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CHANT IV.

<251>Lorsqu'au siècle de fer, siècle où naquit le vice,
L'audace du plus fort tenait lieu de justice,
Contre de fiers voisins, au pillage excités,
On entoura de murs les naissantes cités.
Bientôt, pour asservir des citoyens rebelles,
L'autorité des rois bâtit des citadelles,
On éleva des forts et des remparts nouveaux
Sur la cime des monts, aux confluents des eaux,
D'ouvrages menaçants on ceignit les frontières.
Tel que du double rang de ses dents carnassières
Le lion rugissant présente avec fierté
Le terrible appareil au Maure épouvanté,
Tel d'un puissant État la frontière assurée,
Bravant des ennemis la fureur conjurée,
Ralentit leur ardeur par ses puissants remparts.
La guerre en tous les temps fut le premier des arts;
Ainsi que ses progrès, cet art eut son enfance :
La Grèce et l'Ausonie, assurant leur puissance.
N'avaient imaginé de plus puissants secours
Que l'épaisseur des murs et la hauteur des tours.
De ces lieux élevés ils défendaient les brèches
En employant la fronde ou décochant des flèches;
Des pierres écrasaient les soldats assaillants.
Lorsqu'on serrait de près ces défenseurs vaillants,
Lorsqu'on battait un mur par des béliers terribles,
De bitume et de poix les masses combustibles
Tombaient sur la machine, et des traits meurtriers
Perçaient les assaillants malgré leurs boucliers;
Souvent les généraux, lassés d'efforts stériles,
Quittaient pleins de dépit ces travaux inutiles.
Je ne vous parle point de ce siége fameux
Qui fit périr Priam et ses fils malheureux :
J'honore d'Ilion la poétique cendre
Et ces combats livrés sur les bords du Scamandre;
Mais ce sujet si beau, par Virgile chanté,
Oterait à mes vers leur mâle gravité.
Voyez Rome occupée à prendre Syracuse,
Et Mételle290-a employer la valeur et la ruse
Pour emporter ces murs à force de travaux;
Là, voyez Archimède éluder ces assauts,290-b
De la ville et des tours réparer les ruines,
Arrêter les Romains et brûler leurs machines.
Marseille, de ses forts jusqu'alors indomptés,
Repoussa de César les assauts répétés;
Lassé de ces longueurs, mais sûr de sa fortune,
César soumit Marseille à l'aide de Neptune;
Les siéges des Romains, tous longs et meurtriers,
Suspendaient les destins des plus fameux guerriers.
Longtemps après César, le démon de la guerre
Des mains de Jupiter arracha le tonnerre;
Tout changea dans cet art par ces foudres nouveaux,
L'airain vomit en l'air des globes infernaux
Qui, s'élevant aux cieux par une courbe immense,
Redoublent, en tombant, de poids, de véhémence,
Abîment les cités, s'envolent en éclats,
Et de leur flanc cruel élancent le trépas.
Bientôt de ses291-a remparts le canon homicide,
Avec un bruit affreux et d'un essor rapide,
<252>Au même instant que l'œil peut voir partir l'éclair,
Atteignit l'ennemi d'une masse de fer;
Dans les murs des cités le boulet formidable
Rend à coups redoublés la brèche praticable.
Ces miracles de l'art, à nos jours réservés,
Par le dieu des combats aux siéges approuvés,
Se font par le charbon, le soufre et le salpêtre.
Depuis que ce secret chez nous s'est fait connaître,
L'industrie inventive, abondante en secours,
Défendit les cités sans élever des tours;
Par des difficultés bien plus ingénieuses
On évita l'effet de ces foudres affreuses.
Vous, célèbre Vauban, favori du dieu Mars,
Vous, le sublime auteur des modernes remparts,
Que votre ombre apparaisse à nos guerriers novices.
Montrez-leur par quels soins et par quels artifices
Vous avez assuré les places des Français
Contre les bras germains et les canons anglais;
Comment votre savoir, par des routes nouvelles,
A su multiplier les défenses cruelles.
Ces ouvrages rasants, enterrés, protégés,
Ne sont des feux lointains jamais endommagés;
Munis de contre-forts à certaines distances,
Ils sont environnés par des fossés immenses :
Les bastions voisins flanquent les bastions,
Ils tournent vers leur gorge en forme d'orillons;
Au milieu des fossés et devant les courtines
Je vois des ravelins chargés de couleuvrines.
Ces ouvrages, coupés par sa savante main,
Par un nouveau rempart disputent le terrain :
Autour de ces travaux, dans un plus vaste espace.
L'enveloppe s'élève, elle couvre la place;
Devant sont des fossés, là le chemin couvert,
