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45. DE M. DE SUHM. (No 3.)

Pétersbourg, 2 mars 1737.



Monseigneur

Si Votre Altesse Royale a daigné penser à moi, comme je ne puis m'empêcher de m'en flatter, elle doit avoir trouvé extraordinaire qu'un voyage et l'arrivée à une nouvelle cour aient pu m'empêcher si longtemps de profiter de la permission que j'ai de lui donner de mes nouvelles. Mais, monseigneur, quel voyage! Je frémis encore quand j'y songe, et n'ose en vérité lui en faire la description détaillée, de peur que ma santé, dont j'ai tant besoin, ne soit altérée par le souvenir de tout ce que j'ai souffert. V. A. R. me faisant d'ailleurs la grâce de me vouloir du bien, quel plaisir pourrait-elle prendre au récit de tant de souffrances? Tantôt le sable ou la mer jusque par-dessus les essieux; tantôt, dans une misérable chaloupe et par un très-gros temps, le jouet des vents et des flots, à la merci de la mer et des écueils; puis passant à pied des rivières à moitié gelées, tenant un enfant de chaque main, et me voyant à chaque pas dans le plus grand péril d'être englouti avec eux sous les glaces; enfin, surpris par des neiges épouvantables, qui menaçaient de nous ensevelir, dans des lieux où il était impossible de se procurer des traîneaux : en voilà assez pour vous donner une légère idée de toutes les fatigues et de toutes les angoisses que j'ai eu à éprouver pendant mon voyage. Grâce à Dieu, me voici enfin arrivé sain et sauf à Pétersbourg, et le bonheur que j'ai en ce moment de m'entretenir avec V. A. R. me fait oublier tout ce que j'ai eu à essuyer.

Vous ne concevrez pas facilement, monseigneur, la surprise que m'a causée le premier aspect de cette belle capitale, où l'on ne voit partout que de superbes palais, bâtis par les plus habiles architectes italiens, sur un terrain où il n'y avait que marais il y a trente ans. Il n'y a que quelques jours que je jouis, de mes fenêtres, d'un autre spectacle non moins surprenant, unique peut-être en son genre depuis que le monde existe : j'ai vu passer dans ma rue dix mille hommes de la garde qui allaient se ranger sur la glace de la Néva pour y parader vis-à-vis du palais impérial,