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5. AU MÊME.

Remusberg, 2 octobre 1736.



Mon cher Duhan,

A moins que d'avoir des occasions aussi sûres que celle-ci, je n'oserais me hasarder à vous écrire. J'espère que vous me connaissez assez pour ne me point soupçonner de légèreté, ni pour me croire capable d'oublier la reconnaissance que je dois à un homme d'honneur et de probité qui a employé toute la sagacité de son esprit à m'élever et à m'instruire. Je me ressouviens sans cesse de l'illustre témoignage qu'Alexandre le Grand rend à son maître, en déclarant qu'il lui était, en un certain sens, plus redevable qu'à son père même. Je me reconnais beaucoup inférieur à ce grand prince, mais je ne crois pas indigne de moi de l'imiter dans ses bons endroits. Permettez-moi donc, mon cher Duhan, que je vous dise la même chose. Je ne tiens que la vie de mon père; les talents de l'esprit ne sont-ils pas préférables?

Je vous dois tout, seigneur, il faut que je l'avoue;
Et d'un peu de vertu si l'Europe me loue,
C'est à vous, cher Duhan, à vous que je la dois, etc.a

Il me semble de m'être suffisamment justifié sur cet article, et je trois même de vous que, si je ne m'étais aucunement expliqué là-dessus, vous m'auriez fait justice également.

J'avoue que je souhaiterais beaucoup de vous revoir; mais, connaissant trop la disposition des esprits, je ne saurais me flatter d'avoir cette satisfaction de sitôt. Quand on se livre aveuglément à ses préjugés, et sans examiner les choses à fond, l'on est souvent sujet à se tromper grièvement; de là viennent la plupart


a Imitation de la Henriade, chant II, vers 109-112, où Henri IV, racontant les malheurs de la France à la reine Élisabeth, parle de l'amiral Coligny en ces termes :
     

Je lui dois tout, madame, il faut que je l'avoue :
Et d'un peu de vertu si l'Europe me loue.
Si Rome a souvent même estimé mes exploits.
C'est à vous, ombre illustre, à vous que je le dois.

Voyez t. XVI. p. 302.