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ODE VI (VII). LES TROUBLES DU NORD.

L'univers ébranlé ne respire qu'à peine;
Tout le sang fume encor, que sa rage inhumaine
Avait fait ruisseler dans l'horreur des combats;
On ne voit sur la terre
Que traces de la guerre
Et traces du trépas.

Tel, après que la flamme exerça sa furie,
Accablé des débris de sa triste patrie,
L'habitant malheureux voit dans l'abattement
Ces monuments funestes,
Ces ruines, ces restes
D'un long embrasement;

Tels nos tristes regards nous découvrent nos pertes,
Du Danube et du Rhin les campagnes désertes,
De la fureur des rois les vestiges sanglants,
Des murs réduits en poudre,
Des palais que la foudre
Laisse encor tout fumants.
<32>Les cris des orphelins, les veuves éplorées
Demandent tristement aux lointaines contrées
Les auteurs de leurs jours ou leurs époux péris;
Ah! familles trop tendres,
Il n'est plus que les cendres
De vos parents chéris.

Dans son épuisement l'Europe frénétique
Sentit de ses transports la folie héroïque,
Et sa faiblesse enfin ralentit ses fureurs,
Désarma la vengeance,
Réprima l'insolence
De ses fiers oppresseurs.

La Paix, du haut des cieux, de Bellone vengée,
Vint planter sur ces bords l'olive négligée,
Sous cent verrous de bronze elle enferma Janus,
Ramenant sur ces rives
Les Muses fugitives,
Qu'on ne connaissait plus.

C'est toi, fille du ciel, dont la douce puissance
Ramène les plaisirs, les arts et l'abondance,
Qu'exilait loin de nous l'impitoyable Mars;
Le peuple qui respire
Sous ton heureux empire
Ne craint plus les hasards.

Mais déjà sous l'Etna l'audacieux Typhée
Sent renaître en son sein sa fureur étouffée,
Il veut rompre les fers qui causent son tourment;
De son terrible gouffre
Le bitume et le soufre
Coulent comme un torrent.
<33>Des froids antres du Nord s'élèvent des tempêtes,
Un orage nouveau vient menacer nos têtes,
Le fer de l'étranger veut couper nos moissons;
Quelle est l'ardeur funeste,
Ou bien quel feu céleste
Embrasa ces glaçons?

35-aLa nature épuisée en ce climat sauvage
Fit naître un peuple obscur dans un dur esclavage,
Rampant stupidement sous un cruel pouvoir,
Nourri dans la souffrance,
Et de qui la vaillance
N'est qu'un vrai désespoir.
<34>Je les vois accourir à leur propre ruine,
Ces Hyperboréens, ces voisins de la Chine,
Ces peuples rassemblés des bords du Tanaïs,
Surpris qu'à la Baltique
Un tyran politique
Les ait tous réunis.

Vois de tous tes forfaits quel est le fruit sinistre,
Fléau de la Russie, exécrable ministre,36-a
Monstre que la Discorde a vomi des enfers :
C'est ton âme infidèle,
C'est ta fureur cruelle
Qui trouble l'univers.

Mais de l'illusion le brouillard se dissipe,
Dans cet énigme obscur je lis, nouvel Œdipe,
Que l'aigle des Césars, par un dernier effort,
Tremblant, mais plein de rage,
Enhardit au carnage
Tous ces monstres36-b du Nord.

Déplorables sujets, qu'on méprise et qu'on brave,
Nés libres, mais au fond esclaves d'un esclave,
Contre des inconnus, quand il veut se venger.
Gladiateurs sans haine,
Vous courez dans l'arène
Pour vous entr'égorger.

Mais le péril s'accroît, les nuages grossissent.
Les vents sont déchaînés et les cieux s'obscurcissent.
Le tonnerre, en grondant, va tomber en éclats,
Menaçant de sa chute
Les provinces en butte
De deux puissants États.

De notre illusion le brouillard se dissipe, etc.

Secouant ses flambeaux, la Discorde infernale,
Répandant les venins de sa bouche fatale,
D'une nouvelle Amate empoisonna le cœur;
Elle trouble la terre,
Elle appelle la guerre,
Pour servir sa fureur.

<35>Ah! quand reviendrez-vous, heureuses destinées
Qui sous le vieux Saturne ourdîtes les années
Et les jours fortunés de l'univers naissant?
Serait-ce que nos crimes
Nous rendent les victimes
D'un vengeur tout-puissant?

Et quoiqu'en aboyant l'indiscrète satire
Divulgue avec aigreur que l'univers empire,
Que nous serons suivis de plus méchants neveux,
Méprisons ces chimères :
Oui, nous valons nos pères;
Ils valaient leurs aïeux.

Mais quel dieu secourable a par sa voix puissante
Arrêté dans son cours l'audace violente
Dont étaient animés nos furieux rivaux?
Il prolonge la trêve,
Il émousse le glaive
Qu'aiguisait Atropos.

Tel que le dieu puissant qui domine sur l'onde
D'un coup de son trident frappa la mer profonde,
Dont l'amant d'Orithye excitait la fureur;
Les vagues s'apaisèrent,
En grondant respectèrent
Les lois d'un dieu vainqueur :
Ainsi, lorsque Louis en Albion s'explique,
Que l'univers entend de sa voix pacifique
Retentir en tous lieux les magnanimes lois,
Mars suspend les alarmes,
Et renferme ces armes
Qui menaçaient cent rois.

<36>Venez, Plaisirs charmants, venez, Grâces naïves,
Que vos jeux désormais embellissent nos rives;
Je consacre mon luth au beau dieu des amours,
Je suis sous son empire,
Déjà ce dieu m'inspire,
Adieu, Mars, pour toujours.

(Envoyée à Voltaire le 10 juin 1749.)


35-a Les trois strophes qui commencent à « La nature épuisée » sont remplacées dans l'édition in-4 de 1760, p. 46, par ces cinq strophes nouvelles :
     

O vous qui n'enfantez que des complots sinistres,
Fléaux du genre humain, ambitieux ministres,
D'esclaves entourés, tous flétris de vos fers,
Vos funestes intrigues,
Vos cabales, vos brigues
Désolent l'univers.

Votre esprit, occupé de projets tyranniques,
Pour usurper le nom de fameux politiques,
De crimes, d'attentats, de forfaits enivré,
Se livre à son caprice,
Et pour lui la justice
N'a plus rien de sacré.

De la foi de vos rois l'auguste privilége
Ne saurait arrêter l'audace sacrilége,
Ni limpétueux cours de vos débordements;
La guerre qui s'élance
Flatte votre arrogance,
En rompant vos serments.

36-a Voyez t. III, p. 33.

36-b Guerriers. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 48.)