122. A M. JORDAN.

Chrudim, 27 avril 1742.

Doctissime Jordane Tindaliensis,

Phébus, qui dans tous vos écrits
Sait répandre son abondance,
Econome dans sa dépense,
Il en refuse à mes esprits.
Phébus imite l'Eminence,206-2
Qui n'accorde qu'à ses amis
Le droit lucratif d'être admis
Dans les faveurs de la finance.

Après cela, je ne m'étonne point que vous m'écriviez tant de vers et si peu de nouvelles. Vous êtes plus inspiré par les neuf aimables Sœurs, protectrices des arts et des sciences, que par ce <187>monstre aux yeux de lynx, aux oreilles de lévrier et à la chevelure de Méduse.

Amant favorisé des Grâces,
Elles vous bercent dans leurs bras;
Vous estimez plus leurs appas
Que ce monstre qui dans les places,
Aux halles et dans les villaces
Répand avec un grand fracas
Ce qu'il sait ou qu'il ne sait pas.

Tout cela fait que j'apprends peu de nouvelles de Berlin, et que je reçois beaucoup de vers; un peu de l'un et un peu de l'autre me ferait un grand plaisir. Vous ne me dites rien de toutes les sottises qui se font régulièrement et périodiquement. Vous ne m'apprenez rien de vos correspondances de savants, de mes édifices, de mes jardins, de mes amis, en un mot, de toutes les choses qui m'intéressent.

Tous les divers événements
Du grand théâtre politique
Ressemblent à ces changements
Que fait la lanterne magique.
Marquez-en donc vos sentiments;
Du moins, d'une sempiternelle
Contez-moi les égarements;
L'histoire de la bagatelle
Par vous reçoit des agréments,
Car tout ce qu'on nomme nouvelle
De la demeure paternelle
A du charme pour les absents.

Vous me croyez peut-être trop occupé pour penser à mes amis; mais vous devez sentir qu'ils vont de pair avec les plus grandes affaires.

Ce sont les intérêts du cœur
Que l'on préfère, à la durée,
A l'ambition égarée,
Et même au plaisir suborneur
Dont souvent l'âme est animée,
Et qui pour un peu de fumée
<188>Abandonne son vrai bonheur.
Amitié, chaste et pure flamme,
Amitié, présent que les cieux
Nous firent pour nous rendre heureux,
Régnez à jamais dans mon âme.

J'en viens à présent à notre itinéraire. Je suis avec la grande armée en Bohême. Le prince d'Anhalt va commander en Haute-Silésie; le prince Didier a quitté la Moravie, faute d'y trouver de quoi subsister. Nous resterons apparemment dans cette situation jusqu'à ce que le vert vienne, ce qui peut encore aller à deux mois. Voilà tout ce que j'avais à vous dire, en vous assurant des sentiments que j'ai pour vous. Adieu.


206-2 Fleury.