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XLVIII. LA GUERRE DES CONFÉDÉRÉS, POËME.[Titelblatt]

<184><185>

ÉPITRE DÉDICATOIRE AU PAPE.

O vice-Dieu Ganganelli!
Saint pilote de la nacelle
Que Pierre, apostat plein de zèle,
Conduisit jadis sans surplis,
Je viens t'offrir une œuvre sainte
Où ton Église est bien dépeinte.
D'un crayon pieux et poli
J'employais la douce magie
Pour présenter ta hiérarchie,
Tes prélats crosses et mitres,
Jusqu'à tes pouilleux tonsurés,
Leur politique, leurs maximes,
Leurs mœurs hypocrites, leur foi,
<186>Leur zèle et leurs transports sublimes
Pour l'erreur, pour ses saints, pour toi.
Pour une œuvre si méritoire,
Où je n'ai cherché d'autre gloire
Que celle d'un chrétien zélé,
Mes vers, si leur prix est réglé,
Vaudront, à mon heure dernière,
Autant que de ton jubilé
Une indulgence plénière.
Donne-la-moi, j'en ai besoin;
Sans-Souci de Rome est bien loin.
En vers à toi je me confesse;
Lis-les, tu connaîtras sans soin
Et mes péchés, et leur espèce.
Je les dis tous dans ma détresse,
Car je sais ma religion,
Que tout chrétien au noir démon
Est dévolu, si par adresse
Il n'a produit au sieur Caron
Son billet de confession.
Pour Caron, ne devait sans doute
Se trouver ici dans ma route,
Il est exclus de notre loi;
<187>Le grand pontife qui m'écoute
Pourrait bien se moquer de moi.
J'embrouille la mythologie
Et la sombre théologie
Dans mon cerveau demi-païen;
Cela peut arriver très-bien,
Car fable d'Ovide ou d'un autre
Vaut autant que fable d'apôtre;
On les brouille et n'y comprend rien.
C'est du véniel, on le pardonne.
Je me prosterne aux pieds du trône
Où siége le divin magot;
Je lui promets qu'à Babylone,
Pour l'absolution, tantôt,
Si bonnement il me la donne,
Je baiserai son saint ergot.
Mes vers, désormais en droiture
Montrez votre caricature;
Le saint-père, qui n'est pas sot,
Vous garantit de la brûlure,
En bénissant votre grelot.
Ainsi jadis le fin Voltaire
Sut préserver son Mahomet
<188>Contre docteurs en froc, en haire;
Au zèle ardent qui s'enflammait,
A tout cagot qui déclamait
Il sut opposer le saint-père.216-a

<189>

LA GUERRE DES CONFÉDÉRÉS, POËME.

CHANT 1er.

Je vais chanter les exploits des guerriers
Que la Pologne au sein du trouble admire.
Ces grands héros, dans ce temps de délire,
Sans distinguer les chardons des lauriers,
Souvent par choix recueillaient des premiers.
Ce n'étaient pas des Hectors, des Achilles;
Enfants bâtards des discordes civiles,
Quoique hautains, entiers dans leurs débats,
Ils n'étaient point à vaincre difficiles,
Et préféraient le pillage aux combats.
Le trouble affreux de la guerre intestine
De la Pologne annonçait la ruine;
Les palatins, destructeurs de la paix,
Ivres d'orgueil, et que l'erreur fascine,
Esprits brouillons, agissaient sans projets.
Oh! que tout peuple éclairé par ces faits
Apprenne au moins, en lisant ces fadaises,
A détester ces farces polonaises,
Et la discorde, auteur de ces excès!
<190>Viens m'inspirer, ô féconde Folie!
Fais retentir ta marotte à grelots.
C'est par tes soins que des fous et des sots
La balourdise et l'histoire embellie
Peut quelquefois nous fournir des bons mots.
Raconte-moi, pour dilater ma rate,
Comment tu pus, dans l'empire sarmate,
Bouleverser les cerveaux des magnats.
On dit, et c'est, je crois, par médisance,
Que la besogne était faite d'avance,
Que, sans trouver de trop grands embarras,
Dans un terrain si propre à ta semence,
Tout produisit ce qu'alors tu semas.
Or, écoutez, mon illustre auditoire;
Voici comment le trouble commença.
Auguste trois allait dans la nuit noire,
Roi très-fameux, qui jamais ne pensa,
Pour y trouver sa chère Tisiphone,
Épouse dont il était obsédé,
Minois charmant, calqué sur la Gorgone,
Qui dans l'enfer déjà l'a précédé.
Fallut remplir dignement cette place,
La république avait besoin d'un roi.
Des Jagellons éteinte était la race;
On voulut donc, pour maintenir la loi,
En choisir un tiré d'une autre classe.
Le Polonais, toujours intéressé,
En voulait un qui fût panier percé,
Et qui parût à ses désirs avides
Le vrai tonneau, tourment des Danaïdes.
Tout juste alors on apprit un matin,
Par le corneur qui suit la Renommée,
Son écuyer, le Courrier du Bas-Rhin,
Que la Sottise, inquiète, alarmée
De n'avoir pu visiter dès longtemps
Les habitants que le Grand Turc enchaîne,
Et le Polaque, enfant de son domaine,
<191>Fendant les airs sur les ailes des vents,
S'en vint planer sur ces lieux florissants.
Avec plaisir elle vit la Pologne
La même encor qu'à la création,
Brute, stupide et sans instruction,
Staroste, juif, serf, palatin ivrogne,
Tous végétaux qui vivaient sans vergogne.
Je reconnais mon peuple à son esprit,
S'écria-t-elle, et sitôt le bénit.
Puis secouant vivement sa simarre,
Il s'en répand sur cette espèce ignare
Un gros brouillard tout chargé de vapeurs,
Rempli d'épais et de grossiers atomes,
Qui, les touchant de délire et d'erreurs,
Leur transmettaient leurs violents symptômes.
Jadis ainsi de la tour de Babel
Les fiers maçons, parlant toutes les langues,
N'entendant plus le jargon paternel,
Tout de travers expliquaient leurs harangues.
L'un disait blanc, quand l'autre disait noir;
L'un veut manger, on lui présente à boire;
Ils semblaient fous ou privés de mémoire,
Se chamaillant du matin jusqu'au soir.
Voilà comment les Polonais parurent
A cette diète où leurs clameurs élurent
Un autre roi. Mais comment s'y prit-on?
Tout député nommait un autre nom;
L'un voulait Paul, l'autre, Jean, l'autre, Pierre.
Enfin le trouble et la confusion
Auraient bientôt mis la Pologne entière
Dans le désordre et la subversion,
Si, vers le Nord, leur illustre voisine
N'eût par bonté prévenu leur ruine;
Et la Vistule avec plaisir alors
Vit arriver sur ses célèbres bords
De preux Russiens une illustre ambassade
Pour leur donner et bal, et sérénade.
<192>« O Polonais! pourquoi chez l'étranger
Choisirez-vous un roi pour vous juger?
Et pourquoi donc un staroste, un Sarmate
Ne pourra-t-il se couvrir d'écarlate,
Porter le sceptre, et, sur le trône assis,
