiellement. Ce que V. M. a bien voulu m'écrire là-dessus m'a fait d'autant plus de plaisir, que l'on avait débité ici qu'elle avait marqué quelque envie de le revoir. Je sais même que le <46>président51-a en avait été fort effrayé. Je crois que l'on saura un jour des choses bien singulières sur tout cela, que l'obscurité dérobe encore. Quoi qu'il en soit, Sire, votre gloire triomphe et triomphera toujours de tout. On est autorisé à s'amuser des choses agréables quand on en fait continuellement d'utiles, et c'est d'après celles-ci que les princes sont jugés par les sages et par la postérité. Que l'Épître à votre esprit,51-b Sire, ne peut-elle être publique! V. M. doit permettre qu'on la lui dérobe quand elle voudra publier la meilleure de toutes les apologies.

On assure ici que M. de Voltaire passera tout l'été à Plombières, et qu'il se fixera ensuite à Strasbourg; il a fait des démarches pour aller à Lunéville, mais sans succès. Tout ce qui tient à ce pays-ci ne se prêtera jamais à rien qui paraisse s'éloigner de la considération particulière que l'on aime à y marquer à V. M.

Il est vrai, Sire, que ma santé est toujours fort dérangée; cet hiver a été et trop rude, et trop long; tous les climats se sont ressemblés. D'ailleurs, V. M. sait mieux qu'aucun autre à quel point les âmes sensibles sont affectées de tout ce qui les environne. Ce don malheureux de la nature n'est point affaibli chez moi, et le souvenir des bontés de V. M. se représente très-souvent à mon cœur et à mon esprit de la manière la plus attendrissante; la grâce que vous daignez me faire, Sire, en me les continuant, redouble encore cet attendrissement. J'ose supplier V. M. de ne pas m'en retirer les témoignages. Je compte toujours fermement sur la protection qu'elle a daigné me promettre; c'est sur votre appui, Sire, que je fonde les plus fortes espérances. Il est dans la bonté du cœur de V. M. d'aimer que je lui doive mon bonheur, même dans l'éloignement, et il redoublera de prix pour moi quand je le tiendrai d'elle.

Je joins ici la copie de deux lettres qui font grand bruit à Paris, et qui sont authentiques.

Je suis avec le plus profond respect, Sire, etc.

<47>

24. A M. DARGET.

Le 13 mai 1754.

Je vous suis fort obligé, mon bon Darget, des peines que vous vous donnez pour mon théâtre, et je ne doute pas que vos pieuses intentions ne lui portent bonheur. Vous rirez, malgré votre hypocondrie, en apprenant qu'au même jour je reçois des lettres de Maupertuis et de Voltaire, remplies d'injures qu'ils se disent. Ils me prennent pour un égout dans lequel ils font écouler leurs immondices. J'ai fait faire une réponse laconique au poëte, et je me suis contenté de faire souvenir le géomètre que son esprit sortait du centre de gravité au nom du poëte. Je rends grâces au ciel de n'avoir pas les passions aussi vives que ces gens-là, sans quoi je ferais la guerre toute ma vie. Le flegme de nos bons Allemands est, quoi qu'on dise, plus sociable que la pétulance de vos beaux esprits. Il est vrai, de votre propre aveu, que nous sommes pesants, lourds, et que nous avons le malheur d'avoir du bon sens; mais, s'il vous fallait choisir un ami, chez qui le prendriez-vous? L'esprit, mon cher Darget, est un fard qui cache seulement la difformité des traits; le bon sens, moins brillant, par sa justesse même, porte à la vertu, et sans vertu point de société. Mais je ne devrais pas moraliser avec votre hypocondrie; aussi ne le ferais-je pas, si je ne vous savais dans un pays où vous pouvez avoir toutes les dissipations capables de faire évanouir les vapeurs de ma morale. Adieu, mon cher; pissez bien et soyez gai; c'est là tout ce qu'il y a à faire pour vous dans ce monde, etc.

25. DE M. DARGET.

Vincennes, 10 juin 1754.



Sire,

Je n'aurais jamais pensé, je l'avoue, que Votre Majesté eût encore été incommodée de la querelle de MM. de Maupertuis et <48>de Voltaire; ce malheureux procès n'a que trop duré. Mais mon hypocondrie a été véritablement égayée par ce que V. M. veut bien me dire si agréablement, que ces messieurs la prennent pour un égout dans lequel ils font écouler leurs immondices. Je vois par cette expression que V. M. ne s'affecte et ne s'est jamais affectée de ces démêlés que comme il convenait à la supériorité de son génie et de son rang; et c'est une vérité dont la démonstration est si peu indifférente ici à sa gloire personnelle, que j'ai osé me permettre l'indiscrétion de faire part de ce qu'elle a eu la bonté de m'écrire à ce sujet à quelques personnes occupées de tout ce qui touche V. M. Ce qu'elle ajoute ensuite vient aussi à la preuve de ce que je dis avec tant de plaisir de son caractère. Le voici, Sire; vous aimerez à relire ce que vous exprimez si bien : « L'esprit est un fard qui cache souvent la difformité des traits; le bon sens, moins brillant, par sa justesse même, porte à la vertu, et sans vertu point de société. » Ces traits, Sire, peignent votre cœur, et la société gagne à connaître des cœurs tels que le vôtre. Aussi ces expressions ont-elles attendri ceux à qui je les ai montrées, et qui étaient capables d'aimer l'homme dans le grand roi. Il m'est revenu qu'elles avaient été jusqu'à M. de Maupertuis, et qu'il en était très-inquiété; mais c'est sans doute un ridicule qu'on lui prête, et il doit être charmé, par l'attachement que je lui connais pour V. M., qu'elle paraisse dans le public ne s'occuper de sa querelle que comme il devrait peut-être s'en occuper lui-même, c'est-à-dire, s'en amuser; il donnerait, à sa manière, la paix à son ennemi.

J'ai pensé qu'il était dans la respectueuse confiance que j'ai vouée à V. M. de lui rendre compte de ma conduite, qui pourrait être interprétée auprès d'elle d'une manière à altérer ses bontés pour moi, ce dont je ne me consolerais jamais. Mes vues sont droites et toujours dirigées par mon attachement pour vous, Sire. Ce motif doit aussi, j'ose le dire, engager V. M. à pardonner des fautes qu'un zèle trop vif pourrait me faire commettre. Mais ce qui sert à faire connaître ses qualités pour la société peut-il être un crime?

V. M. se souvient donc encore du plaisant panneau dans lequel elle me fit tomber un jour sur le chapitre des Allemands. Je suis <49>si éloigné de disputer la sûreté de leur commerce, que je publie hautement et journellement que je n'ai jamais eu le plus petit chagrin par eux auprès de V. M., et qu'il ne m'en a été causé que par les Français de la nation des beaux esprits, qui n'ont pu me pardonner de me conduire moins follement qu'eux. C'est exactement la seule espèce de peine que j'aie eue au service de V. M. Tous les agréments du pays que j'habite ne me dérobent point au souvenir des bontés de V. M. et aux sentiments du plus tendre et du plus respectueux attachement qu'exige de ma part la manière dont elle daigne me les continuer. Ce n'est que la droiture de mon cœur qui peut me les mériter, et j'ose vous jurer, Sire, que ce cœur-là vous sera toujours acquis et dévoué; daignez en permettre toujours et les aveux, et les hommages. Je suis, etc.

