126. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 4 mai 1760.



Sire,

La lettre que Votre Majesté m'a fait la grâce de m'écrire a produit dans mon cœur la plus sensible joie, et j'attends ce moment heureux dont vous me parlez avec la plus grande impatience. J'ai toujours été persuadé que vous viendrez à la fin au point de détruire tous les projets de vos ennemis; et, dans les temps qui paraissaient les plus nébuleux, je n'ai jamais douté qu'un beau jour ne dissipât toutes les ombres, et ne rendît à la Prusse et au Brandebourg cette gloire et cette tranquillité dont elle a toujours joui sous votre règne avant cette guerre suscitée par la mauvaise loi et continuée par la folie et l'aveuglement, car comment peut-on nommer autrement l'opiniâtreté insensée des Français? Quoique la folie des convulsions de saint Paris redevienne à la mode à Paris,179-a ce n'est pas dans cette ville que sont les plus grands fous du royaume; c'est à Versailles, c'est dans le conseil de cette cour qu'il faut les chercher. Quel plaisir de voir un jour de pareils extravagants mortifiés autant qu'ils le méritent! Je ne sais lequel des deux me causera plus de satisfaction, ou de voir la folie française corrigée, ou l'orgueil autrichien réprimé, car Dieu lui-même ne pourrait pas le détruire; il ne peut changer <160>l'essence des choses, et la nature de ces gens est la vanité. Il ne saurait y avoir un Autrichien modeste, de même qu'il ne peut y avoir de la matière sans étendue. Si V. M. lisait toutes les fatuités que la cour de Vienne fait mettre dans diverses gazettes, quelque grande que fût son indignation, elle ne pourrait quelquefois s'empêcher d'en rire. J'avoue naturellement à V. M. que je suis curieux de voir ce qu'ils diront lorsque ce dont elle me fait la grâce de me parler viendra à être public.

Je remettrai les planches à Voss. Cet homme doit vous regarder comme les anciens regardaient le Jupiter hospitalier; il était doublement dieu, premièrement comme une divinité générale, et secondement comme un dieu lare. Vous lui faites le bien que vous faites à tous vos sujets comme roi, et, comme auteur, vous remplissez d'argent sa maison. Un libraire païen vous aurait placé parmi ses pénates, un libraire catholique vous révérerait comme un saint; mais que peut faire un libraire luthérien? Il n'a que de la reconnaissance à vous offrir, et Voss en est rempli; il publie par tout le monde ce qu'il vous doit. Il est vrai que vous en avez fait un seigneur; cet homme est devenu dans huit jours un des plus riches bourgeois de Berlin. Vous me parlez, Sire, des singularités de la fortune; en voilà un exemple assez particulier. Vous ignoriez qu'il y eût un Voss dans l'univers, et vous ne l'apprenez, pour ainsi dire, qu'après l'avoir enrichi.

J'ai lu, Sire, vos vers avec un plaisir infini. C'est Horace dans ses odes galantes, c'est Virgile dans ses Bucoliques, jusqu'au milieu de la pièce, et c'est encore le même Virgile dépeignant les fureurs de la guerre dans son Énéide. Toute cette pièce est fort correcte, et la facilité de l'expression ne fait rien perdre à la justesse des pensées et à la précision du style. V. M. est trop bonne de songer à vouloir me donner des porcelaines. Comment a-t-elle assez de complaisance, au milieu des affaires importantes qui l'occupent, pour penser à des choses qui ont aussi peu de rapport aux grands objets dont elle doit naturellement être affectée? Mais puisque V. M. me fait la grâce de m'écrire qu'elle peut m'en envoyer sans que cela la dérange en aucune manière, je lui dirai naturellement que j'ai acheté à Hambourg, dans la vente de Schimmelmann, des cafetières, tasses, théières, etc. Ainsi, si <161>V. M. juge à propos de m'envoyer quelques plats et quelques assiettes, je les conserverai soigneusement; et, à la paix, il ne manquerait rien à mon bonheur, si je pouvais m'en servir pour lui offrir à Potsdam, dans une maison que je meublerais assez bien, un repas philosophique. Si V. M. daignait m'accorder cette faveur, je m'écrierais alors comme le grand prêtre Siméon : « Seigneur, tu peux maintenant disposer de ton serviteur en paix, puisque mes yeux ont vu mon Sauveur. »180-a J'ai l'honneur, etc.


179-a Voyez t. I. p. 241.

180-a Saint Luc, chap. II, v. 29 et 30.