<58>Malgré ce que V. M. me dit de la supériorité du nombre de ses ennemis, je suis toujours convaincu qu'elle viendra à bout de les réduire à lui accorder une paix glorieuse. La France est, par rapport aux finances, dans l'état le plus pitoyable; elle n'a plus aucun crédit dans les pays étrangers, et son commerce est entièrement ruiné. Les Anglais s'y prennent de la manière qu'il convient pour la réduire à se prêter aux conditions qu'on voudra lui offrir. Si les Anglais se rendent maîtres de Québec, ils forceront, s'ils en ont envie, les Français à faire la guerre à la reine de Hongrie. Cette dernière prise de la Guadeloupe a achevé de jeter dans la consternation tous les négociants du royaume. Enfin, au pied de la lettre, il n'y a plus en France ni finances, ni marine, ni commerce. Comment continuer à payer les subsides? Il s'agit de faire encore un effort cet été, et la paix ne peut manquer de se conclure en automne. J'ai vu, depuis un mois, plusieurs des plus gros négociants de Hambourg, deux, entre autres, qui venaient depuis quinze jours de France, l'un de Marseille, l'autre de Bordeaux. Le premier m'a assuré que, au lieu de quatre cent soixante vaisseaux que les Marseillais envoyaient tous les ans dans le Levant, il n'en était parti, depuis deux ans, que dix-sept, tous les autres ayant été pris, ou brûlés, ou coulés à fond. Le négociant de Bordeaux m'a dit que, depuis onze mois, il n'était parti de cette ville que trois vaisseaux pour les îles de l'Amérique et pour le Nord, au lieu de cinq à six cents qui partaient toutes les années pour différents endroits. Enfin, Sire, un fait certain, c'est que, depuis dix-huit mois, les Français n'ont pas reçu une livre de sucre de leurs plantations. Ce sont les Danois qui prennent le sucre aux raffineries de Hambourg, qui le vont vendre en France, et achèvent d'en faire sortir l'argent. Les Français n'ont jamais été si bas pour les finances dans les plus grands malheurs de Louis XIV. Ajoutez à cela un mécontentement général de la nation, qui demande la paix; un esprit de vertige répandu dans leur conseil d'État; des ministres qui se haïssent, qui cherchent à se détruire, qui sont presque tous les jours remplacés par de nouveaux, et vous verrez, Sire, qu'il faut que la France songe sérieusement à la paix. Et si elle est épuisée, qui donnera des subsides aux barbares et aux Tartares?