<161>Une feuille, une fleur, et de moindres objets
A nos moralités fournissent des sujets,
La nature à nos yeux est pleine de merveilles;
Nous admirons souvent le peuple des abeilles;
O quel plaisir, ma sœur, de les voir travailler
Ce doux suc que l'instinct leur apprit à piller!
De leurs soins mutuels et de leur vigilance
Résulte pour l'essaim la commune abondance :
L'un travaille pour l'autre, et ce miel apprêté
Appartient sans partage à la communauté.
Pourquoi ne suit-on pas, disais-je, leur exemple?
L'homme a lieu de rougir chaque fois qu'il contemple
Cette heureuse union et l'ordre sans égal
Qui concourt en effet à leur bien général.
L'abeille a mieux que nous réglé sa république,
On n'y voit point de mouche altière et magnifique
Refuser à ses sœurs le fruit de ses travaux;
L'orgueil et l'intérêt respectent leur repos.
Fière raison humaine, orgueilleuse folie,
Que de ces animaux l'exemple t'humilie!
Notre cœur endurci méprise les humains,
L'homme change de mœurs en changeant de destins;a
Enivré de l'éclat de son bonheur suprême,
Il fuit son origine, il s'ignore lui-même.
Qui dirait, lorsqu'on voit ces grands si dédaigneux,
Que les pauvres sont faits du même limon qu'eux,
Que ces gueux en lambeaux, courbés sous les misères,
Marqués des mêmes traits, sont en effet leurs frères?a
L'orgueil les a changés, c'est l'ouvrage du sort,
Du riche au misérable il n'est plus de rapport,
A leur destin commun rien ne les intéresse,
Ce sont des animaux de différente espèce;
Ces loups sans s'émouvoir regardent les faucons
Du sang de la colombe arroser les vallons.


a

Il changera de mœurs en changeant de fortune.

Voltaire,

La Mort de César

, acte 1, scène I.

a Voyez t. IX, p. 43, et ci-dessus, p. 64 et 73.