26. A M. DARGET.

Le 29 juillet 1754.

J'ai reçu votre lettre, mon bon Darget, après un tour que j'ai été faire en Franconie pour voir mes deux sœurs. Maupertuis est ici de retour, et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est qu'il n'a point encore été question de Voltaire. Algarotti a pris la clef des champs; il s'établit à Venise, où il épouse une personne qui, dit-on, lui donne du bien. Voilà un grand dérangement dans la société, et vous autres me faites faire maison neuve malgré moi. Si vous voyez Valori, faites-lui mes compliments.

Je m'en vais à présent à Sans-Souci, où je prendrai les eaux tranquillement, sans entendre parler ni des querelles des dévots, ni des représentations des parlements, ni des envieuses intrigues des beaux esprits. Adieu, mon bon Darget; je vous souhaite gaieté et repos, mais surtout que vous pissiez bien, car point de salut dans ce monde avec des caroncules dans l'urètre.

<50>

27. DE M. DARGET.

Vincennes, 3 août 1754.



Sire,

La bonté de Votre Majesté la porte à me souhaiter du repos et de la gaieté; je n'ai pas plus de celle-ci qu'à Potsdam, et j'y pourrais avoir plus de repos qu'en tout autre endroit du monde, si j'avais eu de la santé et point de fils. C'est à ces deux objets que j'ai sacrifié le bonheur de ma vie, que mon attachement pour vous, Sire, me faisait trouver à vos pieds, et que le souvenir de ces moments-là troublera toujours, au milieu même des agréments que l'on peut goûter à Paris, si je réunissais jamais assez de fortune pour pouvoir me les procurer. Mais c'est ce dont j'ai grand lieu de douter, si la protection et l'appui de V. M. ne décident pas le ministère à faire quelque chose pour moi. C'est où je mets mon espérance, et je me flatte toujours que V. M., qui a daigné me le promettre, ne se refusera point à la réaliser, si l'occasion vient à se présenter.

M. de Voltaire est encore à Plombières, où ses nièces ont été le voir; on ne sait où il ira ensuite. Son séjour à l'abbaye de Sénones avec le célèbre Dom Calmet56-a avait fait débiter beaucoup de propos ridicules sur sa prétendue conversion. Mais il a envoyé quelques articles très-bien faits pour l'Encyclopédie à M. d'Alembert, et y a joint une lettre qui ne marque pas un homme subjugué par les préjugés.

C'est de V. M. que j'ai appris le mariage du comte Algarotti; elle perd en lui un homme fort agréable. S'il pense comme moi, ce sera avec grand regret qu'il a fait faire pour son compte maison neuve à V. M., expression qu'elle daigne employer si obligeamment elle-même.

La lettre que j'ai reçue de M. l'abbé de Prades m'a d'abord véritablement affligé, Sire, dans la crainte où j'ai été que l'édition de vos Œuvres ne fût égarée ou perdue, ce qui ne pourrait qu'inquiéter vivement V. M. Mais quelle apparence qu'une édition entière ait disparu? J'ai bien reconnu, par le petit format <51>in-quarto dont il est question, que V. M. a peut-être oublié qu'elle n'a fait tirer qu'un seul exemplaire de cette sorte pour sa petite bibliothèque de voyage; tous les autres, en grand papier, ont été exactement renfermés au château, à Berlin, dans l'imprimerie, suivant les renseignements que j'en ai donnés en répondant à M. l'abbé de Prades dans le moment que j'ai reçu sa lettre. Mon inquiétude cependant ne sera absolument calmée que lorsque je recevrai la confirmation de ma conjecture; c'est une grâce que j'attends de la bonté de V. M. Elle sait combien les peines d'esprit prennent sur un mélancolique tel que moi. Je souhaite bien vivement que les eaux qu'elle vient de prendre à Sans-Souci aient un effet salutaire; le plus ardent de mes vœux sera rempli.

Je ne puis finir, Sire, sans oser dire à V. M. combien deux choses qu'elle vient de faire ici ont eu une approbation générale : c'est la nomination de M. le baron de Knyphausen57-a pour son ministre, et le bienfait qu'elle accorde à M. d'Alembert.57-b Je sais bien que l'opinion du vulgaire ne décide pas V. M.; mais, comme disait madame de Sévigné à propos du mariage de son fils,57-c c'est toujours quelque chose quand le public est content. Puissiez-vous vivre longtemps, Sire, pour faire des heureux ou pour l'être! Le marquis de Valori est toujours plus sensible à l'honneur du souvenir de V. M., et se met bien sincèrement et respectueusement à ses pieds. Je suis, etc.

<52>

28. DU MÊME.

Vincennes, 5 octobre 1754.



Sire,

Ce n'est que par Votre Majesté que je puis espérer de la fortune et du bonheur, et l'occasion est arrivée où je puis tenir l'un et l'autre de sa bonté et de sa protection. Elle a daigné me le promettre, et j'y mets toute mon espérance.

M. de Séchelles, qui a été nommé contrôleur général des finances, et qui, en cette qualité, est ici le tribunal des grâces solides et pécuniaires, conserve pour V. M. tous les sentiments qu'il a pris à Prague, où il a eu le bonheur d'en être connu personnellement;58-a et je sais qu'il saisira avec empressement l'occasion de faire des choses qui soient agréables à V. M. Elle fera exactement ma fortune, si elle daigne m'accorder une lettre de recommandation pour ce ministre, dans laquelle elle veuille bien l'instruire des bontés particulières dont elle m'honore et de la satisfaction personnelle qu'elle ressentira, si M. de Séchelles veut bien me donner, à sa considération, un intérêt avantageux, soit dans les sous-fermes, soit dans quelques autres affaires de finances.

Cette grâce, Sire, sera victorieuse pour moi, et je devrai à V. M. le bonheur de pouvoir vivre tranquillement et librement partout où je le voudrai, et affranchi de la tyrannie des emplois, qui deviennent toujours difficiles et pénibles quand on a une santé aussi dérangée que la mienne. Je prierai encore très-respectueusement V. M. de prévenir M. le baron de Knyphausen de la protection qu'elle daignera m'accorder en cette occasion, afin qu'il soit autorisé à en demander les effets à M. le contrôleur général; et, dans le cas où V. M. ne crût pas devoir écrire à M. de Séchelles, ce qu'elle a cependant eu la bonté de faire plus d'une fois pendant le temps que j'ai eu l'honneur d'être à son service, j'ose la supplier d'ordonner à M. le baron de Knyphausen de me présenter à ce ministre de sa part, et de lui dire ce que j'ose supplier V. M. de lui écrire, et qu'elle eût la bonté d'en <53>parler au chevalier de La Touche. Mais, Sire, la lettre de V. M. serait d'une tout autre importance pour moi; et c'est parce que cette grâce est plus marquée que j'ose aussi la lui demander avec plus d'instance et plus d'espérance de l'obtenir. Que V. M. me permette de lui rappeler qu'elle a fait, par sa recommandation, la fortune du frère de M. de Maupertuis et de celui de M. de Chasot, qui n'avaient pas le bonheur d'être connus d'elle personnellement, et que, en me comblant de cette grâce, V. M. daigne récompenser un ancien domestique qui lui est toujours dévoué, et des services duquel elle a bien voulu paraître n'être pas mécontente. Cette recommandation, d'ailleurs, ne compromet point V. M., j'ose le lui jurer; il est d'usage que ces intérêts ne s'accordent qu'à la protection la plus puissante.