Justifier que vous l'avez choisi? »
Dit en son nom Repnin à l'assemblée.
Rien ne toucha cette masse aveuglée.
Il fallut donc expliquer l'oraison
A tous ces sourds, porteurs de deux oreilles;
On se servit pour truchement, dit-on,
De l'avocat des rois, du gros canon.220-a
Il tire à peine, ô prodige! ô merveille!
On voit d'abord tous ces palatins qui,
Tous d'une voix, nomment Poniatowski;
Voilà le roi qu'à bon droit Catherine
Leur annonça par une coulevrine.
On croyait donc que tout était fini,
Que le royaume, en ce choix réuni,
Allait goûter, heureux et sans querelle,
Dans la débauche une paix éternelle.
Mais que l'esprit des hommes est léger!
Un seul moment peut changer leurs pensées.
Du vieux démon qui veille dans l'enfer
Vous connaissez les ruses compassées;
Toujours actif, plein de desseins pervers,
Il entrevoit qu'en ce moment prospère,
Propre à troubler le cerveau du vulgaire,
Il peut jouer un rôle en l'univers.
Tout vieux démon est l'intime des prêtres;
Il sait qu'ils sont charlatans, fourbes, traîtres,
Et quoique en chaire ils nomment Belzébuth
Avec horreur, au fond leur âme crasse
De noirs péchés se souille avec audace.
Et que font-ils pour gagner le salut?
D'affreux complots ou d'infâmes intrigues;
<193>L'intérêt vil est l'âme de leurs ligues.
Tous ces frapparts, bouillants d'amour, en rut,
Font du démon la nombreuse famille;
Et quand ils ont bien rempli leur métier,
Et que la mort va vous les envoyer
Dans les enfers, mons Astaroth les grille.
Or, écoutez comment notre ennemi
Adroitement sut troubler cette diète.
Il va d'abord se mettre à sa toilette,
Se travestit, prend l'air humble et soumis
D'un saint Antoine ou d'un anachorète;
Sur sa poitrine il a les bras croisés.
Le cou penché, les gestes compassés.
En le voyant, qui n'aurait pris le change?
Il paraissait un chérubin, un ange,
Un saint Xavier, un saint Malagrida,222-a
Si qu'à le voir on dirait : te voilà.
Tel parut-il, jouant la comédie
(Mais qui devint fatale tragédie)
Devant les yeux de ce fameux prélat,
De ce seigneur, pontife à Kiovie,
Esprit brouillon, vain, zélateur et fat.
Le diable avait l'habit de saint Ignace;
Il aborda doucement monseigneur,
Et celui-ci, le regardant en face,
Crut que c'était son ancien confesseur,
Et tendrement des deux bras vous l'embrasse.
« Quelle douleur, ô ciel! pour un chrétien,
Dit le démon sur un ton emphatique,
Pour un Polaque et zélé citoyen,
Qu'à notre barbe un Russe schismatique
Nous donne un roi de sa main despotique! »
Au mot de schisme, on eût vu le prélat,
Tout courroucé, le visage incarnat,
Les yeux en feu, transporté, frénétique,
En s'essoufflant, maudire le sénat,
<194>Et les Russiens, et l'auguste assemblée
D'élection; son âme était troublée;
Des mots confus et mal articulés
Avec effort s'échappent de sa bouche :
« O Polonais, palatins aveuglés!
Suis-je le seul que votre malheur touche?
Poniatowski, non, tu n'es plus mon roi;
Rends-moi, rends-moi mes serments et ma foi. »
Mais le malin, mais le faux jésuite
Reprend : « Seigneur, braire ne suffit pas
Pour renverser un trône et des États;
Il faut au chef une nombreuse suite. »
- « Tout servira, dit le prélat en feu;
Vois-tu, ma cause est la cause de Dieu.
Ne suis-je pas le pontife et le maître
De l'encloîtré, du chanoine et du prêtre?
Rassemblons-les; ces organes sacrés
Inspireront les peuples égarés. »
Tout aussitôt le diable, plein de zèle,
Va traverser paroisses et couvents,
Et recueillit ainsi dans peu de temps
De fronts tondus la nombreuse séquelle;
Et les voilà bien rangés tout à l'heur
Dans le salon qu'occupe leur seigneur.
« Mes chers enfants, vrais suppôts de l'Église,
Dit le prélat de l'air d'un inspiré
A tout ce peuple au crâne tonsuré,
Voici le temps qu'il faut que la prêtrise
Venge un affront dont Dieu se scandalise.
Un schismatique, un malheureux Russien
Nous fait un roi d'un staroste de rien
Qui, demi-grec dans le fond de son âme,
Nous souillera de sa créance infâme.
Songez, songez aux lévites fameux
Qui bravement égorgèrent leurs frères;
Récompensés par le dieu de nos pères,
Il les chargea de son culte pompeux.
<195>Faites de même, et méritez comme eux
De vos travaux la digne récompense;
Vous servirez le ciel dans sa vengeance,
Purifiant ici-bas sa maison.
Ah! frémissez quand on nomme le schisme,
Car l'hérésie est autant qu'athéisme.
Venez, prenez, suivez mon goupillon;
Ce signal est notre palladion,
Notre étendard, ou bien notre oriflamme.
Qui le verra doit sentir dans son âme,
Par la vertu de l'inspiration,
En combattant, que l'Église a raison.
Prêtres, Jésus vous a mis dans sa place,
En répandant sur vous le sacré don
De gouverner à gré la populace.
De votre main part l'absolution;
Vous punissez, ou vous lui faites grâce.
Puisque leurs cœurs sont en votre pouvoir,
C'est donc à vous à régler leur devoir;
Qu'incessamment votre voix les irrite,
C'est le métier de vrais docteurs chrétiens,
Contre le Russe et ce roi parasite
Que, malgré nous, nous donnent nos voisins. »
Après ces mots, des tonsurés la foule,
En se heurtant, par la porte s'écoule,
Va se nicher au confessionnal,
De là glisser en style monacal
L'affreux venin, infernal et caustique,
Que le prélat répand par ce canal
Pour soulever ce peuple pacifique.
Aucuns des maux dont on souffrit jamais
En peu de temps firent tant de progrès.
Si l'Orient craint le fléau funeste,
L'affreux ravage où l'expose la peste,
Et si la lèpre, au bon temps des Hébreux,
Gagnait du père au fils, à ses neveux,
Entamait tout, et portait ses ravages
<196>Sur circoncis, catins et pucelages,
Le tout est peu, rien en comparaison
Du mal sacré que la contagion
Multiplia, prêchant cette doctrine,
Qui de l'État prépara la ruine.
On remarqua que ces porcs de Sion,225-a
S'applaudissant que la dévotion
Du peuple avait si bien tourné les têtes,
A son honneur consacrèrent des fêtes.
Et cependant, riant d'un rire amer,
Le vieux démon s'en retourne en enfer.
Et pour la cour, qui s'amusait à table
Entre les bras de la sécurité,
Elle ignorait ce qu'avait fait le diable,
Et sans souci s'enivrait de gaîté.

