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XII. LETTRE D'UN OFFICIER PRUSSIEN A UN DE SES AMIS, A BERLIN.

Prenez-vous-en à notre inaction, monsieur, si depuis longtemps vous n'avez reçu de mes nouvelles. Notre armée est aussi oiseuse cette année qu'elle a été agissante les précédentes. Voici la troisième marche que nous faisons; nous avons quitté l'Ossa pour grimper sur le Pélion; à moins de placer notre camp sur le Caucase, il ne saurait être plus haut; cela nous procurera une tranquillité parfaite. Vous avez bien raison, monsieur, de penser que la guerre ne s'apprend point dans les livres; cela est si vrai, que, les siècles précédents, temps de grossièreté et d'ignorance, on assiégeait les villes, et l'on croyait faire beaucoup. Voyez comme tout se raffine : à présent on assiége des provinces entières. Les Autrichiens et les Russes prétendent avoir formé la circonvallation de la Silésie. La nuit du 11 au 12, le maréchal Daun a fait ouvrir la tranchée devant cette province; sa première parallèle prend de Beerberg, et s'étend à Steinkirch; il a établi une batterie de quatre-vingts canons sur la montagne de Marklissa, et Loudon a placé une batterie à ricochet sur les hauteurs de Lauban. Nos artilleurs se flattent à la vérité qu'on ne les démontera pas sitôt; je plains leur sécurité, ces bonnes gens s'aveuglent. Il n'y a pas plus de trois milles de Marklissa à Liebenthal, où est <120>notre armée; jugez de l'effet que feront de là leurs bouches à feu. On fait de notre côté tous les préparatifs usités pour une défense vigoureuse : le soldat joue la comédie, l'officier s'amuse; sans doute que l'on pensera bientôt à faire des fascines et des gabions. Un Génois, homme intelligent et adroit, s'est engagé de pousser nos mines sous les batteries des ennemis, pour faire sauter tous leurs canons en même temps; il espère que par sa diligence il mettra ses mines en état d'être chargées au mois de décembre de l'année 1760. Cela serait suffisant; car, selon le calcul ordinaire des siéges, en adoptant les savantes supputations du célèbre Vauban, si les Autrichiens travaillent à sape volante, ils ne pourront être au pied de notre glacis qu'au mois de mars 1761; s'ils cheminent à sape couverte, leur ouvrage traînera jusqu'au mois de septembre de la même année. Outre les soldats que le comte Daun emploie, il y a journellement quinze cents paysans qui travaillent à perfectionner sa première parallèle.

Voilà tout ce que je puis vous dire; les commencements des siéges, d'ordinaire, sont stériles; mais donnez-vous patience, monsieur, vous ne perdrez rien à attendre. Vous aimez les choses singulières, il est juste que je vous serve selon votre goût; je vous en promets de très-extraordinaires. L'art de la guerre est parvenu à son point de perfection; on a perfectionné les canons, les montagnes et tout, en un mot, des mulets jusqu'aux pandours. Si les Turenne, les Montécuculi, les Eugène, s'avisaient de ressusciter de nos jours, ils passeraient à peine pour de vieux radoteurs. Quelques gens difficiles, les amateurs entêtés de l'antiquité, des esprits obstinés à soutenir leurs sentiments, n'en conviendront peut-être pas; mais c'est de quoi il ne faut pas s'embarrasser. La nouveauté fait le mérite des modes; pourquoi ne ferait-elle pas également la réputation des gens de guerre?

Souffrez, monsieur, que je vous quitte pour me rendre à mon devoir; je suis de jour aujourd'hui auprès du grand tube à réflexion pour observer les travaux des ennemis. On prendrait à présent notre camp pour un observatoire; Mars et Vénus ne sont pas plus lorgnés par les astronomes que le camp autrichien ne l'est par nos officiers; il ne se passe pas de jour sans qu'il y ait deux cents lunettes de braquées contre Marklissa et Lauban. Heureux <121>ceux qui n'ont rien à observer, et aux yeux desquels la dernière comète qui a paru,131-a les Loudon, et les Daun, et les Fermor, sont également indifférents! Jouissez, monsieur, de cette tranquillité dans votre paisible demeure, et daignez vous ressouvenir de temps en temps de votre nouvelliste de l'armée.

J'ai l'honneur d'être, etc.


131-a Voyez t. XII, p. 141.