Comme ces objets de finances se traitent au voyage de Fontainebleau, je désirerais bien être à portée d'y aller présenter la lettre que j'attends de la bonté de V. M. avec la plus respectueuse confiance. Je suis, etc.

29. A M. DARGET.

Potsdam, 19 octobre 1754.

J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite le 5 de ce mois, et je serai bien aise de pouvoir contribuer quelque chose à votre fortune. Pour cet effet, je donnerai mes ordres à mon ministre à Paris, le baron de Knyphausen, de vous présenter à M. de Séchelles, et de vous recommander de ma part comme un ancien et bon sujet qui m'a servi avec zèle et attachement, et dont je souhaiterais avoir l'obligation d'un bon établissement dans sa patrie audit ministre. Je ne doute point que cela ne produise un bon effet, et je le souhaite d'autant plus, que je serai charmé de vous voir content et heureux.

<54>

30. DE M. DARGET.

Le 9 novembre 1754.



Sire,

J'attends de M. le baron de Knyphausen l'exécution des ordres qu'il doit recevoir de V. M., ainsi qu'elle a daigné me l'annoncer par sa lettre du 19 du mois dernier. Des bontés aussi marquées doivent avoir pour moi l'effet le plus avantageux, et surtout si V. M. veut bien en dire un mot à M. le chevalier de La Touche, afin qu'il écrive ici de conformité. Ma fortune sera votre ouvrage, Sire; j'espère que vous ne l'abandonnerez pas, et que, si cela est absolument nécessaire pour décider mon bien-être, V. M. daignera m'accorder une lettre directe pour M. de Séchelles. Elle connaît les hommes, et elle sait combien les choses qui leur deviennent personnelles de la part d'un grand roi et d'un grand homme ont droit de les intéresser. Je ne souhaite ce peu de fortune, Sire, que pour me procurer une liberté sans laquelle il n'est point de vrai bonheur, et de laquelle je ne ferai usage que pour aller porter quelquefois aux pieds de V. M. mes vœux, mon bonheur même et ma respectueuse reconnaissance. Cette espérance, Sire, est à la tête de tous mes projets, et j'ose supplier V. M. de ne pas détruire une idée qui m'anime et qui me soutient.

Je connais le goût de V. M. pour les ouvrages de Lancret,60-a et je joins ici un mémoire sur dix tableaux de ce maître dont j'ai déterminé un de mes amis à se défaire, s'ils peuvent plaire à V. M. Ce sont, de l'aveu de tout le monde, les plus agréables qui soient sortis de la main de ce peintre, tant pour la correction du dessin que pour l'agrément des figures. Si V. M. trouve bon de me donner quelques ordres à ce sujet, je les exécuterai avec la plus grande exactitude. Ces tableaux sont en si bon état, même pour les bordures, qu'il n'y aurait plus qu'à les mettre en place à leur arrivée.

M. de Voltaire est toujours en Alsace avec madame Denis, sa nièce. On remettra, cet hiver, sa Rome sauvée sur le théâtre; on attend, au retour de Fontainebleau, le Triumvirat, de Crébillon, <55>sur le succès duquel les avis sont partagés. Les comédiens en ont la plus grande opinion; mais ce qui est vrai, Sire, et qui ne le peut être que dans ce pays-ci, c'est que toutes les loges étaient retenues pour les premières représentations de cette tragédie, avant que les rôles en fussent distribués. Je suis, etc.

31. A M. DARGET.

Potsdam, 14 décembre 1754.

Je ne saurais faire pour vous ce que vous me demandez dans votre dernière lettre; je le crois d'ailleurs assez inutile, parce que M. de Séchelles verra bien aisément que je m'intéresse pour vous, dès que vous serez présenté par mon ministre.

Quant aux tableaux dont vous me parlez, je vous dirai que je ne suis plus dans ce goût-là, ou plutôt j'en ai assez dans ce genre. J'achète à présent volontiers des Rubens, des van Dyck, en un mot, les tableaux des grands peintres, tant de l'école flamande que de l'école française. Si vous en savez quelqu'un à vendre, vous me ferez plaisir de me l'indiquer. J'ai toujours les mêmes sentiments pour vous, et vous devez être persuadé que je vous rendrai service dès que cela se pourra.

P. S. Ne vous étonnez point de la mauvaise écriture de cette lettre; j'ai un chat de la Sorbonne qui me sert de secrétaire.

32. DE M. DARGET.

Le 24 décembre 1754.



Sire,

J'ai été présenté à M. de Séchelles, et il a reçu comme il le devait la respectable recommandation de V. M. J'espère qu'elle aura <56>pour moi l'effet salutaire que j'ai tant de lieu d'en attendre, surtout si M. le baron de Knyphausen la rappelle quelquefois à M. le contrôleur général. C'est ce que j'ose demander en grâce à V. M. de vouloir bien lui recommander, et aussi d'avoir la bonté extrême d'en dire un mot à M. de La Touche. Tout ce qui mène à la fortune, même médiocre, est si prodigieusement couru dans ce pays-ci, qu'il n'y a exactement que la force de la protection qui puisse l'emporter; et j'ai toutes les espérances du monde, Sire, qu'on ne refusera pas à celle dont V. M. m'honore les demandes modestes que je me propose de faire. Qu'il sera heureux pour moi, Sire, dans les sentiments qui m'attachent à V. M., de ne devoir mon aisance qu'à son appui et à ses bontés!

M. de Voltaire a été à Lyon, au passage de M. le duc de Richelieu. Il a fait sa cour à madame la M..., qui l'a reçu froidement.62-a Il a été accueilli faiblement des grands, craint des particuliers, et comblé d'éloges par le gros du public. On comptait qu'il y attendrait le retour du duc de Richelieu, qui sera le 10 janvier; mais, le 10 de ce mois-ci, il est parti au moment qu'on s'y attendait le moins, toujours accompagné de madame Denis, et il est allé s'établir au château de Prangins, dans le Pays de Vaud, domination de Berne, sur le lac et à six lieues de Genève. Ce château, qui est fort beau et dans la plus belle situation du monde, lui est prêté par le propriétaire, et l'on pense à Lyon que ce motif d'économie n'a pas peu contribué au parti qu'il a pris. Il a annoncé qu'il irait prendre les bains d'Aix-la-Chapelle; on en doute. Il fait actuellement à Genève une nouvelle édition de l'Histoire universelle, et l'on assure que la publication de la Pucelle ne tient presque à rien. Il ne dissimule à personne que son exil de ce pays-ci est éternel, si cet ouvrage devient public. Il s'est amusé à Lyon à faire jouer aux comédiens quelques-unes de ses tragédies; celle du Triumvirat, de Crébillon, qui fut représentée hier pour la première fois, et <57>avec un très-grand succès, va lui porter un coup très-sensible; on dit qu'il a lait sur le même canevas la Mort de Cicéron.

