<124>Réponds : pour quels humains les trois Parques sévères
Ont-elles donc sans fin filé des jours prospères?
Consultons, s'il le faut, ces poudreux monuments,
Ces fastes échappés à l'injure des temps,
Fouillons l'antiquité, rappelons la mémoire
De ces illustres morts qui vivent dans l'histoire :
J'en vois comblés d'honneurs, j'en vois chargés de fers,
Et tous ont dans leur vie essuyé des revers.
Crésus se crut heureux; une foule importune
De courtisans flatteurs adorait sa fortune;
Il apprit de Solon, qui lui prédit son sort,
Qu'on ne peut dire un homme heureux avant sa mort.
Cyrus, qui le vainquit et qui dompta l'Asie,
Perdit bientôt après sa fortune et sa vie,
Une femme12 mit fin à ses destins heureux.
Le vainqueur de Pharsale, entouré d'envieux,
Au sein de la fortune, au sein de la victoire,
Comblé de biens, d'honneurs, de pouvoir et de gloire,
Arbitre des humains et maître du sénat,
Est à Rome immolé par les mains d'un ingrat.
Je pourrais vous citer l'exil de Bélisaire,
Un Frédéric second errant dans la misère,
Ce roi neuf ans heureux et neuf ans fugitif
Que Pierre à Poltawa vit presque son captif.
Oui, tel est notre sort, nos courtes destinées
Sont tristes dans un temps, dans d'autres fortunées;
Faut-il, pour le prouver, échauffant mes poumons,
D'exemples entassés renforcer mes raisons?
Cette instabilité du monde fait l'essence,
N'en faisons-nous pas tous la triste expérience?
Mais un cœur ulcéré, plein d'orgueil et de fiel,
Se révolte tout haut contre l'arrêt du ciel;
Les choses à ses yeux semblent changer de formes,
Il prend des accidents pour des malheurs énormes.


12 Tomyris.