44. A M. DE SUHM. (no 2.)

Remusberg, 22 janvier 1737.



Mon cher Diaphane,

Vous voilà donc parti de Danzig, et peut-être déjà au delà de Königsberg, par des chemins affreux, par des saisons plus rudes que les nôtres, et, ce qui m'inquiète le plus, exposé à tous les malheurs qui peuvent arriver dans un si long et si pénible voyage. <312>Vous me donnez des marques suffisantes de votre souvenir, et je suis sûr, mon cher Diaphane, que vous êtes de mes véritables amis; je vous compte pour tel, et quand même vous iriez aux climats glacés de la Nouvelle-Zemble ou aux régions ardentes de la zone torride, je ne craindrais jamais que l'éloignement et la différence des climats vous fît oublier votre ami. Il ne pouvait manquer d'arriver que vous ne fussiez comblé de politesses dans la maison du prince Czartoryski, qui a de l'amitié pour moi. Votre bon caractère vous les mérite déjà de tout le monde, et ceux qui vous connaissent, et qui ont des sentiments, ne vous refuseront jamais leur estime.

J'admire la différence de nos destinées. Tandis que j'ai été occupé par des voyages et des campagnes, vous avez vécu paisiblement dans votre retraite, et à présent que la politique a eu besoin de vos lumières pour être éclairée, et que vous parcourez des centaines de lieues, je me trouve ici dans la plus grande tranquillité du monde. Vous êtes au fait de mes occupations; il serait donc superflu de vous les répéter, d'autant plus que toutes les redites sont ennuyantes. Un plaisant accident qui pensa les déranger m'a fourni matière à rire et sujet à plaisanter à toute une compagnie.

Ma chère Mimi, fidèle compagne de ma retraite, me voyant l'autre jour étudier avec grand attachement la Métaphysique de Wolff, dont vous êtes l'aimable interprète, s'impatientait de voir que je préférais un livre tout vrai et tout raisonnable à son badinage frivole et à l'illusion de ses agréments. L'heure du souper me fit abandonner cette lecture instructive pour avoir quelque soin de mon corps, qu'aucun être pensant et raisonnable ne doit négliger. Sur ces entrefaites, mon singe, de tous les singes le plus singe, se déchaîne, prend la Métaphysique, l'allume à la chandelle, et s'applaudit de la voir brûler. Que devins-je, en rentrant dans la chambre, lorsque je vis le pauvre Wolff en proie aux flammes, et traité d'une façon convenable au seul Lange! Courir prendre de l'eau, éteindre les flammes, ne fut qu'une action pour moi. Par bonheur, cependant, ce n'est que la copie qui a brûlé, et l'original existe encore en son entier. Nos beaux esprits disent que le singe avait voulu étudier la Métaphysique, et que, <313>ne l'ayant pu comprendre, il l'avait brûlée. D'autres soutiennent que Lange l'avait corrompu, et que, par zèle pour ce béat, il m'avait joué ce tour-là. D'autres enfin disent que Mimi, piquée de ce que Wolff donne trop de prérogatives à l'homme sur la bête, avait consacré à Vulcain un livre qui décréditait son espèce.

Voilà l'abrégé des saillies de nos rieurs. Chasot343-a enrage sérieusement de cette aventure, puisqu'il est obligé de recopier l'original. Voilà certainement de belles sornettes, et des contes dignes de faire trois cents lieues pour aller vous ennuyer en Russie!

Vous ne vous contentez donc pas de m'être utile en fait de philosophie, vous voulez l'être également pour l'histoire? La Vie du prince Eugène, qui est très-utile et très-propre à instruire des jeunes gens de mon âge, me fera beaucoup de plaisir. Comme vous vous êtes chargé si généreusement du soin de me faire venir ce livre, je ne m'embarrasse de rien, pas même de la reliure, soin que je suis persuadé que vous voudrez bien prendre aussi, ainsi que de le faire bien empaqueter, afin que les pluies ne puissent pas percer jusqu'aux livres et aux estampes, qui en seraient gâtées. Je souhaiterais bien, mon cher Diaphane, être à mon tour en état de vous fournir une bibliothèque choisie. Il y a du plaisir à en provisionner des gens comme vous, qui savent faire un si excellent usage de leurs lectures.

Je vous quitte; mille vœux accompagnent cette lettre. Puissiez-vous en éprouver les effets! puissiez-vous vous retrouver bientôt auprès de moi, et recueillir les fruits de la sincère amitié et de la parfaite estime avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.


343-a Voyez t. III, p. 129 et 160; t. X, p. 217; t. XI, p. 27, 36 et 197; et t. XIV, p. 69.