Le discours que M. d'Alembert prononça, le 19 de ce mois, pour sa réception à l'Académie française fut universellement applaudi et bien fait pour l'être; il y parla de V. M. comme tout le monde en pense.

Nous touchons, Sire, au renouvellement de l'année; j'ose me flatter que V. M. voudra bien me permettre, à cette occasion, de lui renouveler les assurances de tous les vœux que je fais et ferai toute ma vie pour sa santé. Ils sont une suite de ma respectueuse reconnaissance et de mon dévouement pour V. M. Je suis, etc.

33. DU MÊME.

Le 12 mars 1705.



Sire,

Le sieur Petit aura sans doute envoyé à Votre Majesté le catalogue des tableaux de M. Pasquier, ancien député du commerce de Normandie, et qui avait une collection des mieux choisies des différentes écoles; ce cabinet doit être vendu incessamment. On y trouve surtout la Léda du Corrége,64-a du cabinet du Régent, et que feu M. le duc d'Orléans fit pieusement couper en quatre morceaux, qui furent heureusement sauvés du feu par Coypel, qui ne put cependant en garantir la tête; il a rapproché ces morceaux, et la tête a été restituée par de Lien. Ce tableau, si beau par lui-même, et célèbre par ses aventures, sera poussé, dit-on, jusqu'à vingt-cinq mille livres. Il a environ six pieds de haut sur cinq de large; il tiendrait bien magnifiquement sa place dans la galerie que V. M. prépare.

M. de Voltaire s'est enfin décidé entre Genève et Rome; il vient de faire acheter par Cramer, son libraire, un bien de campagne fort beau et bien bâti, sur le lac de Genève, qu'il a payé <58>quatre-vingt-sept mille deux cents livres. Il en a avancé l'argent, et Cramer le lui a vendu à vie quarante mille francs. Il fait actuellement une édition complète, en cinq volumes, de son Histoire universelle. Il paraît fixé à demeurer dans ce pays-là, ainsi que madame Denis; ils y ont fait venir tous leurs meubles et tous leurs livres. Voilà des vers qu'il a faits sur la ville de Lyon :

Il est vrai que Plutus est au rang de vos dieux,
Et ce n'est pas tant pis pour votre aimable ville;
Il n'a point de plus bel asile.
Ailleurs il est aveugle, il a chez vous des yeux;
Il n'était autrefois que dieu de la richesse,
Vous en faites le dieu des arts.
J'ai vu couler dans vos remparts
Les ondes du Pactole et les eaux du Permesse.64-b

M. de Fontenelle a été à la mort; il en a rappelé, et, malgré ses quatre-vingt-dix-neuf ans, il dîne hors de chez lui tous les jours, comme il a fait toute sa vie. Son esprit est toujours gai, et il ne doit cet état qu'à la tranquillité de son caractère. Il n'y a pas trois ans qu'il fit cet impromptu :

Heureux qui ne connaît que ce drôle immodeste
Qui du sexe est toujours vainqueur!
On sait où le mettre de reste;
On ne sait où placer son cœur.

Cela est si plaisamment philosopher à quatre-vingt-dix-neuf ans, que je me flatte que V. M. me pardonnera de lui parler de cette polissonnerie.

Les comédiens français représentent avec succès la tragédie de Philoctète, de M. de Châteaubrun, auteur des Troyennes, que l'on donna il y a un an. Les caractères d'Ulysse et de Philoctète y sont heureusement rendus d'après Homère; cet ouvrage est semé de vers bien faits et de maximes admirables. Un financier dit l'autre jour, à propos de cette pièce : « Cela est assez beau, mais j'aime encore mieux le Sophocle d'Euripide. » Les plaisants <59>disent que ce sont les quatrains de Pibrac mis en action. Je n'ai point vu cette nouveauté, Sire; je suis retenu ici par une humeur de goutte qui s'est réunie à mes autres incommodités. Ma triste expérience me fait admirer bien plus qu'autrefois encore la tranquillité avec laquelle j'ai vu V. M. souffrir les douleurs de cette cruelle maladie. Puisse-t-elle en être préservée pour longtemps! Cet hiver est bien long, et je crains toujours pour votre santé, Sire, l'espèce de solitude à laquelle vous vous condamnez pendant cette saison. V. M. permettra bien à un ancien domestique, toujours également et respectueusement dévoué, de lui montrer à cet égard ses alarmes et ses vœux. Je suis, etc.

34. DU MÊME.

Le 8 juillet 1755.



Sire,

Pendant que Votre Majesté se promenait en Hollande dans un incognito qui a bien dû l'amuser, mais que les gens qui ne connaissent pas tout ce que V. M. peut faire n'imaginent jamais pouvoir marcher avec la royauté, j'étais à Liége, où j'ai consulté les plus habiles médecins sur mon état et sur l'effet que je pouvais attendre des eaux de Spa. Ils m'ont annoncé que je ne pouvais en faire usage qu'après deux mois ou six semaines au moins de remèdes et de régimes préparatoires; qu'il fallait, après, boire de la Sauvenière66-a pendant quatre semaines; et, comme tout cela ne pouvait pas s'accorder avec le temps de mon congé et l'état de mes finances, que d'ailleurs, Sire, grâce aux bontés infinies que vous avez daigné me marquer, la satisfaction et le mouvement que m'a occasionnés ce voyage m'ont donné plus de santé que je n'en ai eu depuis bien longtemps, j'ai pris mon parti de revenir tout doucement ici, puisqu'aussi bien j'avais rempli si délicieusement pour mon cœur l'objet principal de ma course.

<60>Je m'empresse, Sire, de me mettre de nouveau aux pieds de V. M., et de lui faire les plus respectueux et, s'il m'est permis de le dire, les plus tendres remercîments de la manière dont elle a bien voulu me recevoir. Quelle récompense, Sire, pour un dévouement aussi vrai et aussi sincère que celui que j'ai voué à V. M., et dont j'ose la supplier de voir toujours avec une égale bonté et les aveux, et les hommages!

J'ai tout lieu d'espérer que la nouvelle démarche que M. le baron de Knyphausen fera en ma faveur et suivant vos ordres, Sire, auprès de M. de Séchelles produira le plus heureux succès, et je proteste encore à V. M. que je ne désire de fortune que pour pouvoir être en état d'aller de temps en temps lui montrer l'objet de ses bienfaits et prendre à ses pieds de nouveaux motifs de l'aimer et de l'admirer. V. M. a bien voulu me le permettre et me le promettre en me congédiant à Wésel, et je la conjure de ne jamais rappeler de cette grâce.

