<242>

CHANT III.

Vous avez parcouru les arsenaux de Mars.
C'est peu d'être enrôlé sous ses fiers étendards,
C'est peu que d'un soldat le courage s'estime,
Si, maître de son art, il ne tend au sublime.
Suivez-moi dans son temple, observez, pénétrez
Ses mystères divins, de la foule ignorés;
Loin des sentiers battus où rampe le vulgaire,
D'un pas sage et hardi marchez au sanctuaire.
Voyez-vous ces chemins raboteux, resserrés,
Teints du sang des héros, d'abîmes entourés?
Sur ce rocher sanglant voyez-vous dans la nue
De ce palais sacré la superbe étendue?
Son faîte est dans l'Olympe, au delà du soleil,
Où des dieux immortels s'assemble le conseil;
Ses fondements d'airain touchent au noir Tartare.
Alecton, la Discorde avec la Mort barbare,
Les gardes redoutés de ces lieux effrayants,
Lancent en vain sur vous des regards foudroyants;
La Gloire vous rassure et sa voix vous appelle,
La Gloire ouvre le temple, avancez avec elle.
Je vois les chastes Sœurs dans ces parvis sacrés;
Leurs utiles travaux n'y sont point ignorés.
<243>Un compas dans la main281-a j'aperçois Uranie,
Qui, mesurant la terre et sa forme aplatie,
Nous dépeint en petit, par ses crayons diserts,
Les différents États que contient l'univers;
Chaque point sur la terre a son ordre et sa place,
D'un hémisphère à l'autre elle a marqué la trace.
Sanson281-b avec Vauban, ses dignes favoris,
Des novices guerriers cultivent les esprits;
Elle leur montre à tous, dans des cartes guerrières,
Les pays, les cités, les monts et les rivières,
Les forts que l'on doit prendre et ceux qu'on doit laisser,
Les chemins reconnus qu'un corps peut traverser.
Plus loin, c'est Calliope : en caressant la Gloire,
Des rois et des héros elle conte l'histoire;
Ses jeunes auditeurs, attentifs à sa voix,
S'échauffent au récit de leurs nobles exploits,
Et la Muse, en traitant des matières si hautes,
Leur montre à profiter des succès et des fautes.
Voyez-vous la Morale à l'air majestueux,
Qui chasse du parvis les cœurs présomptueux?
Elle enseigne aux guerriers, d'un ton de voix sévère,
Les devoirs de l'honneur et d'un mérite austère,
Condamne l'intérêt et la férocité,
Dans le sein des horreurs prêche l'humanité,
Étouffe dans ses mains les serpents de l'envie,
Et veut pour l'État seul qu'on prodigue sa vie.
Approchons-nous : Bellone, un glaive dans la main,
Fait tourner sur ses gonds cette porte d'airain
Qui cache pour jamais à tout guerrier vulgaire
Les secrets que le dieu renferme au sanctuaire,
Connus des favoris qu'il place à ses côtés.
Dans le fond de ce temple, entouré de clartés,
Sur un trône éclatant, de grandeur infinie,
Soutenu dans les airs des ailes du génie,
<244>Paraît le dieu terrible en toute sa splendeur;
On voit auprès de lui l'intrépide Valeur,
Le tranquille Sang-froid qui sans crainte s'expose,
Le vigilant Travail qui jamais ne repose,
La Ruse à l'œil malin, qui, féconde en détours,
Par ses déguisements se fournit des secours,
Qui prend, dans le besoin, une forme empruntée,
S'échappe et reparaît comme un autre Protée;
L'Imagination aux yeux étincelants,
Brûlant d'un feu divin qu'elle porte en ses flancs,
Avec rapidité conçoit, forme, dessine
Mille brillants projets que Pallas examine;
Plus loin, les yeux baissés et le maintien discret,
On voit l'impénétrable et fidèle Secret;
Son doigt mystérieux repose sur sa bouche,
Ce confident de Mars sait tout ce qui le touche.
Le trône est entouré de lauriers éternels
Qu'il présente lui-même aux demi-dieux mortels,
A ses vrais favoris, qui, dignes de leur gloire,
Aux efforts du génie ont soumis la victoire.
Couronnes des héros, c'est vous dont les appas
Entraînent les guerriers dans l'horreur des combats;
Les autres passions sont par282-a vous étouffées.
Dans ce temple brillant, décoré de trophées,
Où Mars règle à son gré le sort du genre humain,
Placés dans l'entre-deux de colonnes d'airain,
On peut des fils du dieu distinguer les statues,
Foulant les nations que leurs mains ont vaincues.
Là sont ces deux héros tant de fois comparés,
Montés au premier rang par différents degrés :
Le vainqueur des Persans, le vainqueur de Pompée;