<197>

CHANT II.

Est-il séant de tromper un stupide
Qu'un imposteur à son gré selle et bride?
Et quel honneur pour un chef de parti
D'aliéner selon sa fantaisie
Un peuple abject, dans la crasse abruti,
Qui de penser n'eut garde de sa vie!
Que j'aurais honte et que je rougirais,
Si le mensonge assurait mes progrès!
Si délicats, si bons, si charitables
Ne sont jamais les prêtres ni les diables;
Justes ou non, tous moyens sont égaux
Pour contenter ces esprits infernaux.
De tous les temps c'est l'antique méthode,
L'Église en fit son institut, son code;
Et tous les faits que mes vers chanteront,
Mon cher lecteur, plus vous en convaincront.
Ce long discours m'ennuie et m'incommode;
Venons au fait, reprenons nos récits.
Le vieux démon, préparant sa récolte,
Avait si bien disposé les esprits
Par les prélats et confesseurs aigris,
Que le tumulte annonçait la révolte.
Mais Catherine, au fond de son palais,
N'y préparait que des liens de paix;
Son noble cœur, rempli de bienfaisance,
Aux Polonais prêchait la tolérance,
<198>En leur disant : « Soyez unis, contents,
Et tolérez vos frères dissidents. »
A ce discours, les prêtres en furie
De cris d'horreur et de gémissements
Font retentir les sombres hurlements.
Chacun disait : C'est fait de la patrie.
Mais le magnat, staroste et plébéien,
L'esprit ému de cette momerie,
Soudain remplis par un saint fanatisme,
Criaient comme eux : « Exterminons le schisme!
Tout Polonais doit se confédérer,
Si du salut il ne veut s'égarer. »
Tout aussitôt les seigneurs s'assemblèrent,
Et gravement entre eux délibérèrent.
Parmi ces chefs éclatait Krasinski,
Malachowski, le vaillant Potocki,
Qui jusqu'alors n'avaient vu de leur vie,
Quoique héros, camps, soldats, ni combats,
Dans le conseil ayant l'âme enhardie,
Mais détestant les horreurs du trépas.
Krasinski dit : « Dans ce danger extrême,
Levons, armons, rassemblons nos hussards.
Tout Polonais qui reçut le baptême
Doit se trouver demain au champ de Mars. »
Mais Potocki, grand gourmand de nature,
Réplique ainsi : « Messieurs, c'est fort bien dit;
Mais où trouver l'argent, la nourriture,
Pour soudoyer tout cet essaim maudit? »
Lors Krasinski lui rappelle l'usage
Très-ancien, aussi juste que sage :
« Il faut piller, ou bien vivre à crédit;
C'était ainsi que Sobieski, grand homme,
En guerroyant vécut jadis, et comme
Il délivra des mains de Soliman
Vienne, réduite à son dernier moment. »
Oui, de Kiew leur repartit l'évêque,
Qui de ses jours n'eut de bibliothèque,
<199>Mais en tableau la Saint-Barthélemi,228-a
Bon reconfort contre un culte ennemi,
Et de saints os, reliques qu'il expose,
« Le Dieu puissant, qui protége sa cause,
Ce Dieu jaloux, si terrible et si craint,
Rendra pour vous le sacrilége saint.
Volez, pillez, n'épargnez nulle chose;
Qui sert son Dieu n'est jamais criminel.
Pour sûreté, je donnerai d'avance,
Sur mon lambon, devant le maître autel,
Pour tous péchés la plénière indulgence. »
La foule dont ils étaient entourés,
Éprise encor des vapeurs de l'ivresse,
Tant towargis228-b que petite noblesse,
Aux mots piller et de confédérés
Poussait aux cieux des clameurs d'allégresse;
Et tous enfin, sans bien savoir pourquoi,
Voulaient chasser et le Russe, et leur roi.
Dans ce conflit, où régnait le tumulte,
Les palatins redoutaient quelque insulte.
Ils s'en vont tous pour conférer entre eux,
Choisir des chefs pour mener leurs pouilleux,
Faits pour guider la masse plébéienne
Dont ils voulaient opprimer la prussienne;
Mais de ces grands si prompts à tout oser
Aucun ne veut lui-même s'exposer.
Radziwill dit : « Un palatin gouverne;
Ce n'est pas nous que la guerre concerne.
Imitons Dieu; s'il punit les États,
Il vous envoie un ange subalterne,
D'un tour de main qui met un peuple à bas.
Et puisqu'il faut que l'on fasse la guerre,
Gardons-nous bien de risquer tant de maux;
Envoyons-y pacholeks et vassaux,
<200>Ils lanceront pour nous notre tonnerre.
Choisissons donc quelque soudard hardi,
Et qu'aussitôt, au bruit de la trompette,
On le proclame, et le mette à la tête
Du vil ramas qu'assemble le parti.
Tenez, nommons Zaremba, Pulawski;
De tels héros, quoique inconnus encore,
Feront voler du couchant à l'aurore
Leurs noms chéris de tout vrai Polonais. »
Tous d'une voix les magnats applaudirent,
Et les deux chefs selon leurs vœux choisirent,
En se flattant des plus heureux succès.
Mais le fameux prélat de Kiovie,
Les yeux levés, et l'âme au ciel ravie,
Répand sur toi, confédération,
D'un bras vainqueur sa bénédiction;
Et puis au haut d'une perche croisée,
Comme un drapeau par sa main baptisée,
Il attacha son sacré goupillon.
Les palatins d'abord se séparèrent,
Et leur foyer tous les grands désertèrent;
En Saxe, en France, en cent divers pays
Tous ces seigneurs en peu s'éparpillèrent;
Et sans avoir de plan fixe ou précis,
On les voyait voyager par ennui.
Mais cependant les chefs dans la Hongrie,
Tous rassemblés au château d'Épérie,
Déjà formaient avec grand appareil
D'un tas de fous le suprême conseil
Pour diriger de loin la confrérie,
Battre le Russe et piller leur patrie,
Pour détrôner ce bon roi Stanislas,
Que par boutade alors ils n'aimaient pas.
En même temps, l'oriflamme en Pologne
Fait rassembler tous les confédérés.
Chacun s'agite et vaque à sa besogne;
A bien piller ils se sont conjurés.
<201>Le Pulawski, ce preux chef de la troupe,
Croyait mener la république en croupe;
Le fat s'admire, et croit représenter
Les grands seigneurs de l'empire sarmate;
Il s'applaudit, sa vanité le flatte.
Sur un genet le héros va monter;
Mais il faut voir comme il va débuter.
Ah! que l'homme est un animal peu sage!
Il ne prévoit que la prospérité,
Et dans le calme il ne craint point l'orage.
En imprudent au péril il s'engage;
Mais d'un revers, souvent bien mérité,
Son courage est pour jamais rebuté.
Le Pulawski, portant son oriflamme,
Et Zaremba, que le butin enflamme,
S'en vont tous deux brossant à travers bois,
Pour découvrir les protecteurs des rois.
Ils demandaient à tout manant qui passe :
Où sont-ils donc? ne les a-t-on point vus?
- Qui donc, messieurs, qui voulez-vous, de grâce?
- « Ces ennemis à nos bras dévolus,
Et qui bientôt par nous seront vaincus. »
En devisant, bientôt ils arrivèrent
Dans un terrain plus riant, plus ouvert;
Mais de Drewitz231-a les troupes s'y trouvèrent.
Quand un grand saint voit le diable d'enfer,
Tout en fuyant, il s'en éloigne vite;
En s'aspergeant d'un bon jet d'eau bénite,
Il vous marmotte en tremblant son Pater.
Nos deux héros pensaient alors de même.
L'œil égaré, la face pâle et blême,
Zaremba dit : « Regarde nos soldats;
Bâtons ferrés font le fort de leurs armes,
Quelques fusils et de vieux coutelas;
Comment braver les combats, les alarmes? »
Le Pulawski répond : « Il est certain
<202>Que tout va mal; je crois que le destin,
Pour épargner le meurtre et le carnage,
Veut réserver notre bouillant courage
Pour d'autant mieux combattre dès demain. »
Le gros canon des Russes se décharge,
Les boulets vont, ou bien ou mal mirés,
Tout au travers de nos confédérés,
Qui de jurer et de gagner le large,
Qui de crier; et dans ce désarroi,
Pensant encore à leur dernière diète,
Ils croient tous dans ce premier effroi
Que ce canon dont le bruit les inquiète
Leur annonçait encore un nouveau roi.
Tout aussitôt l'impatient Cosaque,
Fondant sur eux, les presse et les attaque.
On ne prend pas si vite qu'on le croit
Sur palefroi un Polonais qu'on traque;
Il sait courir tout aussi bien qu'il boit.
Drewitz parut au towargis rustique
Tel que Cortez, la terreur du Mexique.
Quelques chevaux, de la poudre et du plomb
Des deux héros étaient le spécifique.
Ah! qu'il faut peu pour acquérir un nom!
L'ami lecteur se souviendra sans doute
Ce que du Parthe anciennement on dit;
Ce grand Crassus, le Parthe le défit
En affectant de se mettre en déroute.
Des Polonais il n'était pas ainsi;
La vérité de ce fait, la voici.
Chacun en hâte enfilait la vallée,
Piquait des deux, évitait la mêlée,
Tout en courant s'éloignait de ces lieux,
Sans qu'un moment il retournât les yeux.
Courir ainsi n'est fuite simulée;
Mais s'ils couraient, dispersés par les bois,
Ce n'était point peur ou poltronnerie;
Ils aimaient trop notre dame Marie
<203>Et leur pays anarchique et sans lois;
C'était plutôt amour de la patrie,
Pour d'autant mieux combattre une autre fois.
Hors du danger, nos braves se trouvèrent
Près d'un gros bourg qu'aussitôt ils pillèrent.
Le maître était un seigneur de trente ans :
« Je suis, dit-il, un zélé catholique;
Et pourquoi donc, ô Pulawski l'inique!
Me traitez-vous comme les dissidents? »
Autour de lui, sa femme et ses enfants,
Fondant en pleurs, par des cris lamentables
Croyaient fléchir ces pillards implacables;
Mais Pulawski, dépité de l'affront
Dont le Drewitz faisait rougir son front,
Pour consoler sa douleur trop amère
Aurait pillé son père et sa grand'mère,
S'il les avait trouvés sur son chemin.
« Que fais-tu là de cette jeune femme?
Dit le guerrier au pauvre châtelain;
J'ordonne et veux que cette belle dame
Vienne avec moi soulager mon chagrin.
Je suis battu, je veux qu'on m'en console;
Et cette dame à la chair tendre et molle,
Dont mon cœur est subitement séduit,
Doit avec moi coucher dès cette nuit. »
A ces propos si durs qu'il vient d'entendre,
Le châtelain s'apprête à se défendre;
Les paysans attaquent les soldats,
Et nos fuyards s'apprêtent aux combats.
Qui m'aidera pour chanter leur querelle,
Leur vive ardeur, la force de leur bras?
Les coups tombaient aussi dru que la grêle
Lorsqu'elle vient ravager les moissons
Ou bien briser les vitres des maisons.
L'un, tout en sang, a démis sa mâchoire,
L'autre sa nuque; un autre plaint son dos,
Celui son œil; l'autre dans la nuit noire
<204>S'en va conter sa déplorable histoire;
Tant la fureur acharnait ces héros!
De Pulawski le nombre enfin l'emporte;
On prend la belle, on l'enlève, on l'escorte.
Son beau minois, arrosé de ses pleurs,
Eût adouci le tigre et la panthère;
Mais nos brigands, grossiers, brutaux, sans mœurs,
Avaient le cœur plus dur qu'aucun corsaire;
Et Pulawski dans des monts à l'écart
Va se cacher à l'abri du hasard.
Mais vous, mon roi, pour qui chacun ferraille,
Que faites-vous, mon bénin Stanislas?
Dans votre cour, loin de toute bataille,
Adorez-vous quelques jeunes appas?
Au bal, au jeu vous passez vos journées,
Laissant aller tranquille, de ce lieu,
Le cours obscur des vagues destinées
Selon le gré de Drewitz et de Dieu.

<205>

CHANT III.

