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95. A M. JORDAN.

Olmütz, 2 février 1742.

Tu me fais la guerre, impitoyable Jordan, sur ce que je ne t'enjoins point de la façon la plus positive de m'écrire. N'as-tu pas assez d'esprit pour comprendre que, quand même je défendrais à tous les sots et à tous les importuns de m'écrire, cela ne regarde point mon cher Jordan? Doutes-tu du plaisir que j'ai à te lire, et de la satisfaction que je ressens dans mon exil de recevoir des lettres de ma patrie? Et quand même toutes ces raisons ne te frapperaient pas, sache et apprends que deux mots sortis de la plume de mon ami me sont plus précieux que toutes les pointes les plus subtiles qu'enfantent les cervelles stupidement prodigues de gens nés sans amitié ou sans génie; conçois que ma sensibilité trouve des appas jusque dans tes grands caractères, et que, pour peu que le permette le soin de tes audiences et de ta bibliothèque, je me louerai beaucoup de ta correspondance. Quant aux nouvelles qui me regardent, je ne puis rien te dire, sinon que le démon qui me promène en Moravie me ramènera à Berlin.

Je suis un grand fou, cher ami, de quitter ce repos pour la frivole gloire de succès incertains. Mais il y a tant de folies dans le monde! Et je compte celle-ci au nombre des vieilles.

Je te recommande les idées couleur de chair, à l'exclusion des noires. Pendant mon absence, peins-toi tout en beau, et sers-toi des touches de Watteau préférablement à celles de Rembrandt.

Adieu. Je te prie, ne demande pas des vers d'un homme qui n'a que de la paille hachée et du foin en tête; plains-moi, mais aime toujours ton fidèle ami.