La palissade enfin qui montre un front altier,
Et ce glacis sanglant que défend le courage,
Théâtre des combats, théâtre du carnage.
Que d'utiles travaux, de secours étonnants
<253>L'homme a tirés des arts soumis à ses talents!
Qui ne dirait, à voir les remparts de la France,
Que tout est épuisé dans l'art de la défense?
Non, ne le pensez pas; voyez ces souterrains :
Tout l'enfer s'associe aux fureurs des humains;
Ces glacis sous vos pas contiennent des abîmes,
Le salpêtre et la flamme attendent leurs victimes,
Ils partent de la terre, ils couvrent les remparts
D'armes, de sang, de morts, et de membres épais.
Malgré tant de travaux, tant de traits redoutables,
Les places, de nos jours, ne sont point imprenables;
Cet art ingénieux, soutien des défenseurs,
Par des secours égaux arme les agresseurs.
L'attaque a sa méthode : un chef expert et sage
A travers les périls s'ouvre un libre passage,
Il entoure les forts par ses guerriers nombreux;
S'il craint des ennemis les projets hasardeux,
S'il craint qu'un général entreprenant, habile,
Osât forcer son camp et secourir la ville,
La terre se remue, et tous ses combattants,
En creusant des fossés, font leurs retranchements.
Ceux que Mars a doués de qualités insignes
Dans un terrain étroit ont resserré leurs lignes :
Un fossé sans soldats ne défend pas ses bords,
Il faut aux ennemis opposer des efforts,
Et ménager, de plus, une forte réserve.
Afin que l'ennemi jamais ne vous énerve,
Munissez-vous toujours de vivres abondants,
Et méprisez alors l'effort des assaillants.
Étudiez le faible et le fort de la place,
Et contre elle tournez vos soins et votre audace;
Formez votre dépôt, avancez pas à pas,
Le niveau dans la main, la règle et le compas;
Approchez par détours au pied des citadelles,
Et creusez dans les champs de longues parallèles.
Il faut que ces travaux, avec art dirigés,
N'offrent point d'ouverture au feu des assiégés;
<254>L'airain vomit alors son redoutable foudre,
Bientôt les boulevards tombent réduits en poudre,
Le tonnerre des forts, qui s'élançait sur vous,
Est réduit au silence et respecte vos coups;
Dans son chemin couvert l'ennemi sans asile
Cède aux bonds d'un boulet qui de côté l'enfile.
Mais vous voilà placé sur ce glacis trompeur
Dont les volcans cachés impriment la terreur :
Dans ces perfides lieux servez-vous de la sonde,
Découvrez, éventez les mines à la ronde,
Craignez d'un sang trop vif le transport imprudent,
Ménagez vos soldats, hâtez-vous lentement.
Terminez avant tout la guerre souterraine;
Que le mineur caché fouille et perce avec peine,
Que la sape en avant, par des chemins précis.
Vous mène en sûreté sur le pied du glacis;
Pour ne point hasarder l'honneur d'une brigade,
Commandez vos assauts près de la palissade.
Alors, maître absolu de ce sanglant terrain,
Qu'on y mène d'abord ces tonnerres d'airain;
Par leurs coups redoublés les murailles s'éboulent,
A l'aide du sapeur les boulevards s'écroulent,
On comble les fossés à force de travaux,
Et les assauts cruels succèdent aux assauts;
Souvent dans ces combats les guerriers pleins d'audace,
Poursuivant les fuyards, ont emporté la place.
Ainsi, par un effort avec art dirigé,
L'impétueux Français, au combat engagé,
Au pouvoir de Louis fit tomber Valencienne.
Observez le soldat, il faut qu'on le retienne,
Les tigres, les lions sont plus humains que lui
Quand il suit furieux le soldat qui l'a fui;
Si vous ne gouvernez sa cruauté mutine,
Avide de pillage, ardent, sans discipline,
Porté par ses fureurs au comble des excès,
Vous le verrez souillé de meurtres, de forfaits.
Tout général cruel qui pille, qui ravage,
<255>Qui permet les excès, qui souffre le carnage,
Eût-il même conquis les plus vastes terrains,
Voit ses plus beaux lauriers se flétrir dans ses mains;
La voix de l'univers contre lui réunie,
Oubliant ses exploits, maudit sa tyrannie.
Tilly, qui combattit pour l'aigle des Césars,
De l'éclat de son nom remplit les champs de Mars;
Mais un nuage sombre en obscurcit la gloire,
Son nom fut effacé du temple de Mémoire,
De Magdebourg sanglant les lamentables voix
Éternisent sa honte et non pas ses exploits.295-a
Guerriers, retracez-vous cette effroyable image :
Si ma main vous dépeint ces meurtres, ce carnage,