Qu'on est heureux quand on est raisonnable!
L'école dit que nous le sommes tous;
L'école ment, et le fait véritable,
C'est que ce monde est un amas de fous.
Dans son chemin, le lecteur favorable
Sans doute a vu nombre d'extravagants
De tout pays, tout état et tout rang,
Des éventés dont l'esprit faux et louche
N'ont de leurs jours proféré de leur bouche
Que sots discours, que plat galimatias,
Bons pour charmer les menins de Midas.
Si l'on fouillait dans plus d'un grand empire,
Quelle moisson au gré de la satire
Un Arétin cueillerait sur ses pas!
Moi, qui des grands redoute et crains trop l'ire,
Je me retiens et ne le dirai pas.
Si cependant il était des États
Que d'Hippocrate un apostat dirige,
Me faudrait-il garder ma gravité?
Dans un moment de joie et de gaîté,
Qui ne rirait d'un si plaisant prodige?
Mais réprimons ce désir importun,
Car la sagesse ainsi de nous l'exige,
Et nous prescrit de ménager chacun.
Quand j'ai longtemps anatomisé l'homme,
Je dis souvent : Depuis Pékin à Rome,
<206>Le sens commun n'est pas aussi commun
Que bien des gens font mine de le croire.
Vous l'avouerez, si lisez cette histoire.
Des Polonais il faut vous recorder,
De Pulawski rappeler la mémoire,
Et des combats qu'il vient de hasarder.
Or vous saurez qu'alors la renommée
Allait corner de climats en climats
Ce qu'elle sait et qu'elle ne sait pas,
De Pulawski la burlesque aventure,
Par un canon mis en déconfiture,
Le Zaremba, chef des confédérés,
Qui sans raison couraient tous égarés.
Ce bruit s'accroît; chacun, selon sa pente,
En le contant l'exagère et l'augmente;
Et tant s'en dit, que, dans tout l'univers,
Chacun parlait, en prose comme en vers,
De l'action mémorable et brillante
De ce Drewitz, qui passait toute attente.
Cette rumeur se communique enfin
Jusqu'au palais qu'habite la Sottise.
Ce palais est la catholique Église,
Dont Pierre était le premier sacristain.
Là se trouvait l'absurde Inconséquence,
La Déraison avec l'Incohérence;
Les yeux bandés on voit à son côté
La folle Erreur et la Crédulité,
Se nourrissant de mensonges, de fables,
Et la Terreur, qui nous forgea les diables.
Tout au milieu, sur un sacré privé,237-15
De la déesse est le trône élevé.
Son œil est raide, et sa bouche est béante;
<207>Et dandinant sans cesse sur la plante
De ses deux pieds, sa noble cour l'enchante.
C'est elle qui des papes autrefois
Avait fondé la puissance et la gloire.
O Boniface! ô superbe Grégoire!
Elle faisait recevoir par les rois
Vos mandements, vos insolentes bulles,
Dont se seraient torchés des incrédules.
En apprenant que les confédérés,
Ses chers enfants, de son sang engendrés,
Sont sans espoir, sans secours, sans asile,
Elle pâlit et demeure immobile.
Soudainement reprenant ses esprits,
La rage au cœur, sa fureur indocile
Éclate enfin en ces douloureux cris :
« O chien de Russe! ô monstre! ô crocodile!
Ah! tu triomphe; ô vengeance stérile!
Détruiras-tu mes Polonais chéris?
Non, c'en est trop; que ma fureur éclate;
A mes enfants cherchons un défenseur
Au Nil, au Pont, aux rives de l'Euphrate. »
Tout aussitôt, pour dilater sa rate,
Elle rassemble une épaisse vapeur
D'un noir brouillard, puant, infect et sombre,
Et va s'asseoir au milieu de cette ombre,
Part promptement pour trouver le sénat,
Des Polonais représentant l'État.
Elle vogua tout droit vers la Hongrie,
Et descendit au château d'Épérie.
Là se trouvaient de bigots palatins
Et de prélats une auguste assemblée,
Qui déploraient leurs malheureux destins,
Et la patrie aux Russes immolée,
Et leurs autels, et la religion.
« Que deviendra l'Église catholique?
Disaient les uns; l'enfer en action
Veut opprimer par un bras schismatique
<208>Son seul appui, la persécution.
Qui désormais, adorant le ciboire,
Viendra chez nous à la confession?
A Nicolas le peuple fera gloire,
Et nos prélats, perdant le purgatoire,
O comble affreux d'abomination!
N'auraient donc plus de quoi manger ni boire! »
De ce discours pathétique et touchant
L'impression pénétra la Sottise.
« Il faut, dit-elle, il nous faut sur-le-champ
Trouver quelqu'un qui défende l'Église.
Adressons-nous au Turc; il est séant
D'unir pour nous la croix et le croissant,
Car Mahomet aimait le christianisme;
Chacun le sait, qui connaît l'Alcoran;
Et Mustapha, ce généreux sultan,
Maudit le Russe, en abhorrant le schisme.
C'est à lui seul qu'il faut avoir recours;
Oui, du sultan nous aurons les secours. »
A ce conseil les seigneurs applaudirent,
Sur cet objet les cœurs se réunirent;
Mais les prélats tombèrent à genoux.
« O tendre mère! immortelle Sottise,
Dont le conseil prudent nous favorise,
Vous savez bien et que la Vierge, et vous,
Furent toujours adorées parmi nous
Comme les seuls suppôts de notre Église,
Lui dirent-ils; et notre âme soumise,
Extasiée en des moments pareils,
De point en point va suivre vos conseils. »
Durait encor ce bienheureux syncope,
Que la Sottise à leurs yeux disparaît;
Un gros nuage à l'instant l'enveloppe,
Et vous l'enlève aussi vite qu'un trait.
Mais les propos de son âme exhalée,
En imprimant dans les cœurs leur arrêt,
Réconforta cette auguste assemblée.
<209>Ce Krasinski, fameux chef de parti,
Fut député pour parler au mufti.
Dans le sérail la Sottise empressée
L'avait déjà par son vol devancée,
Et Mustapha, qui la connaît très-bien,
Réglait toujours son avis sur le sien.
Le Polonais débuta de la sorte :
« O grand mufti! notre mufti chrétien
A bien voulu m'envoyer vers la Porte
Pour implorer votre puissant soutien.
Que deviendra la divine pucelle
Avant, ainsi qu'après l'enfantement?
Un Nicolas, ce saint de l'infidèle,
De ses autels veut chasser la donzelle,
Pour s'y placer lui-même apparemment;
Et le Russien, qui commence par elle,
Voudra de même, en l'empire ottoman,
Vous dénicher Mahomet de la Mecque.
S'il fait main basse assez brutalement,
En nos États, sur maint honnête évêque,
A vous le tour peut être incontinent.
Assistez donc, il en est temps encore,
Le saint des saints, qui par moi vous implore.
Que désormais les clefs et le croissant,
Flottant ensemble en ce grand armement,
En imprimant en tout lieu l'épouvante,
Rendent par vous l'Église triomphante. »
Tout le divan répondit gravement
Que Mahomet, grand amateur de vierges,
Ne voudrait pas qu'on leur rognât des cierges,
Et que le pape, allié du mufti,
Guerroierait ainsi que Krasinski.
Soudain l'on arme, et la pesante enclume
Forge le fer, dépaissit son volume.
On voit venir tous ces peuples divers,
Et de Memphis, et du fond de l'Asie,
Et ceux du Pont, et ceux de l'Arabie,
<210>Et ces archers à tirer tant experts,
Ceux qu'un ciel chaud rendit noirs en Libye;
En se voyant ils étaient ébahis.
Ce n'est le tout, et de divers repaires
S'y joint encor bostangis, janissaires,
Avec le corps des diligents spahis.
Personne d'eux ne sait que pour l'Église
Le coutelas de Mahomet s'aiguise.
Ils marchent tous, ils vont avec plaisir
Pour occuper les bords du Borysthène.
Devant leur front marche le grand vizir;
Vers le Dniester ils arrivent sans peine.
Quand on le sut, tous les confédérés
Devinrent fous; chacun se pâmait d'aise
De voir par eux les pachas inspirés,
Et le croissant sur terre polonaise.
Le Pulawski se croit déjà vainqueur,
Et de Drewitz prédisait le malheur.
Pour Stanislas, reclus dans Varsovie,
Il ne sait plus à quel saint se vouer,
Ni s'il est roi, ni comment dénouer
Ce nœud gordien, formé par félonie.
A Catherine enfin il a recours,
Et ces héros qu'enfante la Russie
Rapidement volent à son secours.
Voyez comment d'une faible étincelle
Peut se former un grand embrasement.
O mes amis! craignez tous le faux zèle,
De tous les feux c'est le plus dévorant.
Gardez-vous bien par trop de bienveillance
De modérer sa folle intolérance.
Mais elle sait comment on doit braver
Constantinople, et Varsovie, et Rome,
Et confondit leurs projets en grand homme.
Tout s'apprêtait alors aux vrais combats;
Ce n'étaient point de frivoles bravades,
De Pulawski les folles mascarades,
<211>Mais des héros suivis de vrais soldats,
Et qui viennent dans ces nobles carrières
Y dispenser de leurs mains meurtrières
L'effroi, la peur, l'horreur et le trépas.
Nos Polonais ne se joignirent pas
Aux Turcomans, leurs alliés fidèles.
« Videz, videz, disaient-ils, nos querelles;
Pour butiner nous suivrons tous vos pas. »
En attendant, pour s'amuser sans doute,
Chacun allait, suivant une autre route,
En sûreté voler ce qu'il trouvait,
Chez l'ennemi mettait tout en déroute,
Et chez l'ami saccageait et pillait,
Si bien qu'en peu rien à piller n'était.
Et la Sottise, au haut de l'hémisphère,
En apprenant quel est le savoir-faire
Des Polonais, que son cœur chérissait,
Leur souhaitant un sort toujours prospère,
Du haut des cieux encor les bénissait.
Et moi, bavard, de qui la goutte enchaîne
Tous les dix doigts, n'ai-je point à rougir
Des avortons de ma prodigue veine,
Quand la douleur m'en fait bien repentir,
Pour vous conter, ainsi que les gazettes,
En mauvais vers d'aussi folles sornettes?
Mais finissons; pour vous entretenir,
J'aurai demain de quoi vous réjouir.

<212>

CHANT IV.