La terre de leur nom est encore occupée.
Là paraît Miltiade, Alcibiade,
Cimon, Paul-Emile, Quintus Fabius, Scipion;
Plus loin, le grand Henri, Condé, Villars, Turenne;
Là, Montécuculi, de Bade, Anhalt, Eugène,
<245>L'heureux Gustave-Adolphe et le Grand Électeur.
Là, sortant fraîchement de la main du sculpteur,
On voit une statue élégante et nouvelle;
Son front est ombragé d'une palme immortelle :
C'est ce fameux Saxon, le héros des Français,
Que la mort dans son lit abattit de ses traits.283-a
Venez, jeunes guerriers, voici l'Expérience :
Par d'immenses travaux elle acquit la science;
Son front est ombragé de cheveux blanchissants,
Ses membres recourbés sentent le poids des ans,
Son corps cicatrisé, tout couvert de blessures,
Du temps qui nous détruit affronte les injures.
Présente à tous les faits, présente à tous les lieux,
Elle instruit les esprits de ce qu'ont vu ses yeux;
Elle vous fera voir, dans la guerre punique,
Par quel coup Scipion sauva Rome en Afrique,
A Carthage effrayée attirant Annibal,
Le força de combattre en son pays natal;
Un général vulgaire, un moins vaste génie,
Satisfait d'accourir aux champs de l'Ausonie,
Peut-être eût défendu son pays ravagé;
Il eût sauvé l'État, mais ne l'eût point vengé.
La discorde, en troublant la maîtresse du monde,
Dans les divers partis en héros fut féconde :
Voyez Sertorius, qu'on ne peut accabler,
Avancer à propos, quelquefois reculer.
Assuré par l'appui des rochers d'Ibérie,
Arrêter des Romains la valeur aguerrie;
Tant un génie heureux qui possède son art
Des destins de la guerre écarte le hasard!
Un guerrier plus ardent, moins sage et moins habile,
De l'âpreté des monts quittant le sûr asile,
Eût cherché ses rivaux, qui dans leurs camps nombreux
Amenaient la fortune et Pompée avec eux.
Ici, le grand Condé, fils chéri de Bellone,
De la France étonnée assure la couronne;
<246>Il fallait arrêter par des coups éclatants
D'un heureux ennemi les succès trop constants.
Dans ce jour décisif pour l'Espagne et la France,284-a
L'audace du héros fit plus que la prudence;
Un chef plus circonspect et moins entreprenant
N'aurait point hasardé ce combat important;
L'Espagnol, enhardi par ce Français timide,
Vers Paris eût poussé sa fortune rapide.
Voyez du fond du Nord, où règnent les hivers,
Cette flotte étrangère avancer sur nos mers :
Elle porte Gustave et le sort de l'Empire,
Des Germains divisés la discorde l'attire,
La prudence le guide, et Mars est avec lui.
Des peuples opprimés trop dangereux appui,
Il vient, il est armé contre la tyrannie
Dont Vienne menaçait la fière Germanie;
Gustave s'établit sur les bords de la mer,
Où Stralsund lui présente un port toujours ouvert.
Là, soit que le destin protége son audace,
Ou que du sort jaloux il sente la disgrâce,
Il est sûr des secours qu'arment ses défenseurs
Pour servir sa fortune ou venger ses malheurs.
Il marche en conquérant, le bonheur l'accompagne,
Il parcourt, il délivre, il dompte l'Allemagne,
Il remet dans leurs droits cent princes outragés :
Protecteur redoutable à ceux qu'il a vengés,
A ses desseins secrets il fait servir sa gloire;
Si la Parque fatale, au sein de la victoire,
N'eût arrêté sa course et tranché son destin,
L'Empire aurait nourri deux maîtres dans son sein.
Là, regardez Eugène et sa marche hardie,
Quand l'empire des Lis tenait la Lombardie :
Les Alpes au héros préparent le chemin,
Il les franchit, il vole, il délivre Turin;
Marsin, qui défendait une trop vaste enceinte,
Vit partout son armée à la fuite contrainte,
<247>Et par ce seul exploit le rapide vainqueur
Rend la triste Italie à son faible empereur.285-a
Suivez ce grand Eugène aux champs de la Hongrie :
Du Danube, en sa marche, il longe la prairie,
Il assiége Belgrad, et voit les Musulmans
A leur tour l'assiéger dans ses retranchements :
Il pousse ses travaux, il resserre la place,
Du vizir téméraire il méprise l'audace,
Il le laisse avancer par un travail nouveau,
Il lui laisse le temps de passer un ruisseau;
Alors, sans balancer, ce fils de Mars s'élance,
Sur eux ses cuirassiers fondent en assurance,
Tout fuit devant ses pas, le Turc, plein de frayeur,