Voilà, Sire, une Épître nouvelle de M. de Voltaire; je souhaiterais bien avoir le mérite de la nouveauté en l'envoyant à V. M. Il y a des choses charmantes, comme dans tout ce qui vient de lui. Il est dans la plus grande inquiétude sur le sort de sa Pucelle, dont il court des copies dans le monde, et qu'il tremble qu'elle ne soit imprimée; j'ai trouvé ici deux lettres de lui à cette occasion. Il me dit, dans une, avoir envoyé à V. M. le fils de Willelme,67-a qu'elle veut avoir pour son copiste, et qu'il lui a payé son voyage; enfin ses lettres sont toutes tendres et toutes bonnes : il croit avoir besoin de moi.

J'ai vu à Liége un cabinet de tableaux où il y en a deux ou trois qui mériteraient de passer dans la galerie de Sans-Souci; j'ai prié qu'on m'en envoyât le catalogue, sans dire l'usage que j'en voulais faire. Je le ferai parvenir à V. M., et, si ces tableaux peuvent lui convenir, j'ai là quelqu'un qui pourra, à la vente, les acheter avec la conduite que M. Mettra met ici dans ces sortes d'affaires.

J'ai déjà agi pour l'autre commission que V. M. a eu la bonté de me donner, et elle peut être assurée qu'elle sera faite le mieux <61>qu'il sera possible, à son entière satisfaction, dont on est véritablement occupé, et aussi à la manière de M. Mettra.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

35. DU MÊME.

Vincennes, 22 août 1755.



Sire,

J'ai eu l'honneur d'écrire et de parler à Votre Majesté de l'Orphelin de la Chine, tragédie nouvelle de M. de Voltaire; on en donna avant-hier 20 la première représentation, et voici la manière dont les meilleurs esprits la jugent. L'exposition de la pièce est admirable, et l'intérêt si vif dès le premier acte, que, s'il allait, par proportion, en augmentant, on en suffoquerait; le troisième et le quatrième sont moins chauds; le cinquième, comme celui de la Rome sauvée, un peu précipité; mais on s'accorde à convenir que l'ouvrage est écrit supérieurement, qu'il y a beaucoup de vers faisant maximes, toutes prises dans le sujet, et de ces beautés de détail qui semblent n'appartenir qu'à Voltaire. Il y a cependant des longueurs que les chargés de procuration, M. d'Argental et autres, prennent sur eux de retrancher pour la seconde représentation; mais ils n'osent pas toucher aux vers qui devraient réunir ces lacunes, de façon qu'il y aura demain plusieurs endroits de quatre vers tout de suite masculins ou féminins. Gengis-Kan, tyran, est un personnage dans le goût de celui du Duc de Foix,68-a qui a tant intéressé V. M.; le rôle de la princesse est inimitable, ainsi que la Clairon, qui le joue.

Voilà, Sire, ce que l'on pense assez universellement. Il y avait de la cabale parmi les comédiens pour des rôles demandés et refusés; il y en a dans le public; mais tout a été obligé de céder aux applaudissements de la plus nombreuse et de la plus brillante assemblée.

<62>Il y a sur cet ouvrage une anecdote singulière, et qui prouve bien la justesse d'esprit de l'auteur dans ces matières. A la lecture qui en fut faite chez M. d'Argental par quelques comédiens et des gens de lettres et de goût, on convint qu'il fallait nécessairement changer le quatrième acte, dont on fit sur-le-champ l'arrangement, avant le départ du courrier. L'auteur, qui, de son côté, avait fait les mêmes réflexions, envoya un quatrième acte changé d'après ces remarques, et comme si elles lui eussent été communiquées. Marmontel revendique, dit-on, le canevas, comme étant celui de son Égyptus; on y trouve quelques situations prises de Polyeucte et d'Athalie; mais, quoi qu'il en soit, tout, jusqu'à présent, disparaît devant les beautés.

Un mal de gorge et des douleurs de rhumatisme, qui me retiennent dans ma chambre depuis quinze jours, m'ont empêché de profiter d'une place que j'avais dans une loge retenue, il y a plus d'un mois, pour cette première représentation. Le peu de santé que la satisfaction extrême et le mouvement de mon voyage à Wésel m'avaient procurée a été bientôt épuisée, et me voilà, Sire, retombé dans l'hypocondrie qui est inséparable d'un état de souffrance dans les âmes qui n'ont pas autant de force que celle de V. M. Mais la bonté de son cœur lui fait voir avec pitié dans les autres ce que son héroïsme lui ferait, dans l'occasion, vaincre avec courage en elle-même. Je sens, Sire, tout le besoin que j'ai eu et que j'ai encore de cette bonté-là, et j'ose en demander la continuation à V. M. comme un bienfait.

M. le comte de Gisors tomba il y a quelques jours, à Metz, dans une pièce d'eau; il s'y serait noyé sans un soldat du régiment des gardes lorraines, qui s'y jeta lui-même pour l'en retirer. C'eût été bien dommage qu'un homme qui, de l'aveu même de V. M., promet une aussi belle carrière, eût péri aussi malheureusement.

La Pucelle court les rues en manuscrit; il ne se peut pas qu'elle ne soit bientôt imprimée; l'auteur en montre une inquiétude qui diminuera beaucoup la joie du succès de l'Orphelin.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

<63>

36. DU MÊME.

Paris, novembre 1755.



Sire,

J'avais grand besoin de la dernière lettre que M. l'abbé de Prades m'a fait l'honneur de m'écrire par l'ordre de V. M.; j'avais la plus douloureuse crainte de n'être plus dans le souvenir ni dans les bontés de V. M., et je m'en affligeais aussi sincèrement que j'ose lui dire que je sais l'aimer.

L'Orphelin de la Chine a perdu de son prix à l'impression; il y a des vers durs, d'autres que l'on trouve peu français. C'est au jeu de la Clairon que M. de Voltaire a dû les premiers succès de cette tragédie. La Pucelle, si peu chaste, mais si longtemps cachée, est une débordée qui court aujourd'hui les rues; on la propose dans les maisons à deux louis. L'auteur en a envoyé à Thieriot une copie qu'il a fort châtiée, mais qui n'est pas la bonne, celle de V. M.; les tristes voiles de la décence ne vont pas à cette belle-là.

On assure que M. le duc de Nivernois partira à la fin du mois.70-a V. M. connaît son esprit par plusieurs de ses ouvrages; elle aimera sa sagesse et sa modestie, qui, dit-on, va quelquefois jusqu'à la timidité. Mais V. M. sait que ce mérite et la plus haute naissance n'en affranchissent pas toujours, et elle réunit trop bien d'ailleurs tout ce qui peut en donner, pour n'être pas disposée à l'excuser.

J'ai vu, Sire, par les nouvelles publiques, tout ce que V. M. vient de faire d'agréable et de brillant dans les fêtes de Charlottenbourg.70-b Il me semble la voir retourner, après, délicieusement dans sa retraite de Potsdam. Ces choses-là m'affectent plus que toute autre lecture; je me place avec grand plaisir en des lieux où je vis si souvent en idée, et que je mets toujours dans mes espérances de revoir encore. Il ne faut pas moins que ces ressources de mon imagination, Sire, pour m'en imposer sur les réalités que j'éprouve.