Que la fortune est perfide et trompeuse!
Elle est coquette, elle est capricieuse.
Certes, voilà qui n'est pas trop nouveau;
Qui ne le sait? car du cèdre au roseau,
Bonheur subit, chance malencontreuse,
Font de nos jours le bigarré tableau.
Laissons-la donc, avec sa vieille roue,
Vous exaucer les uns avec fracas,
Et, par des tours sanglants qu'elle nous joue,
Précipiter ceux quelle hait en bas.
Mais si d'un sot la bêtise l'amuse,
Si la faveur l'éblouit et l'abuse,
Quelle leçon en retirer pour nous?
Que des soudards à l'âme vile et brute,
Accompagnés d'un millier d'autres fous,
Bronchant, tombant de rechute en rechute,
Soient aux combats pusillanimes, mous;
Et que manquant d'esprit et de prudence,
Ils soient punis, faute de prévoyance,
De pareils faits, étant par trop communs,
A les ouïr deviennent importuns.
Qu'importe donc qu'un brigand de Sarmate
D'un vain succès pour un moment se flatte?
Mais mon lecteur croira, non sans raison.
A ce ton grave où mon style s'élève,
Que, par l'effet d'une indigestion,
<213>En cette nuit un triste et fâcheux rêve
M'a mis en goût de lui faire un sermon.
Non, il se trompe en cette conjecture
(Effet commun de l'art conjectural),
S'il juge ainsi de mon style inégal.
Voici l'aveu de la vérité pure :
Sans soins, sans peine et sans plan général,
Je laisse errer ma plume à l'aventure;
Sans s'arrêter, en courant, elle écrit
Ce qu'au hasard enfante mon esprit.
Venons au fait, reprenons notre tâche.
Le Pulawski, guerrier si dur, si lâche,
Était flatté de ses derniers succès;
Il retroussait sa crasseuse moustache,
Se rappelant ces paysans défaits,
Et la donzelle aux ravissants attraits
Qu'au châtelain sa violence arrache.
Mais dans les champs, les prés et les forêts
Il n'était plus cheval, taureau ni vache;
Les towargis, ces héros polonais,
Avaient tout pris ce qui restait à prendre,
Et leur usage était de ne rien rendre.
On commençait à sentir les besoins,
Car pour nourrir d'avides subalternes,
Rassasier towargis et pancernes,244-a
C'était sans fruit qu'on employait ses soins.
Le Zaremba, las de courir la plaine,
Leur dit : « Amis, il nous faut un domaine,
Un endroit fort où garder notre peau,
Où rassembler d'un vaste voisinage
Tout le butin qui nous tombe en partage;
Et cet endroit, soldats, est Czenstochow.
Dans ce couvent, notre mère pucelle,
En réduisant le Cosaque à zéro,
Saura fort bien nous défendre avec elle. »
Aussitôt dit, aussitôt l'on marcha.
<214>A leur rencontre arrivent de gros moines;
Dans le couvent la troupe se nicha,
Et but le vin que gardaient les chanoines.
Mais quand le vin les eut presque abrutis,
De Pulawski la gentille donzelle,
En embrasant ces gras cuculatis,
Dans ce lieu saint alluma la querelle.
Chacun voulait jouir de ses appas,
Chacun voulait la serrer en ses bras;
Et Pulawski, transporté de colère,
Allait tirer son cruel cimeterre.
On allait voir tous ces crânes tondus
Par un soudard brutal et téméraire
Ensanglantés, balafrés et fendus.
O sainte Vierge! ô tendre et bonne mère!
Souffriras-tu qu'un lieu qui t'est voué,
Dont tu remplis l'auguste sanctuaire,
Soit en ce jour, au pied du baptistère,
Par un ivrogne à tes yeux pollué?
Ne craignez rien; c'est chose sans exemple
Que notre reine abandonne son temple.
Tandis qu'encor durait ce chamaillis,
Vient un valet pâle et tout ébahi :
« Alarme, alarme, accourez tous, Polaques,
Opposez-vous, criait-il, aux attaques!
Voilà le Russe, il s'avance à grands pas;
Ivres de vin il pense vous surprendre.
Sur les remparts volez, vaillants soldats,
Et songez bien surtout à vous défendre. »
C'était Drewitz; toujours l'oreille au guet,
Trop bien instruit de ce qui se passait,
Il devinait que dans le réfectoire
Le Polonais ne s'amusait qu'à boire,
Qu'ardent, en rut, chacun s'y querellait.
Sûr de ces faits, il présageait sa gloire.
Dans un moment le fort est entouré,
Et par le Russe étroitement serré.
<215>Transi de peur, on quitte la donzelle;
Tout en tremblant, le towargis surpris
Va se blottir et chercher des abris
Dans un recoin que fait la citadelle.
Ces gueux, étant effarés, étonnés,
Tremblent si fort du Russe et de sa troupe,
Qu'aucun n'ose montrer le bout du nez
Sur le rempart, pour qu'on ne le lui coupe.
Devinez-vous ce que préméditait
Ce Russe fin, qui si bien les guettait?
Il veut, la nuit, leur donner une aubade,
Et s'emparer du fort par escalade.
O mère Vierge! en sera-t-il ainsi?
Et verra-t-on un peuple schismatique
Escalader votre sainte boutique,
Vous insulter et vous chasser d'ici?
Vous allez voir comment la bonne dame
S'en va traiter ce schismatique infâme.
Elle sait tout, car le Père éternel
Le lui révèle; elle est reine du ciel.
Or, connaissant ce qu'un Drewitz prépare
Avec autant de rage que de fiel,
La bonne dame à l'instant le rembarre.
« Venez, venez, dit-elle, mon cher fils,
Et secourez nos guerriers déconfits.
Vous savez bien de monsieur votre père
Quel fut jadis l'honorable métier,
Qu'à Bethléhem il était charpentier.
De ses outils assistez votre mère,
Servez-vous-en comme un digne héritier. »
Jésus les prend; sur le dos du Messie
On voit flotter le rabot et la scie.
Il était nuit, ils traversent les airs.
Déjà Drewitz approchait de la place;
Ils vont tous deux le prenant à revers.
De ses soldats suivant de près la trace,
Le doux Jésus, sans qu'on s'en aperçût,
<216>D'un tour de main vous scia les échelles,
Et si bien fit, qu'en se servant d'icelles,
Aucune allait à la moitié du but.
Qui fut confus? ce fut Drewitz sans doute;
En même temps partit de la redoute
Un feu très-vif, et Drewitz disparut.
Mais quand les dieux pour leurs foyers combattent,
Qu'ils font briller dans leurs divines mains
Ces instruments dont les coups nous abattent,
Que peut contre eux la valeur des humains?
Le Pulawski se boursoufle de gloire;
Tout bonnement il pense que c'est lui,
De Czenstochow le vengeur et l'appui,
A qui l'on doit l'honneur de la victoire.
Mais les frapparts et tous les encloîtrés,
Par le Seigneur sur ces faits inspirés,
Surent bientôt en divulguer l'histoire.
Ce conte fit l'entretien des bigots,
Et chacun sut que pour son tabernacle
La bonne Vierge avait fait ce miracle.
Pulawski même et sa troupe de sots
Se complaisaient à publier la chose :
« Dieu nous soutient, nous défendons sa cause,
Se disaient-ils, nous battrons ces marauds. »
La belle aussi, mais qui n'était pas vierge,
Que Pulawski chérit si tendrement,
Pour la madone alla dévotement
A son honneur faire allumer un cierge;
Elle sent bien que du violement
Sa main divine en ce jour l'a sauvée.
Tandis qu'ainsi leur troupe est abreuvée
De pure joie et de contentement,
Que nos guerriers, frappés d'un grand miracle,
S'imaginaient assez légèrement
Être montés tout au haut du pinacle
De la fortune, et que dans l'univers
Ils ne craignaient contre-temps ni revers,
<217>Voilà-t-il pas qu'arrive la nouvelle
Que du Grand Turc le puissant armement,
Le grand vizir et toute sa séquelle
Par Galizin sont frottés bravement,
Que des Russiens la victoire est complète!
Si je savais entonner la trompette,
Je chanterais en style harmonieux
Ce Galizin, du Turc victorieux.
Mais je n'ai pas l'impudente arrogance
De moduler sur mon aigre sifflet
Le beau récit d'un aussi noble fait;
Le ridicule est de ma compétence,
En ses vieux jours ma muse s'y complaît.
En notre Europe, en grande diligence
Tout se redit, tout s'ébruite et se sait.
Ceux qui, portés pour les succès du Russe,
Le préféraient au peuple sans prépuce
Applaudissaient à ce qu'aux champs de Mars
Les ennemis, les destructeurs des arts
Eussent reçu à Chotzim leur salaire.249-a
Ceux dont le vœu au Russe était contraire,
Tout consternés, croyaient dorénavant
Qu'on manquerait d'un égal équilibre
Pour maintenir indépendant et libre
Ce Mustapha, potentat d'Orient,
Et qu'il serait dangereux et terrible
Que le Russien aux spahis invincible,
Accompagné de tout son attirail,
Allât chasser Mustapha du sérail,
Et lui ravir son bataillon de belles
Aux yeux fendus, aux bouches de corail,
De ses langueurs compagnes trop fidèles.
Voilà comment un esprit peu rangé
Juge et décide en tout par préjugé.
Dès qu'on apprit dans Rome catholique
Le triste sort qu'essuya le croissant,
<218>Rezzonico, le pape alors régnant,
Et du mufti zélateur fanatique,
En fut saisi d'une terreur panique
Et telle enfin que si lors, sur-le-champ,
La foudre avait brûlé le Vatican.
« Hélas! hélas! sort cruel, sort inique!
Ce désarroi est un tour diabolique,
Dit le saint-père; il faut incessamment
Faire exposer notre saint sacrement. »
Le lendemain, processions se firent,
A mille autels grandes messes se dirent;
Et dans l'ardeur qui le peuple animait,
Il priait Dieu de bénir Mahomet.
Pour le dervis s'intéressait l'évêque,
On confondait et la Vierge, et la Mecque,
Et dans les murs de la sainte Sion
N'étaient que pleurs et désolation.
Rome prétend que la douleur amère
Du contre-coup qui frappa le bateau
Ou la nacelle où jadis rama Pierre,
En épuisant les forces du saint-père,
Vous le coucha tout pleurant au tombeau.
Mais en Pologne, ô Dieu! qu'on vit de larmes
Couler des yeux des bons confédérés!
Tout ébaubis et les cœurs déchirés,
Leurs mains allaient laisser tomber les armes.
« Se peut-il donc qu'on traite comme nous
L'amas nombreux d'un peuple formidable? »
Se disaient-ils. La peur les rendit fous.
Hélas! jadis leur bras fut redoutable,
Quand ils venaient étriller nos aïeux;
Mais quand le Turc nous devint secourable,
Le Russe ardent, et plus que lui fougueux,
L'a dissipé comme les grains de sable
Que pousse et chasse un vent impétueux.
Plus consternés paraissaient en Hongrie
Les palatins cachés dans Épérie.
<219>Le Pulawski, la Vierge et Czenstochow,
Drewitz joué, traité comme un badaud,
Était, hélas! rayé de leur mémoire;
Car chez nous tous, c'est chose trop notoire,
Le bien passé le cède au mal présent.
Ni plus ni moins, dans ce danger pressant
On consultait. Que reste-t-il à faire?
Quel parti prendre? On plaignait sa misère,
Mais aucun d'eux ne dit son sentiment.
Pour Stanislas, tranquille à Varsovie,
Tout doucement réfléchissant en soi,
Disait souvent : « On se bat bien pour moi
Aux bords du Dniester et dans la Moldavie;
Ces bons Russiens pour moi donnent leur vie;
Ainsi je suis et je resterai roi. »

<220>

CHANT V.

