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ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS.

Non, marquis, ton espoir s'abuse,
Si tu crois qu'auprès d'Apollon
Jamais une folâtre Muse
Me ramène au sacré vallon.
Détrompé de l'erreur d'un nom
Et de l'oripeau de la gloire,
Je laisse au temple de Mémoire
Courir qui voudra s'y placer,
Sans que dans la glissante route
Aucun postulant me redoute,
Ou que j'y puisse embarrasser.
Mon corps s'use, mon esprit tombe,
Des soins, des chagrins dévorants
Creusent sous mes pas chancelants
Imperceptiblement ma tombe.
Chargé de fardeaux accablants
Et glacé par le froid des ans,
Irai-je d'une voix tremblante
Chevroter des hymnes divins,
Et de Calliope expirante
Ranimer les feux presque éteints?
Au sein de l'horreur, des alarmes,
Dans le tumulte et les hasards,
<103>Crois-tu que sous nos étendards,
Parmi le carnage et les armes,
Et l'énorme fracas des camps,
Les Grâces prodiguent leurs charmes,
Et daignent m'inspirer leurs chants?
Je vois ces nymphes fugitives,
Timides, errantes, craintives,
Chercher des asiles plus doux;
Leurs pas se détournent de nous
Pour se fixer sur cette rive
Où la paix habite avec vous.
Vois ici, de meurtres avides,
L'œil enflammé, de rang en rang,
Les implacables Euménides
Se baigner dans des flots de sang.
Comment à cette race impie
Le ciel unirait-il jamais
Ces tendres filles du génie,
Des beaux-arts et de l'harmonie,
De l'opulence et de la paix?
Qui voudrait joindre à la fanfare
La flûte ou la douce guitare
Ferait un mélange odieux.
Il faut qu'en ce monde bizarre
Chaque chose soit en son lieu;
C'est pourquoi la nature sage
Aux êtres, par un juste choix,
De dons divers fit le partage;
L'instinct, qui leur prescrit des lois,
Astreint chacun à son usage.
Une agréable et tendre voix
Échut à ces chantres des bois
Qui nous charment par leur ramage;
L'aigle, le vautour dévorant,
Armés d'un cœur plein de courage,
De serres et d'un bec tranchant,
Des airs apercevant leur proie,
<104>Poussent des cris aigus de joie,
Et la déchirent en volant.
Le sort de notre faible espèce
Est, n'en déplaise à ta sagesse,
Comme celui des animaux;
Chacun reçut dès sa jeunesse
Certains talents, certains défauts.
L'homme, que la raison éclaire
Sait se limiter dans sa sphère,
Ou, s'il en sort mal à propos,
Il devient le jouet des sots.
Hercule, dont la main fatale
Acheva tant de grands travaux,
Lorsqu'il filait aux pieds d'Omphale,
Mettait en pièces ses fuseaux.119-a
Moi, qu'un aveugle destin guide
Sur les pas du fameux Alcide,
Moi donc, qui m'oppose aujourd'hui
A des brigands aussi perfides,
A des monstres plus homicides
Que ceux qu'il écrasa sous lui,
Prétends-tu que ma main déçue,
Faite à manier sa massue,
Déchire du premier début
Les cordes de l'aimable luth
De Tibulle et de la Chapelle,
Ou la lyre à mes doigts rebelle
Sur laquelle Homère chanta,
Et rendit la fable immortelle,
Que son beau génie inventa?120-a
Ah! laisse ma muse grossière,
Avec son harnois martial,
Couvert de sang et de poussière,
S'escrimer comme un Annibal,
<105>Comme Amadis ou Diomède,
Don Quichotte, Ajax ou Tancrède,
Et de la guerre qui m'excède
Abréger le cours infernal.
Bientôt la gazette fidèle
T'apprendra la grande nouvelle
Que nos preux chevaliers errants,
Marchant en pompe solennelle,
Ont attaqué, remplis de zèle,
Des moulins qu'agite le vent,
Dont ils emporteront une aile.
La très-sainte religion,
Ainsi qu'un sublime héroïsme,
Ont inspiré le fanatisme;
Bien des héros grands de renom,
Poussant la gloire à l'optimisme,
Sont Don Quichottes dans le fond.
Mais sans acharner ma critique
Sur cette démence héroïque,
Je sens, ô marquis mon appui!
Combien ma verve germanique
Sur ta cervelle académique
Répand un sombre et froid ennui.
Crois-m'en, il est dur pour moi-même
D'ennuyer un ami que j'aime,
Par des vers tracés au hasard;
Mais je veux, si je ne t'amuse,
T'instruire comme à leur égard
Il faut que ta sagesse en use.
Au crépuscule, quand la nuit
Tapparaît sur son char d'ébène,
Quand ton esprit, las de la gêne
Où le travail l'avait réduit,
Quitte Euripide et Démosthène
Pour chercher le duvet du lit,
Prends alors ce soporifique;
Je te vois au premier distique,
<106>En commençant de t'assoupir,
Soupirer, bâiller et dormir.
Puissent ces vers peu supportables,
A ton repos plus favorables,
De ton asile ténébreux
Bannir ces fantômes hideux,
Enfants de rêves effroyables,
Et t'amener selon mes vœux
Toujours des songes agréables!

A Landeshut, le 29 d'avril 1759.


119-a Boileau, dit dans le

Lutrin

, chant V, vers 20 :

Tel Hercule filant rompait tous les fuseaux.

120-a Voyez t. XI, p. 65.