C'est pour vous inspirer l'horreur de ces forfaits.
On porte aux habitants des paroles de paix,
Leur foi par cet espoir fut promptement séduite;
Sous le trompeur appât d'une trêve hypocrite,
Tilly les endormit dans les bras du repos;
Morphée avait sur eux répandu ses pavots.295-b
Sur ce puissant rempart qui l'avait défendue,
La garde mollement sur l'herbe est étendue,
D'autres pour leurs maisons abandonnent leurs forts;
Un fantôme éclatant, sorti des sombres bords,
De l'olive de paix leur présente la tige,
On l'embrasse, on accourt, enfin tout se néglige.
Tout dort, mais Tilly veille; il dispose ses corps,
Il précède l'aurore, il s'approche des forts;
Sur ces puissants remparts privés de leur défense
L'Autrichien cruel monte sans résistance.
Ah! peuple malheureux qu'un fantôme éblouit!
La trahison approche, elle vient, la paix fuit;
La mort, l'affreuse mort paraît dans ces ténèbres,
Et couvre la cité de ses ailes funèbres;
<256>La rage ensanglantée et les sombres fureurs296-a
Des glaives infernaux vont armer les vainqueurs,
La nature en frémit, et le ciel en colère
Fait en vain dans les airs éclater son tonnerre.
Rien n'arrête Tilly; les soldats effrénés,
A la licence, au meurtre, au crime abandonnés,
Ardents, impétueux, frappent, pillent, égorgent;
Du sang des citoyens ces tristes murs regorgent.
Tilly, tranquille et fier de ses affreux succès,
Conduit leur cruauté, préside à leurs forfaits :
Ils forcent les maisons, ils enfoncent les temples,
Le moins féroce même imite ces exemples;
Celui qui leur résiste et celui qui les fuit
Ne saurait éviter le fer qui le poursuit;
Près de sa mère en pleurs l'enfant à la mamelle,
Égorgé sur son sein, tombe et meurt avec elle;
En défendant son fils, le père infortuné
Expire sans venger ce fils assassiné.
On ne voit en tous lieux que des objets horribles;
Ces monstres furieux, aux plaintes inflexibles,
Dans un asile saint, inutile en ces temps,
Massacrent sans remords trois cents vieillards tremblants.
On dit, pour échapper au fer de ces impies,
Que de jeunes beautés, par la honte enhardies,
Cherchant clans le trépas un barbare secours,
Dans l'Elbe ensanglanté terminèrent leurs jours.
Mais quel spectacle affreux vient s'offrir à ma vue!
Où courez-vous, cruels? quelle rage inconnue!
Monstres, où portez-vous ces torches, ces flambeaux?
Vous êtes des démons et non pas des héros.
Déjà sur les palais la flamme se déploie,
Malheureuse cité, tu péris comme Troie.
L'embrasement s'accroît, il gagne en peu de temps,
Il s'élève en tous lieux d'horribles hurlements
De ceux que l'on égorge ou que le feu dévore;
O crimes! ô fureurs que la nature abhorre!
<257>Tels qu'on peint de l'enfer les tourments et les feux,
Ce théâtre d'horreur, ces gouffres ténébreux
Où du plus faible espoir les sources sont taries,
Les malheureux humains en proie à des Furies,
Aux supplices divers à jamais condamnés,
De flammes, de bourreaux, d'horreur environnés :
Tels, et plus effrayants, dans ces moments funestes,
Parurent, Magdebourg, tes déplorables restes;
Plus d'habitants, de murs, de temples ni d'abris,
La flamme dans les airs éclairait tes débris.
Et de cette cité, jadis si florissante,
Que les arts et la paix rendirent si brillante,
Après l'affreux malheur en cette nuit souffert,
De cette ville immense il restait un désert
Où le soldat cruel, fatigué du carnage,
S'applaudissait encor du meurtre et du pillage;
Et l'Elbe, en s'enfuyant de ces lieux détestés,
Couvrait de corps sanglants ses bords épouvantés.
Tilly fut-il heureux en prenant cette ville?
La flamme le priva d'une conquête utile;
Magdebourg n'était plus qu'un tombeau plein d'horreur,
Qui, mettant au grand jour l'excès de sa fureur,
En lui représentant tant d'images funestes,
Semblait le menacer des vengeances célestes.


290-a Marcelle. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 399.) Voyez ci-dessus, p. 71.

290-b Les assauts. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 399.)

291-a Ces. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 400.)

295-a Voyez, t. I, p. 45-48.

295-b

Coligni languissait dans les bras du repos,
Et le sommeil trompeur lui versait ses pavots.

Voltaire, la

Henriade

, ch. II, v. 179 et 180.

296-a Ses sombres fureurs. (Variante dé l'édition in-4 de 1760, p. 408.)