Au nom de roi, de potentat, de maître,
Chacun se dit : Ah! que je voudrais l'être!
Eh! pauvre sot, de la grandeur frappé,
Si tu l'étais, tu viendrais à connaître
Combien l'erreur et l'éclat t'ont trompé.
Et que serait-ce, un jour, si, sur le trône,
On surchargeait ton chef d'une couronne?
En serais-tu plus gras et mieux nourri,
Plus grand buveur, plus vigoureux mari?
En serais-tu plus sain pour ta personne?
Ami, crois-moi, les hommes sont égaux;
Dans chaque état, par un juste mélange,
Chacun éprouve, et ce n'est chose étrange,
L'alternative et des biens, et des maux.
Qu'importe donc sous quel différent masque,
Sous la couronne, ou la mitre, ou le casque,
Un sort cruel, inconstant et fantasque
Change cent fois ses bienfaits en rigueurs?
C'est même joie, ou ce sont mêmes pleurs.252-a
Qui te connaît? qui sait que tu respire?
De ton état l'heureuse obscurité,
Te dérobant à la malignité,
Ne permet pas qu'en vers on te déchire.
Mais pour les chefs d'un grand et vaste empire,
Ce sont de bons et de friands morceaux;
<221>Tu vois sur eux fondre tous les corbeaux,
Tous les Mandrins, barbouilleurs de satire.
Un roi s'en fâche, et maudit ces marauds;
Dans ta chaumine, à table, on t'en voit rire.
Tu peux savoir quels sont tes vrais amis;
Sans intérêt, voisin ou parent t'aime.
Mais pour un roi c'est un obscur problème;
Il voit chez lui des courtisans soumis,
Dont le faux zèle et le soin l'importune,
Qui, sans l'aimer, adorent sa fortune.
Ces souverains enviés, critiqués,
N'ont jamais vu que visages masqués.
Vois-tu ce chêne élevé dans les nues,
Au front superbe, aux branches étendues?
Un vent l'abat et brise ses rameaux,
Tandis qu'aux bords des lacs et des ruisseaux,
Des aquilons les forces confondues
Ont respecté les fragiles roseaux.
Tel est le sort de la grandeur humaine.
N'écoute plus la voix d'une sirène
Qui, pour t'outrer contre un commun destin,
Veut t'éblouir par la pompe mondaine;
Fais comme Ulysse, et poursuis ton chemin.
Tout est égal, je le répète en vain.
Si tu gémis quand la douleur te peine,
Également la fièvre et la migraine
Font grelotter le corps d'un souverain.
S'il a la goutte, aux membres qu'elle enchaîne
Il sent autant de douleur et de gêne
Que Phalaris, inventeur inhumain,
En fit souffrir dans son taureau d'airain.
L'âge pesant rend son âme engourdie,
Et pour finir l'illustre comédie,
La Parque arrive, et d'un coup de ciseau,
Tout comme toi, me le couche au tombeau.
Mais si tu crois que ce discours immole
La vérité rigide à l'hyperbole,
<222>Vois, examine, et fixe ici tes yeux
Sur Stanislas, triste roi de Pologne,
Chargé d'ennuis, accablé de besogne;
Vois si ton cœur peut l'appeler heureux.
De ses foyers un assassin barbare,
La nuit, l'enlève,254-a et par un bonheur rare,
Il se dérobe à ses bras furieux.
Ah! mon bon roi, moi-même je m'accuse;
Je t'ai parfois traité trop durement.
J'en suis contrit. Mon impudente muse
Te déchira de son style mordant.
Oui, j'en ressens componction très-grande;
Je veux partir, je veux incessamment
A Czenstochow faire honorable amende.
Il ne faut point, dans de frivoles jeux,
En folâtrant frapper les malheureux.
Mais ce bon roi, sur le trône peu ferme,
De ses malheurs n'a pas atteint le terme.
Le fait est clair, car tous ces grands magnats,
Ce vil conseil composé de Midas,
N'ont d'autre but, au château d'Épérie,
Que de troubler et ruiner leur patrie,
Quoique d'ailleurs accablés d'embarras.
Le désarroi du Turc en Moldavie,
Sa fuite enfin, sa longue léthargie,
En les privant du plus ferme soutien,
Les laissait là ne tenant plus à rien.
S'élève alors monsieur de Cracovie,
Pontife ardent, mais plein de prud'homie;
Comme en sursaut sortant d'un long sommeil,
Il parle ainsi : « Pour le bien de l'Église
Voyez de quoi ma bonne âme s'avise;
Sur tous les points suivez donc mon conseil.
Dans nos malheurs la ferveur est de mise;
Invoquons tous notre divinité,
Et qu'on implore à grands cris la Sottise.
<223>De son palais entendant nos clameurs,
Elle viendra pour essuyer nos pleurs. »
Au même instant, un chacun à sa guise
Et de prier et de se prosterner;
Et tant on fit, que, non sans s'étonner,
Elle arriva par un gros vent de bise,
Et lourdement prit place au milieu d'eux.
« Que vois-je ici? Dieu! quelle est ma surprise!
S'écria-t-elle. O Polonais fameux!
Pourquoi vous vois-je et craintifs et peureux?
Je veux qu'enfin le sort vous favorise,
Qu'à votre tête un guerrier valeureux
Écrase ici ces Russes orgueilleux.
J'ai des dévots, j'ai ce fameux Soubise,
Et cent héros adorés des Français,
Si renommés par tant de nobles traits :
Rossbach, Créfeld, font retentir leur gloire,
Et Vellinghause, et Minden, et cent lieux
Sont les témoins qui fondent leur mémoire,
Dont les échos s'élèvent jusqu'aux cieux. »
- Que dit-on là? quel affront! quelle injure!
Dit Pulawski. Mais Zaremba murmure,
Gronde tout bas, marmotte entre ses dents :
Point de Français ne veux pour commandant.
Mais Oginski, qui de loin tout écoute,
S'écrie en feu : « Saint Roch! quoi qu'il m'en coûte,
Je ne veux pas que les Français céans
Triomphent seuls de ces gueux dissidents
Et de ce roi que nous donna le Russe. »
Le fier orgueil, la colère et l'astuce
Couvrent son front d'une noble rougeur.
Mais la Sottise, encore un brin émue
Que ces brutaux l'eussent interrompue,
Reprit ainsi d'un ton de dictateur
Son beau discours tout rempli de chaleur,
Et dans un goût vraiment académique :
« O Polonais! ô race catholique!
<224>Se pourrait-il que jamais de vos jours
Vous n'eussiez lu le bon père Bouhours?
Oui, ce Bouhours, c'était un grand oracle;
Il dit très-bien que c'est un vrai miracle,
Qui même encor dans nul temps ne se vit,
Que, hors des lieux que renferme la France,
Un pauvre humain puisse avoir de l'esprit.
Paris en est le magasin immense;
Cherchons-y donc l'esprit et des héros
Dont nous manquons, pour redresser nos maux. »
Elle se tut. On se chamaille encore.
Ce premier feu doucement s'évapore,
Et comme on voit s'éclaircir l'horizon
Lorsqu'un brouillard s'affaisse après l'aurore,
Ainsi nos gens à cervelle de plomb
De la Sottise adoptent la raison.
Les palatins, remplis de déférence,
Sont tous d'accord; Wielhorski pour la France
Part, va chercher le phénix des guerriers.
Choiseul régnait; avide de lauriers,
Il en cueillit dans Avignon, en Corse;
De toute intrigue et l'auteur et l'amorce,
Fou plein d'esprit, qui, du sein des plaisirs,
Gouvernait tout au gré de ses désirs.
« Ah! Wielhorski, dit-il, quelle insolence
Qu'un Galizin, sans m'en parler d'avance,
Sans en avoir de moi permission,
Batte le Turc, mette en confusion
Nos alliés, le vizir et sa troupe,
Et vous les frotte en face comme en croupe!
J'ai résolu, pour en tirer raison,
De vous donner Vioménil, le baron.
Cet étrilleur étrillera le Russe,
Et rabattra cet orgueil, cette astuce
Dont m'a choqué ce peuple fanfaron. »
- « Ajoutez donc, seigneur, je vous conjure,
De bons louis en nombreuse mesure,
<225>Dit Wielhorski, pour combler vos bienfaits;
Car pauvres sont nos héros polonais. »
- « Oui, dit Choiseul, qu'on paye ce Polaque;
Brouillons le monde, et que tout se détraque,
Plus brillera Choiseul et les Français. »
Vioménil part, ses aigrefins le suivent,
Et de badauds des bataillons arrivent,
Peuple insensé qui, sans savoir pourquoi,
Veut à Landskron combattre pour son roi.
En attendant, dans la Lithuanie
Oginski veut prévenir les Français,
Et de la fleur de ses gueux polonais
Il y rassemble une troupe choisie.
Il parle ainsi : « Mes vœux sont exaucés,
Sur Oginski tous les yeux sont fixés;
J'occupe seul la prompte renommée;
Des vieux héros, par mes faits éclipsés,
Les noms vantés s'en iront en fumée. »
Lui, Pulawski, le brave Zaremba,
Qui pour buveur d'eau jamais ne passa,
S'en vont chercher de grandes aventures,
Dangers nouveaux, combats, coups et blessures;
Vrais chevaliers Don Quichottes errants,
Ils prennent tous des chemins différents.
Pulawski veut surprendre Cracovie;
Il va gaîment, de sa troupe suivi.
Le Russe était le maître en cet endrait;
On ne fait pas toujours ce qu'on voudrait.
En s'approchant, le feu part de la place;
Confédérés, c'est fait de votre audace,
A demi morts vous fuyez de ce lieu.
Leur conducteur déclamait d'un ton grave,
En se sauvant : « Le Polonais est brave
Quand l'ennemi sur lui ne fait point feu;
Mais quand il tire, ah! sacré jour de Dieu!
Le sifflement si discordant des balles,
<226>Des gros boulets les masses infernales
Brutalement ont dérangé mon jeu. »
Mais pour combler cette mésaventure,
Il y perdit le sacré goupillon,
Cet étendard, ce vrai palladion.
O quel présage! ô quel funeste augure!
Le schismatique en est maître en ce jour;
On en fera trophée à Pétersbourg.
Le Pulawski, après sa fuite prompte,
En maudissant Mars, le Russe et l'amour,
Dans quelque bois s'en va cacher sa honte.
Mais Oginski, qui n'en tint aucun compte,
Se mit aux champs. Non loin de cet endrait
Où gît sa troupe, une forte escouade
De preux Russiens en ce moment passait,
Et d'Oginski pas un mot ne savait.
Tout aussitôt il leur donne une aubade;
Il les surprend par un de ces hasards,
Auteurs obscurs d'un jeu du sort bizarre.
Sitôt qu'il vit ses ennemis épars,
En admirant une action si rare,
Tout humblement l'animal se compare,
Sans en rougir, au premier des Césars.
Mais à Grodno, Suwaroff, plein de rage,
Se préparait à bien venger l'outrage
De ses guerriers trop promptement surpris.
Oginski lui donna cet avantage;
Tout vain encor, de ses succès épris,
Pour les Russiens n'ayant que du mépris.
Il va fourrer sa troupe en un village
Où tout pilla, s'enivra, viola.
Personne aux champs ne criait, Qui va là?
Quand la nuit vint, tout dormit en silence,
Sans garde, enfin sans soins, sans vigilance.
Le Suwaroff avait tout projeté,
Et dans l'horreur de cette obscurité,
<227>De sa bourgade il force les barrières.260-a
Dieu! quel réveil pour les confédérés,
Qui, étourdis, de la veille enivrés,
A peine avaient entr'ouvert les paupières,
Qu'on les échine à grands coups d'étrivières!
En un moment on prit tous ces pendards.
Un seul s'échappe en ce danger extrême;
Ce fut ... et qui? le premier des Césars.
Tout en fuyant, consterné, le teint blême,
Entrelardant la plainte et le blasphème,
Et maudissant la Vierge et les hasards,
Il se disait tristement en lui-même :
« C'est donc ainsi que j'ai su prévenir
Ces chiens français qui bientôt vont venir!
On m'aurait pris comme on prend une poule,
Si je n'avais d'excellents éperons.
La république enfin tombe et s'écroule;
Pourrai-je, hélas! survivre à tant d'affronts? »
Et cependant le Russe en Moldavie
Frottait aussi les Ottomans alors;
Deux fois sur eux sa main appesantie
Leur fait sentir sa valeur, sa furie,
Et du Danube ils repassent les bords.
Que de revers pour de si grands efforts!
Brave Oginski, consolez-vous du vôtre,
Car un malheur ne vient jamais sans l'autre.

