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ÉPITRE VI. A MA SŒUR DE BAIREUTH.39-a

Digne et sublime objet d'une amitié sincère,
Sœur, dont la solide vertu
T'a fait l'idole de ton frère;
O toi, que le destin têtu
Poursuivit constamment d'une rigueur sévère,
O toi, dont le cœur débonnaire
Par un tissu de maux ne fut point abattu :

Depuis nos jeunes ans, un sort toujours contraire
N'a pas cessé de t'accabler;
L'injustice, dardant sa langue de vipère,
Osa de plus te désoler.

Dans ton premier printemps, un foudre politique
Sur ta tête vint à crever,
Et la méchanceté, par un sentier oblique,
Contre ton innocence eut l'art de soulever
De ton sang, justes dieux! la source alors inique.

Tu plias sous le joug de l'humble adversité;
Le premier soleil de ta vie,
<34>Éclipsé dans son cours par un nuage impie,
Te plongea dans l'obscurité.

Enfin, qui n'aurait cru que le sort et l'envie
N'auraient usé leurs traits dès lors à t'affronter?
Mais à présent la maladie
Par un tourment nouveau vient te persécuter.

Dieux! détournez de ma pensée
L'objet d'un présage effrayant;
De douleur mon âme oppressée,
Mon cœur triste et défaillissant,
Tremblent, dans ce péril extrême,
Que la mort, de son fer tranchant,
Ne me sépare en ce moment
De cette moitié de moi-même.
Plutôt tournez sur moi, destins ou dieux jaloux,
Le redoutable poids de vos injustes coups;
Frappez, puisqu'il le faut, de votre faux sanglante,
Je m'offre victime innocente.
Mais ne frappez que moi; sans me plaindre de vous,
Je bénirais plutôt votre main bienfaisante;
Oui, je détournerais, impitoyables dieux,
Votre colère vengeresse
De tes jours, chère sœur, de tes jours précieux,
En me sacrifiant par effort de tendresse.

Mes vœux sont exaucés; de plus heureux destins
Écartent déjà les nuages,
Et feront succéder des jours clairs et sereins
Au déchaînement des orages.

Le haut du ciel s'ouvre pour moi,
Dans mon transport divin j'y voi
Les destins fortunés qui pour vous se préparent.
Les chagrins sont bannis, tous les maux se réparent :
Tous les dieux à la fois, dans l'Olympe assemblés,
<35>Regrettant les malheurs sur vous accumulés,
Veulent en réparer la honte,
Et piqués d'émulation,
Ils ont tous résolu que chacun pour son compte
Vous fera réparation.
Mais de cette troupe immortelle
Minerve, qui vous fut fidèle,
Mérita seule exemption.

La tendre beauté de Cythère
Arma pour vous son fils l'Amour :
Rends-toi sur ton aile légère,
Dit-elle, au terrestre séjour.

Ce n'est point cet Amour au cœur changeant et double,
Dont la brutalité s'applaudit dans le trouble,
Dont le funeste empire est tout cet univers;
Mais le dieu du tendre hyménée,
Ce dieu que votre destinée
Vous peint mieux que ne font mes vers.
Diane alors, des bois accourue,
Dit : Que ma chasse contribue
A diversifier les divertissements
Que ma princesse prend dans ces bois innocents.

Aussitôt vos rochers d'animaux se peuplèrent,
Dans vos sombres forêts les biches s'attroupèrent,
Le cerf reçut la mort de vos adroites mains,
Le renard fut forcé, fuyant de sa tanière,
Le sanglier trouva la fin de ses destins,
Et d'un coup bien visé l'adresse meurtrière,
Partant aussitôt que l'éclair,
Précipita du haut de la plaine de l'air
La perdrix, le faisan et le coq de bruyère.

Apollon, qui voyait les succès de sa sœur,
De vos plus doux destins voulut avoir l'honneur :
<36>Avec les filles de Mémoire
Il descendit dans l'auditoire
Que vous élevâtes aux arts;
Il y planta ses étendards,
Et la touchante Melpomène,
Au milieu des fureurs, des poisons, des poignards,
Fixa sur la tragique scène
Et votre goût et vos regards.

Après elle parut Thalie,
Sévère au sein de la folie,
Qui sur le ridicule où tombent les humains
Jette son sel à pleines mains.

Lors vint du sein de l'Ausonie
L'harmonieuse Polymnie,
Qui joignait avec art à ses divins accords,
Aux doux charmes de la musique,
Tout ce qu'a de pompeux un spectacle magique
Où la profusion étale ses trésors.

Ainsi que la troupe de Flore,
Vint la bande de Terpsichore;
Les Grâces arrangeaient ses pas entrelacés
Et d'entrechats brillants avec art rehaussés.

Enfin la danse et la musique,
La scène tragique et comique,
Tous à vous plaire intéressés,
S'animaient d'un même courage
Pour obtenir votre suffrage.

Plus loin, la troupe des savants,
Sous les auspices d'Uranie,
Venait avec cérémonie
Pour vous consacrer ses talents.

<37>Dans l'ivresse de l'ambroisie,
Proférant d'immortels accents,
Ma déité, la Poésie,
Vous offrait son divin encens.

Là, bravant les glaces de l'âge,
Un vieux chantre43-10 prenait courage,
Et célébrait vos agréments.
Pour moi, jeune écolier d'Horace,
A peine ai-je au pied du Parnasse
Passé mon troisième printemps,
Que, rempli d'une noble audace,
J'ose vous consacrer mes chants.
Ni le secours tardif des ans,
Ni le secours prompt de Minerve,
N'ont fait mûrir ma jeune verve;
Mais, chère sœur, mes sentiments,
Trop vifs pour que je les réserve,
Affrontent ces ménagements.

Qui, plein du beau feu qui l'anime,
Brave la césure et la rime,
Mais sait l'art de parler au cœur,
Surpasse d'un froid orateur
Le purisme pusillanime.

(1734.)


39-a Voyez t. X, p. 185.

43-10 La Croze [t. VII, p. 4, 9 et 11].