<64>L'arrangement général qui vient d'être fait dans les finances éloigne pour longtemps peut-être l'effet des promesses de M. de Séchelles, et ma mauvaise santé rend mes besoins pressants. Daignez me renouveler votre puissante protection, Sire, je vous en conjure; un mot de V. M. à M. de Séchelles en ma faveur le déciderait à me donner un intérêt dans la ferme des postes, qui va se renouveler. Mais, si V. M. ne croit pas devoir lui en écrire directement, ce qui serait décisif, qu'elle veuille bien en marquer quelque chose à M. le maréchal de Belle-Isle, en écrire encore à M. le baron de Knyphausen, et enfin en parler avec le ton de l'intérêt et de la bonté à M. le duc de Nivernois. Ce n'est qu'en tremblant que je demande cette grâce à V. M., mais c'est à son bon cœur que j'en appelle. Elle daignera se prêter à assurer ma fortune et celle de mon fils par un mot qui, j'ose le lui dire, ne la compromettra pas. Je l'espère de votre bonté infinie pour moi, Sire, mais l'instant est pressant; ce renouvellement des postes se fera dans le courant de cette année, et il m'est de la plus grande importance de n'être pas prévenu. Si je manque cette affaire, qui est sûre, tranquille, et la seule peut-être qui me convienne, toutes mes espérances seront reculées au point d'être presque détruites. Si je ne suis pas assez heureux pour que V. M. m'accorde cette grâce, que je ne sois pas au moins assez à plaindre pour qu'elle ne me pardonne point d'avoir osé la lui demander. Je suis avec le plus profond respect, etc.

37. A M. DARGET.

Potsdam, 1er décembre 1755.

Je voudrais pouvoir faire pour vous ce que vous me demandez; mais vous auriez dû vous apercevoir que je ne pouvais pas parler de cette affaire au duc de Nivernois, et que le maréchal de Belle-Isle serait bien surpris, s'il recevait une de mes lettres où, au lieu de militaire, je lui parlasse de la ferme des postes. Vous savez, <65>d'ailleurs, que je ne souffre pas que personne se mêle de l'administration intérieure de mes États; je suis trop juste pour demander aux autres ce que je ne trouverais pas bon qu'ils me demandassent. Les services que vous m'avez rendus peuvent vous autoriser à me demander des grâces dans mon propre pays; mais, dès lors que je ne puis vous récompenser moi-même, il serait, je crois, indécent que je voulusse que d'autres le fissent. Demandez quelque chose qui dépende immédiatement de moi, et vous verrez que je n'oublie jamais ceux qui m'ont été attachés et que j'ai aimés.

38. DE M. DARGET.

Paris, 21 novembre 1755.



Sire,

On m'a remis un mémoire qui m'a paru assez important pour devoir être mis sous les yeux de V. M.; la manufacture de savon, dont il est question, pourrait faire un objet intéressant pour les États de V. M., où je crois qu'il ne s'en fabrique pas. Si le projet que l'on propose avait votre agrément, Sire, je mettrais les intéressés ici vis-à-vis du ministre de V. M. pour discuter leurs intérêts et ceux de ses sujets.

Je joins encore ici, Sire, la description de six tableaux qui m'ont été proposés, et qui sont des chefs-d'œuvre dans leur genre; si V. M. pensait qu'ils pussent lui plaire, je les ferais voir à M. le baron de Knyphausen, qui pourrait s'ajuster sur le prix avec le propriétaire, qui jusque-là ne veut pas être connu. Malgré la perfection de l'ouvrage, je crains que les sujets ne soient pas du goût de V. M., qui d'ailleurs ne m'a pas paru faire grand cas de la miniature.

La Pucelle est imprimée à Liége; on en a déjà des exemplaires ici, arrivés très-clandestinement. L'édition n'est pas belle, et est remplie de fautes, aussi bien que les copies manuscrites qui <66>fourmillent dans le public. V. M. trouvera le duc de Nivernois très-instruit sur toutes les anecdotes de notre littérature. Il est déjà entré ici, ainsi que M. le maréchal de Belle-Isle et madame de Pompadour, dans mes intérêts, sur la seule réputation que j'ai d'être un ancien domestique de V. M., auquel elle veut bien quelquefois penser encore. Que ne dois-je pas espérer, Sire, quand vous daignerez faire connaître à M. de Nivernois que je suis assez heureux en effet pour avoir encore quelque part dans le souvenir de V. M.! La suppression des sous-fermes a rendu les moyens de fortune si difficiles, qu'il n'y a que le poids de la protection qui puisse assurer des succès. Celle dont m'honore V. M. fait ma seule espérance, et j'ose lui en demander la continuation et les effets avec la respectueuse confiance dont elle a bien voulu me permettre l'usage. Je suis avec le plus profond respect, etc.

39. A M. DARGET.

Potsdam, 5 décembre 1755.

Je ne doute pas que les miniatures dont vous me parlez ne soient très-belles; elles sont, je l'avoue, d'après les dessins d'un grand maître. Mais je n'aime pas ce genre-là, et vous savez que je ne l'ai jamais aimé. Quant aux entrepreneurs de la manufacture de savon, ils sont absolument inutiles dans mes États; on y fait du savon dans toutes les villes, il y est à très-bon marché, et vous devez vous rappeler qu'on blanchissait très-bien votre linge. Je ne vous en sais pas moins bon gré du zèle que vous ne cessez de me témoigner, et soyez assuré que je serai toujours charmé, lorsque les circonstances me le permettront, de vous donner des marques de ma bienveillance.

<67>

40. DE M. DARGET.

Paris, 6 février 1756.



Sire,

Il paraît ici, mais fort mystérieusement encore, deux ouvrages qui sont également recherchés. L'un est un poëme intitulé Le Plaisir, que l'on donne à M. le duc de Nivernois, que je n'ai pas lu, et qui répond, dit-on, à la délicatesse de son goût et de son esprit, que V. M., si bon juge dans cette partie, est à présent à même d'apprécier. L'autre ouvrage est de M. de Voltaire; c'est un poëme en quatre chants, sur la Religion naturelle,74-a et qui ne laisse rien à désirer, ni pour la justesse des idées, ni pour la bonté de la poésie; c'est enfin, de l'aveu des connaisseurs, le morceau le plus complétement beau qui soit sorti de sa plume. Comme il est dédié à V. M., et qu'elle y est citée plus d'une fois à propos des principes qui y sont établis, je ne doute point que l'auteur ne l'ait envoyé à V. M. Cet ouvrage n'est point imprimé; il n'est pas même possible d'en avoir de copie.

Je n'ose parler à V. M. du sujet qui fait en ce moment l'entretien de toute l'Europe. Tout ce qu'il laisse envisager me pénètre plus que je ne pourrais l'exprimer. Ma destinée, Sire, m'a fait deux patries; je suis né citoyen zélé de l'une, la reconnaissance m'attache éternellement à l'autre; et je trouvais une satisfaction infinie à pouvoir former des vœux qui étaient toujours réunis dans leur objet. L'époque qui pourrait les séparer ne sortira jamais de ma mémoire, et m'intéressera toujours le plus sensiblement. Je supplie V. M. de permettre cet aveu au dévouement si sincère et si durable qu'elle me connaît pour elle. Je suis avec le plus profond respect, etc.