<228>

CHANT VI.

Quand d'Oginski je rappelle la fuite,
Je sens en moi la douleur qui m'agite;
Mon tendre cœur est contrit, resserré
Des maux soufferts par ce confédéré.
Que deviendra le culte catholique
Sans défenseurs contre un bras schismatique?
Ce Mahomet, du saint-père l'appui,
N'a qu'en fuyant su combattre pour lui.
Du Russe heureux la troupe hyperborée
Opprimera la Pologne éplorée;
Je vois déjà les couvents pollués
Et les saints lieux pillés et violés,
A nos nonnains la chasteté ravie,
Le fils de Dieu qu'un Russe cocufie.
Hélas! comment prévenir ces malheurs?
Comment sécher la source de mes pleurs?
Recourons donc aux vœux, à la prière.
Chargé d'un sac et couvert de poussière,
A vos saints pieds j'étale mes douleurs,
Je vous implore, ô Vierge! ô bonne mère!
Réconfortez votre cher Oginski,
Et Zaremba, ce guerrier débonnaire.
Madame, ô vous! je vous implore aussi
<229>Pour le Polaque et pour la sainte Église;
Protégez-nous, secourable Sottise.
Je recommande à vos soins Pulawski,
La belle encor que son cœur aime, et qui
Peut soulager parfois sa paillardise;
Car vous saurez que les plus grands guerriers,
Si vous fouillez leur histoire secrète,
Ont tous uni l'amour de la fillette
Au noble amour de cueillir des lauriers;
On sait de quoi la médisance taxe
Le grand Eugène et le comte de Saxe.
Mais sur ce fait c'est vous en dire assez,
Si je vous touche et si vous m'exaucez.
Quittons les cieux et retournons sur terre,
Séjour des sots, des fous et de la guerre.
Avec grand train, grand bruit et grand fracas,
De nos Français les héros arrivèrent,
De leurs hauts faits eux-mêmes se vantèrent;
Qui les en crut fit d'eux un très-grand cas.
A leur abord, ce qui dut les surprendre,
C'est qu'ils parlaient sans qu'on pût les comprendre.
S'ils s'étaient tus, c'aurait été séant,
Mais aux Français c'est chose trop fâcheuse.
Leur langue allait comme un moulin à vent
Quand des autans la fougue impétueuse
Tourne avec bruit son aile ingénieuse,
Et quelquefois la brise en la tournant.
A leur babil, à leur discours honnête
Le towargis, en secouant la tête,
Ne répondait qu'en leur testicotant
Son dur jargon, que personne n'entend.
Nos étourdis quelques jours s'en moquèrent,
Bientôt après s'en impatientèrent.
Entre eux étaient de ces bouillants cerveaux
Que les ardeurs du ciel de la Provence
Avaient brûlés, des Bretons vifs et chauds,
<230>Quelques Picards têtus à toute outrance,
Des Béarnais venus de ces coteaux
Que la Garonne arrose de ses eaux.
Le plus mutin hardiment leur propose
De retourner aux lieux qu'ils ont quittés :
« Pour ces faquins faudra-t-il qu'on s'expose?
Sans nous comprendre ils nous ont écoutés. »
C'était l'avis de monsieur de Malose.
Dervieux d'abord l'approuve et l'applaudit;
Il ajouta : « Dans cette infâme terre,
Où nous n'avons ni filles, ni crédit,
Que ces marauds s'échinent à la guerre,
Car chez ces gueux tout me choque et m'aigrit.
Allons plutôt aux lieux où le derviche,
Criant Allah! rassemble son bercail;
D'honneurs pour nous le Turc ne sera chiche,
Et nous aurons chacun notre sérail. »
Ces fous allaient cheminer vers la Thrace,
Légèrement chargés de leur besace,
Si par bonheur monsieur de Vioménil,
Sachant comment le diable les tracasse,
N'eût à temps su prévenir le péril.
Tandis qu'en feu leur mentor les gourmande,
Hors de Landskron était rumeur fort grande.
Le towargis, le pacholek265-a qui fuit
Augmente encor le tumulte et le bruit.
Comme en automne on voit le lièvre agile,
Transi d'effroi, se sauver de la dent
D'un lévrier qui le suit en jappant;
Dans un taillis il trouve son asile,
Et sauve ainsi ses jours en se cachant :
De même alors, plein de peur puérile,
Le Polonais, à courir plus habile,
N'était plus vu de son fier poursuivant.
<231>C'est Branicki, dont la troupe royale
A joint Düring, Bibikow et Drewitz;
Ils font sonner tous trois d'un même avis
Des durs combats la fanfare infernale.
Tous nos Français, prompts, vifs, impétueux,
Sont transportés d'une ardeur martiale,
Courent partout chercher un Bucéphale,
Un genet propre à combattre sous eux.
L'un trouve un âne, un autre une haridelle;
Le temps est court, les moments précieux;
On prend sans choix l'animal, on le selle,
Monte dessus, galope par les prés,
Suivi de près par les confédérés.
Le towargis et le brutal pancerne
A contre-cœur suit les bouillants Français.
Quand Drewitz vit ce gros de Polonais :
Ce sont, dit-il, des lièvres que je berne.
Il fait lâcher quelqu'un de ses canons,
Et la terreur se met dans nos félons.
Braves guerriers, un boulet vous consterne.
Le bruit tonnant du salpêtre enfermé
Qui sort d'un tube et s'exploite enflammé
A tout Polaque était antipathique,
Mais plus encor quand les échos des monts,
En répétant cette horrible musique,
La redoublaient par leurs lugubres sons.
Le Vioménil vainement les rassure;
C'en était fait, la louange ou l'injure
Ne pouvaient plus dès lors les retenir.
Nos aigrefins criaient outre mesure :
Marchons au Russe, il faut le prévenir!
Mais loin d'agir, d'avancer par l'attaque,
Pour s'éloigner manœuvrait le Polaque;
Ses escadrons, ses rangs sont éclaircis.
De ce moment profita le Cosaque,
Il les chargea se sauvant tout transis.
<232>Dieu! qu'il y eut de balafrés, d'occis!
De nos Français, qui ne voulaient les suivre,
Les tout derniers par les Russes sont pris.
Au désespoir ils ne pourront survivre;
Leur sort sera celui des prisonniers,
Ils vont aller peupler la Sibérie;
Onques n'y fut esprit, galanterie.
Là, de leurs pleurs arrosant leurs lauriers,
On les fera chasseurs de zibeline,
Pour vous fourrer, boyards de Catherine.
Et cependant monsieur de Vioménil,
A fort grand' peine échappé du péril,
S'était sauvé devers le mont Carpathe,
Donnant au diable et Russien, et Sarmate.
Pour Zaremba, le pillard Pulawski,
Sont comme un astre, en ce jour, obscurci.
Pour s'étourdir sur la bagarre étrange,
Ils vont noyer leur douleur dans le vin.
O cœurs pétris et de boue et de fange!
Quoi! tant de honte et ce fichu destin
Seront de vous oubliés dès demain!
Juste en ce temps, de la Lithuanie,
De ce duché par Suwaroff conquis,
Où l'on a vu des guerriers étourdis,
