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15. AU MÊME.

Potsdam, avril 1753.

Je crains fort, mon pauvre Darget, que vous n'ayez lieu de vous repentir de votre voyage en France. Vous avez passé par les mains d'une demi-douzaine de charlatans qui ont achevé de ruiner votre santé; vous n'aviez que des obstructions dans le bas-ventre, que toutes sortes de remèdes contraires à ce mal ont augmentées, et, à en juger selon ce que vous me mandez, je crains fort que la poitrine ne soit entamée, et, en ce cas, il n'y a guère d'espérance que je vous revoie jamais.

Je ne m'étonne pas qu'on parle chez vous de la querelle de nos beaux esprits. Voltaire est le plus méchant fou que j'aie connu de ma vie; il n'est bon qu'à lire. Vous ne sauriez imaginer toutes les duplicités, les fourberies et les infamies qu'il a faites ici; je suis indigné que tant d'esprit et tant de connaissances ne rendent pas les hommes meilleurs. J'ai pris le parti de Maupertuis,a parce que c'est un fort honnête homme, et que l'autre avait pris à tâche de le perdre; mais je ne me suis pas prêté à sa vengeance comme il l'aurait souhaité. Un peu trop d'amour-propre l'a rendu trop sensible aux manœuvres d'un singe qu'il devait mépriser après qu'on l'avait fouetté. Pour moi, qui vas mon train ordinaire, je suis fort content de mon petit hérésiarque, qui, quoi qu'en dise la Sorbonne, est un bon garçon, et je m'occupe tout doucement à l'étude.

Si vous voyez le gros marquis,b dites-lui que je m'intéresse toujours à lui, et que notre gros bon sens, à ce que dit Montesquieu, rend notre nation constante dans ses attachements.

Adieu, mon pauvre Darget. Je crains fort de recevoir de mauvaises nouvelles de votre santé; cependant je souhaite de me tromper, etc.


a Voyez t. XV, p. VI, et p. 61-67; et t. XVII, p. VIII et IX.

b M. de Valori, précédemment envoyé français à Berlin. Voyez t. XVII, p. VI et 347-352.