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ÉPITRE II. A PÖLLNITZ.12-a

Méprisera qui le veut les richesses,
Leur faux éclat et leur frivolité,
Leur embarras, leur inutilité;
Ces vains dédains ne sont que des finesses,
Pour les avoir se font mille bassesses.
Si leur éclat n'a point su me frapper,
Si jusqu'ici leur force enchanteresse
N'a point eu l'art de me préoccuper,
Le monde enfin vient de me détromper.
Je vois partout que la grande dépense,
Le bien, le luxe et la magnificence
Du sot public se sont fait estimer.
« Verrès, dit-on, est digne de primer :
Il a tout net vingt mille écus de rente,
Bonne cuisine et du vin que l'on vante.
Qu'en cave il tient, sans vouloir l'entamer,
Au moins dès l'an mille six cent septante;
<12>Il tient état, sa maison est brillante :
C'est un seigneur qu'on ne peut trop aimer. »
Ce gros Crésus, qui paraît inutile,
A tous les arts donne occupation,
Et de là vient qu'on le chérit en ville;
La dépense est sa forte passion,
Son luxe au moins fait vivre l'industrie :
Là le burin travaille l'orfévrie,
Le peintre vit de sa profusion,
Et l'architecte orne sa galerie;
Il met l'argent en circulation,
Et sa maison vaut une hôtellerie.
Quand Vadius, d'un ton de flatterie,
Vient louanger l'inepte Bavius,
Le doux espoir sur lequel il se fonde,
C'est d'emprunter de lui nombre d'écus.
Oui, l'intérêt est le roi de ce monde,
Il règle tout dans ce siècle falot;
En enrageant, le malheureux le fronde,
Mais qui n'a rien fait le rôle d'un sot.
Un vrai Platon, vivant dans la misère,
Ne recevrait qu'humiliants rebuts;
Mais l'opulent Matthieu, dit l'Insectaire,
A des respects et très-humbles saluts.
Ce cher métal, ce beau don de Plutus
Peut tenir lieu de rang et de noblesse;
Il donne au sot esprit, bon sens, vertus,
Nombre d'amis, maîtresses encor plus;
Par sa vertu vraiment enchanteresse,
Aucun richard n'essuya des refus.
Au bon vieux temps où florissaient nos pères,
Le sentiment formait le nœud des cœurs;
Les passions alors étaient sincères,
L'or n'avait point pu corrompre nos mœurs.
L'amour tout seul possédait son empire,
Savoir aimer, c'était l'art de séduire,
Pour tout présent on donnait quelques fleurs,
<13>Et ce bouquet, venant d'une main chère,
S'estimait plus que tout l'or de la terre;
Baisers légers étaient grandes faveurs.
Mais à présent tout se vend, tout s'achète,
Et la dévote, ainsi que la coquette,
A son mari sait trouver un rival;
Ce marché-là se fait à la toilette,
Au plus offrant, à l'amant libéral;
Du doux soupir à la faveur parfaite,
Tout a son prix, et l'amour est vénal.
On apprend tout : cette ville causeuse
Sur le caquet n'a rime ni raison;
On sait le prix d'une beauté fameuse,
Tout comme on sait le prix d'une maison.
On dit tout haut : « Que telle aimable femme
Pour cent louis sent allumer sa flamme;
Ajoute-t-on encor deux fois autant,
La passion s'empare de son âme;
Ce vil métal est maître de ses sens,
Et la rend tendre envers tous ses amants. »
Cette Corinne, autrefois tant courue,
Depuis six mois de prix a fort baissé;
La jeune Églé, nouvellement venue,
A tout d'un coup doublement rehaussé.
Vous savez bien que cette vieille amante,
Cette Laïs à la tête tremblante,
Aux longs tetons, si flasques et pendants,
Dont le pinceau grossièrement abuse
Du vermillon brossé sur la céruse,
Rend à présent à ses jeunes amants
Ce qu'elle avait, dans la fleur de ses ans,
Eu de profit en marchandant ses charmes;
A ses attraits l'or seul fournit des armes.
Le bon pays, où tout peut s'acheter!
O siècle heureux qu'on ne peut trop vanter!
Ayez du bien, c'est la grande maxime :
Vous payerez des femmes, de l'estime,
<14>Amis, respects et réputation,
Cocus titrés et de condition.
Les tendres cœurs se vendent à l'enchère,
Et sans rougir la noblesse ose faire
Un vil métier contraire à la pudeur,
Humiliant, flétri du déshonneur,
Que la grisette à l'âme mercenaire
Fait par débauche et souvent par misère.
Qu'arrive-t-il de ces coûteux marchés?
Nos beaux seigneurs trouvent des infidèles.
Ils sont toujours impudemment trichés
Par leurs amis, ainsi que par les belles;
Un freluquet enlève leurs donzelles,
Ils sont cocus sans en être fâchés;
Leur amour vain, magnifique et bizarre,
Se refroidit, le mépris les sépare,
Et ces amis qu'ils croyaient attachés
Sont très-zélés tant que dure leur table;
Si la ruine entraîne ces seigneurs,
Que la fortune ingrate les accable,
Ces scélérats sont de tous leurs malheurs
Indifférents et joyeux spectateurs.
Si l'avantage insigne des richesses
N'a rien de vrai que des dehors trompeurs,
Fuyez, Pöllnitz, ses charmes imposteurs;
Ses faux dehors cachent des petitesses;
La fortune a de légères faveurs,
Sur vos vieux jours elle sema des fleurs,
Et c'est bien plus que toutes ses largesses.
Aimez le poste où le ciel vous a mis :
Dans votre état on a de vrais amis,
Et quelquefois de fidèles maîtresses.

Corrigée à Berlin, le 10 janvier 1750.


12-a Charles-Louis baron de Pöllnitz, né le 25 février 1692 à Issum, village de l'ancien archevêché de Cologne, premier chambellan du roi de Prusse, grand maître des cérémonies et membre de l'Académie des sciences, mourut à Berlin le 23 juin 1775.