<68>

41. A M. DARGET.

Potsdam, 16 février 1756.

J'ai reçu vos deux lettres, datées toutes les deux du même jour et contenant les mêmes choses, à l'exception d'une, où vous me faites part de vos alarmes sur la convention de Londres; mais je suis surpris qu'un homme comme vous, accoutumé aux affaires, ait pris pour des faits vrais des discours et des raisonnements du peuple. Soyez tranquille, ma convention ne trouble en rien la bonne harmonie avec laquelle j'ai vécu jusqu'ici avec la France, et vous pouvez faire en toute sûreté des vœux pour ma prospérité sans trahir les intérêts de votre patrie. Je vous remercie, au reste, de l'attachement que vous ne cessez de me témoigner. Pissez à votre aise, mon pauvre Darget, et ne craignez rien pour l'Europe.

42. DE M. DARGET.

Le 2 mars 1756.



Sire,

Si jamais j'ai reçu une marque de la bonté infinie de Votre Majesté, c'est assurément dans la manière dont elle daigne me pardonner les deux lettres qu'elle a reçues de moi le même jour, et contenant les mêmes détails de littérature. Je ne puis justifier cette apparence d'étourderie, si éloignée de mon respect pour V. M., qu'en lui disant la vérité avec cette franchise qu'elle aime, et que je lui ai vouée.

Mes alarmes, Sire, sur la convention de Londres étaient puisées dans des sources plus pures et plus importantes que les propos du peuple, et, comme j'envoie cette lettre à Berlin d'une manière sûre, j'oserai dire à V. M. qu'il n'y a point d'efforts que les ennemis communs de la France et de V. M. n'aient faits dans cette occasion pour séparer absolument des intérêts qui sont si bien faits pour être réunis, et qu'il n'y a point aussi de moyen de séduction que l'on n'ait cherché à employer pour déterminer les esprits.

<69>Ce n'était point dans le fond de l'objet, Sire, que ces mêmes ennemis puisaient leurs dangereux arguments. On convient assez universellement que V. M. a fait ce que ses intérêts exigeaient sans doute pour le moment présent, en maintenant en Allemagne une tranquillité qui peut si bien servir à celle de l'Europe, au moins pour la guerre de terre. C'est sur la forme que l'on s'est efforcé d'aigrir les esprits, et il n'y a point, encore une fois, de propos que les ennemis communs, ou ceux qui tiennent à leurs intérêts, ne se soient permis pour couvrir du vernis le plus dangereux le mystère que V. M. a pensé devoir observer dans cette occasion avec notre cour.

C'est dans le fort de ces mouvements, et pénétré des conséquences que j'en voyais tirer par les personnes même les plus attachées ici aux intérêts de V. M., que j'osai lui écrire le 6 du mois dernier, à mon retour de Versailles; mais, comme je sentais bien qu'il pouvait ne pas me convenir de mettre de pareils objets sous les yeux de V. M., j'envoyai à M. le baron de Knyphausen mes deux lettres marquées différemment, en lui observant ce que j'osais mander à V. M. sur la circonstance présente, et que, quelque risque que je pusse courir vis-à-vis d'elle en prenant cette liberté, mon zèle m'y faisait livrer, s'il pensait qu'il fût essentiel aux intérêts communs que V. M. fût informée, même par d'autres que par lui, des impressions de notre cour dans ce moment-là. Ce ministre sait mieux qu'un autre, Sire, jusqu'où, sans manquer à mon pays, je porte l'étendue de mes sentiments pour V. M. J'avais marqué ces lettres différemment, afin qu'il jugeât lui-même, d'après ses propres réflexions, laquelle devait être envoyée, et qu'il brûlât l'autre. C'est sans doute par un malentendu de celui qui a fait le paquet que toutes les deux sont parvenues à V. M. Elle est instruite à présent de la vérité d'un objet qui a dû lui paraître si ridicule, qu'il ne fallait pas moins qu'elle pour l'excuser. Permettez-moi, Sire, d'attribuer ce nouveau témoignage de votre bonté à la connaissance que V. M. a du fond de mon cœur pour elle; je lui demande en grâce de me juger toujours d'après ce principe, qui ne variera jamais, et je supplie V. M. de me rassurer sur la crainte où je suis que ma liberté dans cette occasion ne lui ait déplu. Elle est instruite <70>à présent qu'elle n'a point été occasionnée par une prévention qui serait ridiculement avantageuse de ma part, mais uniquement par mon zèle et mon attachement pour V. M. et pour ma patrie. Je suis, etc.

43. A M. DARGET.

Potsdam, 23 mars 1756.

J'ai reconnu avec grand plaisir, par votre lettre du 2 de ce mois, les sentiments de zèle et d'attachement que vous m'avez témoignés, et l'empressement que vous conservez à m'en donner des marques convaincantes. Les choses singulières que vous y avez touchées ont trop de rapport à mes intérêts, pour ne pas vous remercier de ce que vous avez bien voulu m'en instruire. Il n'y a nulle faute commise dans l'envoi de vos deux lettres; elles m'ont également fait plaisir. Soyez assuré de ma façon de penser pour tout ce qui vous intéresse, qui ne sera jamais susceptible de changement.

J'ai assez d'ennemis, mon bon Darget, mais je ne les crains pas. Pissez bien; cela vaut mieux que tous les royaumes du monde.

44. AU MÊME.

Berlin, 2 avril 1763.

Je vous remercie de la part que vous prenez à la paix conclue en dernier lieu. Les vœux que vous me présentez à cette occasion sont le langage de votre cœur, et vous pouvez vous tenir assuré que j'y suis sensible, etc.

<71>

45. DE M. DARGET.

Paris, 25 juin 1764.



Sire,

Si l'on en croit les nouvelles publiques, la vie de Votre Majesté a été dans le plus grand danger. Mon attachement éternel, si respectueux et toujours le plus sincère pour V. M. m'a fait frémir de cet accident. Mon Dieu, Sire, ménagez-vous donc, et ne vous dérobez point aux précautions qui peuvent y contribuer. Si V. M. daigne se ressouvenir combien elle permettait à mon zèle de lui parler quelquefois sur cet objet, que je lui ai toujours vu trop négliger, elle me pardonnera d'oser lui montrer encore mon inquiétude et mes terreurs. Nous en avons fait avant-hier, M. d'Alembert et moi, l'entretien intéressant de notre soirée. Vous étiez, Sire, avec des âmes honnêtes et qui vous aiment; V. M. daigne-t-elle les aimer toujours? Je n'intéresse pas, pour mon personnel, V. M. par une grande célébrité; mais j'ai celle que vos bontés, Sire, et le contentement que vous avez bien voulu montrer de mes services, m'ont donnée, et, en en rappelant les époques à V. M., je ne fais que lui rappeler ses bienfaits.