Battants, battus, chargés d'ignominie,
Revient sans bruit l'orgueilleux Oginski,
Non pas de l'air dont on donne un défi,
Mais rêveur, triste, et l'âme encor chagrine.
Il parut tel dans son accablement
Que le mâtin chassé d'une cuisine,
Serrant la queue et hurlant en fuyant.
Quand il apprit des Français l'aventure :
« Je ne serai donc pas dans la nature
Le seul, dit-il, qu'un sort malencontreux
Persécute; si j'en souffre l'injure,
Ces étrangers ne sont pas plus heureux. »
<233>Leur désarroi l'adoucit, le console
Du sort cruel dont son cœur se désole;
De son malheur il a des compagnons :
Pauvres humains, voilà de vos raisons!
Revers d'autrui l'élèvent, le soutiennent;
Le cœur et l'ire aussitôt lui reviennent,
Et derechef sous les drapeaux de Mars
Il veut combattre et tenter les hasards.
« Venez, venez, dit-il, braves pancernes,
Vous, towargis, vous, guerriers subalternes,
Aux champs d'honneur le premier des Césars
Dirigera votre ardeur carnassière. »
On suit ses pas, mais c'est en gémissant.
Devant Landskron un gros tas de poussière,
En tourbillon jusqu'aux cieux s'élevant,
Parut de loin une troupe guerrière
Qui bien en ordre avançait lentement.
Donnons dessus, nous aurons la victoire!
Crie Oginski. Mais qui pourra le croire?
Ces ennemis, c'étaient de gros moutons
Que des marchands, voisins de ces cantons,
Menaient pour vendre à la prochaine foire.
Nos Polonais, sans faire de façons,
Tombent dessus, et vous tournent en fuite
Ce beau troupeau, font prisonniers l'élite,
Et tout gaîment s'en retournent chez eux,
En ce grand jour au moins victorieux.
Mais Oginski laissait pendre l'oreille;
Il sentait trop en ce moment fâcheux
Que ce beau coup n'était grande merveille.
De ces revers, qu'à Rome on apprenait,
L'Église en corps pleurait et s'affligeait.
« Ce n'est assez que l'encyclopédiste,
Le philosophe incrédule ou déiste,
Sapant nos murs, ait pu les ébranler,
Et que jadis Luther en fît crouler
<234>Un large pan; le Russe encor persiste,
Se disait-on, à renchérir sur eux;
Et la raison, en horreur au papiste,
Éclairera donc enfin nos neveux! »
Du paradis le geôlier ou le suisse
En vain des cieux implorait la justice;
Il ignorait encor que le démon,
Du bon Ignace empruntant la figure,
Était l'auteur de la confusion
Qui t'agitait, confédération.
Si le saint-père avait su tout de suite
Ce maudit tour que fit l'esprit malin,
Au grand jamais c'était fait du jésuite;
Mais saint Xavier, qui craignait ce destin,
Empêcha bien par sa ruse bénite
Qu'alors Sa Sainteté n'en fût instruite.
Mais mon lecteur sait et connaît bien mieux
Tous les ressorts de ces faits merveilleux,
Que le démon, la Vierge et la Sottise
Sont les auteurs de ce brouillamini.
Tandis qu'il dure et que l'ordre est banni,
Partout, hélas! on pille, on dévalise
Manant, seigneur, ou pourceau de l'Église.
C'en était fait de ces vastes États,
Si l'on avait plus longtemps, par bêtise,
Continué les meurtres, les combats.
Mais la raison et la philosophie
Avaient encor d'illustres partisans;
Et chez le Scythe, au fond de la Russie,
La souveraine adorée et bénie
Du haut du trône écoutait leurs accents.
Elle sentit sa grande âme touchée
De tant de maux que souffrait l'univers;
Elle en gémit, elle en était fâchée,
Et veut enfin terminer ces revers.
Mais connaissant le mal et le remède,
<235>Elle appela la Paix du haut des cieux :
Divine Paix, viens, dit-elle, à mon aide.
La Paix l'entend, et, sans autre intermède,
Pour Catherine elle quitta les dieux.
En descendant sur terre, elle est choquée
Que tant de fous l'aient si fort détraquée.
Elle s'apprête à soulager les maux
Qu'impudemment ont faits tant de marauds,
De saints maudits, de Vierges et de diables,
Servir les uns, et fouetter les coupables.
Elle commence en remettant d'abord
Et Catherine et Mustapha d'accord;
Et puis, venant à monsieur le Sarmate,
Toujours rossé, mais qui toujours se flatte,
Elle harangue ainsi les palatins :
« Ouvrez les yeux, le diable vous attrape,
Car vous avez à vos puissants voisins,
Sans y penser, longtemps servi la nappe.
Vous voudrez donc bien trouver bel et beau
Que ces voisins partagent le gâteau.
Tels sont les fruits de votre extravagance,
De vos complots, enfants de la démence.
De cette paix donnée à des vaincus
Consolez-vous dans les bras de Bacchus.
Pulawski, vous, allez .......;
Que la donzelle auprès du châtelain
Pudiquement retourne dès demain.
Pour Zaremba, qu'il rame à la galère.
Et vous, monsieur l'évêque de Kiow,
Vous, promoteur dévot de la sottise,
Respectez plus, vous, l'État et l'Église,
Et, pour raisons, pensez à Smolenskow.
Fier Oginski, quittez-moi cette écharpe,
Qui n'est pour vous, mais pour les fils de Mars;
N'imitez plus le premier des Césars,
Mais en David jouez-moi sur la harpe. »
<236>Elle finit. Frappé de ses accents,
Chacun s'en fut. Ensuite, en peu de temps,
Dans le public de nouveautés avide,
Tout occupé de leur suite rapide,
On oublia ces grands événements.

(Novembre 1771.)


216-a Voltaire avait dédié, en 1745, sa tragédie de Mahomet au pape Benoît XIV.

220-a Voyez t. XI, p. 134.

222-a Voyez t. IV, p. 254.

225-a Voyez ci-dessus, p. 160.

228-a Voyez la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 26 janvier 1772.

228-b Les towargis étaient un corps de grosse cavalerie de l'armée polonaise : il n'était composé que de nobles ayant le grade d'officier.

231-a Colonel russe qui battit les confédérés le 1er août 1770.

237-15 L'auteur entend le stersicorium sur lequel on assied les papes après leur intronisation. [Cet endroit n'est pas le seul où le Roi ait employé le mot stersicorium; on le retrouve dans sa lettre à d'Alembert, du 22 octobre 1776. Il voulait probablement dire stercorarium, ou plutôt stercoraria sedes. Voyez le Glossaire de Du Gange, et Friderici Spanhemii De Papa foemina.]

244-a Pancerz, la cuirasse; pancerny, cuirassé.

249-a Le 18 septembre 1769.

252-a Voyez t. XIII, p. 91, et ci-dessus, p. 113.

254-a Le 3 novembre 1771.

260-a Le général-major Suwaroff surprit Oginski à Stolowice, en Lithuanie, au milieu de la nuit du 22 au 23 septembre 1771.

265-a C'est-à-dire le noble et le valet.