Cède le champ de gloire et Belgrad au vainqueur.
Sortez de l'Elysée, ombre illustre et chérie,
Quittez pour nous des cieux l'immortelle patrie;
D'un regard paternel voyez vos descendants,
De l'art qui vous fit vaincre instruisez vos enfants.
Enfants de ce héros, je vous donne pour maîtres,
Non des guerriers obscurs, mais vos propres ancêtres.
Électeur généreux, c'est donc vous que je vois!
Vos peuples sont encor tout pleins de vos exploits;286-a
C'est à leurs cris touchants, c'est à leur voix plaintive
Que, du Rhin tout sanglant abandonnant la rive,
L'Elbe vous vit soudain voler à leur secours.286-a
L'État était en proie aux tigres, aux vautours,
Les fiers enfants des Goths ravageaient nos contrées,
Ils brûlaient nos cités, au pillage livrées;
Wrangel, fier d'un succès qui n'avait rien coûté,
S'endort dans son triomphe avec sécurité;
La foudre le réveille au bord du précipice,
Un dieu vengeur paraît, un dieu pour nous propice :
Venir, voir, triompher, fut l'ouvrage d'un jour;
Le Suédois, consterné par ce subit retour,
<248>Surpris dans ses quartiers par ce nouvel Alcide,
Veut en vain s'opposer à sa course rapide.
O champs de Fehrbellin! témoins de ses hauts faits,
Vous vîtes les Suédois attaqués et défaits.
Tel jadis du Très-Haut exerçant la vengeance,
D'un peuple, dans ses camps, punissant l'arrogance,
L'ange exterminateur frappa les Philistins :287-a
Tel, et plus grand encore en ses heureux destins,
Guillaume, dans ce jour au-dessus de sa gloire,
Exerce la clémence au sein de la victoire;
Il pardonne à Hombourg, dont l'imprudente ardeur
Engagea le combat, séduit par la valeur;
Il fait grâce aux captifs, à ces bandes altières,
De l'État désolé cruels incendiaires.
Mais s'il sait pardonner à ceux qu'il peut punir,
Des bords qu'ils ravageaient ardent à les bannir,
Il fait fuir devant lui leur troupe épouvantée
Vers les flots de la mer qui l'avait apportée.
Ses exploits287-b sont suivis par des exploits nouveaux :
La Prusse à son secours appelle ce héros;
Les rigueurs de l'hiver, les flots couverts de glace,
Au lieu de l'arrêter, secondent son audace,
Et Thétis, étonnée au bruit de ces récits,
Voit transporter des camps sur ses flots endurcis.
Il vient, et son nom seul, qui répand l'épouvante,
Confond des ennemis la fureur insolente;
Il vient, il est vainqueur, tout fuit devant ses pas,
Et sans même combattre il venge ses États.
Ce héros, qui jouit d'une gloire immortelle,
Doit, nourrisson de Mars, vous servir de modèle.
Sans cesse étudiez, comme cet électeur,
Les différents pays où vous guide l'honneur.
Digérer vos projets, c'est remplir votre attente.
L'imagination souvent est imprudente :
Ne comptez jamais seul, et sachez supposer
<249>Tout ce que l'ennemi pourra vous opposer;
Vos desseins sont manqués, si par votre prudence
Vous n'avez point pourvu pour votre subsistance.
Ce roi qui des destins éprouva les excès
N'eût point perdu le fruit de neuf ans de succès,
Si, dans des champs déserts conduisant son armée,
Le Czar ne l'eût battue, affaiblie, affamée.288-a
Que le foudre, en secret enfermé dans les airs,
Sur l'ennemi surpris tombe avec les éclairs;
Toujours prêt, toujours prompt, mais jamais téméraire.
Croyez que rien n'est fait, tant qu'il vous reste à faire,
Et ne soyez content de vos plus beaux succès
Qu'autant qu'un plein effet répond à vos projets.
Ainsi, lorsque de Dieu la sagesse profonde
Du ténébreux chaos eut arraché le monde,
Il trouva l'univers, par son souffle animé,
Conforme au grand dessein qu'il en avait formé.


281-a A la main. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 384.)

281-b Nicolas Sanson, né à Abbeville en 1600 et mort en 1667, était, avant Guillaume Delisle, le plus renommé des géographes français.

282-a Pour. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 387.)

283-a Voyez ci-dessus, p. 226.

284-a Voyez t. VII, p. 100, et ci-dessus, p. 269.

285-a Voyez t. I, p. 131, et t. VIII, p. 156 et 304.

286-a Voyez t. I, p. 86, et ci-dessus, p. 62.

287-a II Rois, chap. 19, versets 35 et 36.

287-b Ces exploits. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 394.)

288-a Voyez t. I, p. 134.