<307>viens de fonder l'espérance de son parfait bonheur, pour assurer aujourd'hui le mien.

Je ne puis cependant, monseigneur, m'empêcher de vous faire ici l'aveu d'une de mes faiblesses. En réfléchissant sur la bizarrerie de mes destinées, j'éprouve souvent dans la succession de mes sentiments une espèce de contradiction. Tantôt, considérant une certaine face de mon sort, je crois avoir sujet de me regarder comme le plus malheureux des hommes; et presque dans le même instant, une autre face de ma situation venant se présenter à mon esprit, je m'estime le plus fortuné des mortels. Insatiable avidité de nos désirs, source féconde de maux imaginaires et factices, c'est toi seule que nous devons accuser de semblables contradictions! C'est toi qui, nous faisant oublier ce que nous avons, ou, nous apprenant à n'en tenir aucun compte pour tourner sans cesse notre attention sur ce que nous n'avons pas et sur le prix des choses qui nous manquent, sais nous rendre toujours mécontents et injustes! Et, par une conséquence de notre nature, le prix de l'objet de nos désirs se proportionnant toujours nécessairement à celui de nos jouissances présentes, c'est ainsi que cette insatiabilité de nos désirs sait nous rendre d'autant plus mécontents de notre sort, moins nous avons sujet de l'être; c'est ainsi qu'elle sait pousser notre aveuglement jusqu'à nous faire trouver malheureux, oui, dans le sein du bonheur même.

Mais, monseigneur, je ne vous ferais assurément point cet aveu avec tant de franchise, si je ne sentais bien pouvoir me rendre le sincère témoignage de m'être déjà, grâce à vos leçons et à celles de la philosophie, beaucoup corrigé de cette faiblesse; et j'ose me flatter que V. A. R. daignera en voir une preuve dans la fermeté que je lui ai montrée dans les circonstances présentes.

Je finis par prendre congé de V. A. R., en la conjurant de vouloir bien toujours se souvenir de son fidèle et dévoué serviteur, qui ne désire rien tant que de pouvoir la servir partout où la Providence trouvera bon de le conduire. En particulier, je vous supplie de vous tranquilliser tout à fait au sujet de ma santé. J'espère que le climat de Russie ne me sera pas aussi funeste que V. A. R. juge avoir lieu de le craindre. Je me suis déclaré invalide, ce qui me donne bien des priviléges. Et pour ce qui est de