37. DE M. DE SUHM.

Dresde, 20 novembre 1736.



Monseigneur

Les trois gracieuses lettres dont il a plu à Votre Altesse Royale de m'honorer sous les dates du 23 octobre, du 7 et du 16 novembre, sont venues me surprendre dans une conjoncture et dans <299>une disposition d'esprit bien propres à m'en faire sentir tout le prix. L'attrayante peinture que V. A. R. m'y a faite du charmant séjour de Rheinsberg, la relation qu'elle a bien voulu m'y donner du sage emploi de son temps, et le désir qu'elle a daigné m'y témoigner de me voir, dans sa paisible retraite, partager ses plaisirs champêtres, si dignes d'un prince philosophe, combien tout cela n'était-il pas propre à m'inspirer l'ardent désir d'aller passer dans celte délicieuse retraite le peu de jours qu'il me reste peut-être encore à vivre! Le généreux intérêt, enfin, que V. A. R. témoigne prendre à mon sort, et le gracieux rendez-vous qu'elle me donne à Berlin, combien l'un et l'autre ne m'attachent-ils pas de plus en plus à son auguste personne! combien ne me font-ils pas désirer de ne me voir jamais séparé d'elle! Et dans le même temps où tous ces sentiments et tous ces désirs viennent pénétrer si vivement jusqu'au fond de mon âme, dans ce même moment je me vois dans la dure nécessité d'immoler tous ces désirs et tous ces sentiments à mon devoir et à mon honneur, je me vois réduit à me séparer d'elle, peut-être, hélas! pour jamais.

J'ai l'honneur d'apprendre à V. A. R. que je reçus, il y a quelques jours, l'ordre de me rendre à Hubertsbourg, d'où je reviens aujourd'hui même avec la commission d'aller, en qualité d'envoyé extraordinaire, relever le comte de Lynar à Pétersbourg.

Comment vous peindrai-je, monseigneur, les violents combats que la nouvelle de cette vocation inopinée est venue exciter dans mon âme? Moi, qui donnerais avec joie l'une des moitiés du reste de ma vie, si je pouvais, par ce sacrifice, acheter le bonheur de passer l'autre auprès de V. A. R. et de la lui consacrer, moi, qu'une absence de quelques mois, qu'un éloignement de quelques milles d'elle plonge dans une langueur prête à détruire les derniers restes d'une faible santé, ne dois-je pas regarder comme mon arrêt de mort l'ordre qui me condamne aujourd'hui à me séparer plus de cent milles d'elle pour aller vivre dans un rude climat, Dieu sait combien d'années, sans espérance certaine de jamais la revoir? Cependant le devoir, l'honneur l'ordonne, la raison fait entendre sa voix, et le sacrifice est fait. Ah! il m'en coûte assez à le faire pour oser espérer que V. A. R. daignera m'en faire un mérite, et me jugera digne de conserver à jamais <300>les généreuses bontés qu'elle a eues jusqu'ici pour moi, et qui seules sont capables de soutenir encore ma fermeté, mon courage et ma constance dans la douloureuse résolution que j'ai prise, qui seules sont capables de me conserver encore à la vie par l'espérance, quoique fort éloignée, d'en jouir un jour plus parfaitement que le ciel n'a voulu me le permettre jusqu'à présent.

C'est avec un serrement de cœur inexprimable que je viens d'écrire cette lettre. J'attends, monseigneur, de votre amitié toutes les consolations dont j'ai besoin dans les circonstances où je me trouve, me sentant incapable d'en puiser en moi-même. Oh! que ne puis-je ici vous dévoiler ce qui se passe dans mon âme! Vous me dispenseriez pour toujours de vous réitérer l'assurance des sentiments ineffables d'amour et de reconnaissance avec lesquels je serai jusqu'au tombeau, etc.