J'ose toujours espérer la continuation des bontés et de la protection de V. M.; ma respectueuse confiance est fondée, Sire, sur la connaissance que j'ai de votre cœur et sur celle que V. M. a du mien. Je suis avec le plus profond respect, etc.80-a

<72>

46. A M. DARGET.

Berlin, 7 janvier 1768.

J'ai reçu votre lettre; je vous remercie des vœux que vous faites pour moi, et que je crois sincères. Je souhaite que vous vous portiez bien, que votre vue se conserve. Si vos dents tombent, les miennes éprouvent le même sort. Tout ce qui existe est sujet aux changements; ainsi vous devez prendre votre parti. La vie, mon bon Darget, est une f..... chose quand on devient vieux; ou il faut se résoudre à périr tout de suite, ou de se voir mourir en détail. Mais, indépendamment de cela, il y a une manière d'être heureux; il faut se rajeunir idéalement, faire abstraction de son corps, et conserver une gaieté d'esprit jusqu'à la fin de la pièce, et semer de fleurs les derniers pas de sa carrière. C'est ce que je vous souhaite.

47. AU MÊME.

Potsdam, 6 septembre 1771.

C'est avec plaisir que je défère à la permission que vous me demandez, par votre lettre du 16 d'août dernier, pour votre fils, de pouvoir se présenter à moi pendant le séjour qu'il compte de faire dans mes États. Connaissant le père, je serai également bien aise de voir le fils, de sorte que vous n'aurez qu'à me l'adresser.


27-a L'Art de la guerre. Voyez t. X, p. I-V, et p. 259-318.

27-b Maurice de Saxe, maréchal de France. Voyez t. XVII, p. IV-VI, et p. 333-345.

29-a Œuvres d'Ovide, édition royale, 1750, en deux volumes in-8. Voyez t. XVIII, p. 89.

29-b Œuvres d'Horace, de la traduction du P. Sanadon. Restitutis omissis. Édition royale, 1747, in-8. Avec le portrait d'Horace. Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, Ergänzungsheft, p. 38-40.

29-c Voyez t. I, p. 78.

29-d Voyez t. IX, p. 91.

29-e Jean-François Melon, mort à Paris en 1738, auteur de l'Essai politique sur le commerce, qui parut en 1734, avait publié, en 1729, Mahmoud le Gasnevide, histoire orientale, fragment traduit de l'arabe, avec des notes. C'est, dit Lenglet-Dufresnoy, une histoire allégorique de la régence. Nous présumons que c'est ce dernier ouvrage que Frédéric appelle un roman politique. M. Melon avait été secrétaire du duc d'Orléans, régent de France.

30-a Troisième édition, 1740.

31-a « Voilà comment la raison fournit d'apparence à divers effets. C'est un pot à deux anses, qu'on peut saisir à gauche et à dextre. » (Montaigne, Essais, liv. II, chap. XII, vers la fin.)

32-a Proverbes de Salomon, chap. XVI, v. 32. Voyez t. XIX, p. 52.

34-a Le mot mamamouchi, forgé par Molière (Le Bourgeois gentilhomme, acte IV, scène V), n'a de rapport avec aucun mot turc ou arabe.

36-a Frédéric désigne plus clairement cette femme galante dans son Épître à Rottembourg, t. X, p. 93.

36-b Michel-Louis Vernage, médecin vanté par Voltaire, naquit en 1697, et mourut en 1771. Jean Astruc, médecin français distingué, né en 1684, mourut en 1766.

37-a M. Toussaint. Voyez t. IX, p. 90 et 91.

37-b Jean Senac, premier médecin de Louis XV depuis 1752, mourut le 20 décembre 1770.

38-a Mylord Tyrconnel, envoyé français.

42-a Alfane est le nom du cheval du géant Gradasse dans le Roland amoureux du Bojardo et dans le Roland furieux de l'Arioste. Quelques étymologistes ont cru en effet que le nom espagnol Alfane dérivait de celui d'Éole, dieu des vents.

42-b L'abbé de Prades. Voyez t. XIV, p. 125-132, et t. XIX, p. 43, 46, 53 et 55.

43-a Voyez t. XV, p. VI, et p. 61-67; et t. XVII, p. VIII et IX.

43-b M. de Valori, précédemment envoyé français à Berlin. Voyez t. XVII, p. VI et 347-352.

46-a Voyez t. X, p. II.

48-a Voltaire, alors à Colmar, n'arriva que le 12 décembre à Genève, qu'il quitta presque aussitôt pour se réfugier au château de Prangins, dans le Pays de Vaud. Sa première lettre datée des Délices, près de Genève, est du 8 mars 1755. Nous présumons que c'est encore Voltaire que le Roi désigne, quelques lignes plus bas, par le nom de fou, comme il le fait dans ses lettres à Jordan, du 28 novembre 1740, et à Algarotti, du 9 février 1754. Voyez t. XVII, p. 79, et t. XVIII, p. 106.

48-b Le comte Algarotti, alors à Venise. Voyez t. XVIII, p. I et II, et p. 104 et suivantes.

48-c Voyez t. XIX, p. I.

50-a M. d'Argens.

51-a Maupertuis, président de l'Académie de Berlin. Voyez ci-dessus, p. 43.

51-b Voyez t. X, p. 248-258.

56-a Voyez t. XV, p. IV, et p. 35-60.

57-a Successeur de mylord Marischal, qui avait été nommé gouverneur de Neufchâtel le 18 juillet 1754.

57-b Une pension de douze cents livres. Voyez la correspondance du Roi avec d'Alembert.

57-c Madame de Sévigné écrivait au comte de Bussy, Paris, 4 décembre 1668, au sujet du mariage de sa fille avec le comte de Grignan : « Le public paraît content; c'est beaucoup, car on est si sot, que c'est quasi sur cela qu'on se règle. »

58-a Voyez t. II, p. 121-123, t. III, p. 63, et t. XIX, p. 44.

60-a Voyez t. XIV, p. 36, et t. XVIII, p. 58.

62-a Voltaire écrit à Thieriot, Lyon, 3 décembre 1754 : « Le hasard, qui conduit les aventures de ce monde, m'a fait rencontrer au cabaret, à Colmar et à Lyon, madame la margrave de Baireuth, sœur du roi de Prusse, qui m'a accablé de bontés et de présents. »

64-a Voyez t. XIX, p. 170.

64-b Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIV, p. 421 et 422.

66-a Une des sources de Spa.

67-a Proprement Villaume. Voyez t. XIX, p. 301.

68-a Amélie, ou le duc de Foix, tragédie de Voltaire, 1752.

70-a Pour Berlin. Voyez t. IV, p. 37, et t. XIX, p. 356.

70-b A l'occasion des noces du prince Ferdinand, frère cadet du Roi. Voyez t. XIV, p. xx, et p. 443-462.

74-a Cet ouvrage a été intitulé plus tard : Poëme sur la Loi naturelle.

80-a M. de Catt, dans les papiers de qui nous avons trouvé cette lettre, fut chargé d'y répondre. Le Roi avait écrit de sa main au dos : « Faites-lui des compliments obligeants de ma part.Federic. »