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CHAPITRE X.

Depuis le temps où Machiavel écrivait son Prince politique, le monde est si fort changé, qu'il n'est presque plus reconnaissable. Si quelque habile capitaine de Louis XII reparaissait de nos jours, il serait entièrement désorienté : il verrait qu'on fait la guerre avec des armées innombrables, que l'on peut à peine faire subsister en campagne, entretenues pendant la paix comme dans la guerre; au lieu que de son temps, pour frapper les grands coups et pour exécuter les grandes entreprises, une poignée de monde suffisait, et les troupes étaient congédiées après la guerre finie. Au lieu de ces vêtements de fer, de ces lances, de ces arquebuses à rouet, il trouverait des habits d'ordonnance, des fusils et des baïonnettes, des méthodes nouvelles pour camper, pour assiéger, pour donner bataille, et l'art de faire subsister des troupes tout aussi nécessaire à présent que le pouvait être autrefois celui de battre l'ennemi.

Mais que ne dirait pas Machiavel lui-même, s'il pouvait voir la nouvelle forme du corps politique de l'Europe, et tant de grands princes qui figurent à présent dans le monde, qui n'y étaient pour rien alors, la puissance des rois solidement établie, la manière de négocier des souverains, et cette balance qu'établit en Europe l'alliance de quelques princes considérables pour s'opposer aux ambitieux, et qui n'a pour but que le repos du monde!

<104>Toutes ces choses ont produit un changement si général et si universel, qu'elles rendent la plupart des maximes de Machiavel inapplicables à notre politique moderne. C'est ce que fait voir principalement ce chapitre. Je dois en rapporter quelques exemples.

Machiavel suppose, « Qu'un prince dont le pays est étendu, qui avec cela a beaucoup d'argent et de troupes, peut se soutenir par ses propres forces, sans l'assistance d'aucun allié, contre les attaques de ses ennemis. »

C'est ce que j'ose contredire; je dis même plus, et j'avance qu'un prince, quelque redouté qu'il soit, ne saurait lui seul résister à des ennemis puissants, et qu'il lui faut nécessairement le secours de quelques alliés. Si le plus formidable, le plus puissant prince de l'Europe, si Louis XIV fut sur le point de succomber dans la guerre de la succession d'Espagne, et que, faute d'alliances, il ne put presque plus résister à la ligue de tant de rois et de princes, qui pensa l'accabler, à plus forte raison tout souverain qui lui est inférieur ne peut-il, sans hasarder beaucoup, demeurer isolé et privé de fortes alliances.

On dit, et cela se répète sans beaucoup de réflexion, que les traités sont inutiles, puisqu'on n'en remplit presque jamais tous les points, et qu'on n'est pas plus scrupuleux là-dessus dans notre siècle qu'en tout autre. Je réponds à ceux qui pensent ainsi, que je ne doute nullement qu'ils ne trouvent des exemples anciens et même très-récents de princes qui n'ont point rempli exactement leurs engagements; mais cependant qu'il est toujours très-avantageux de faire des traités. Les alliés que vous vous faites seront autant d'ennemis que vous aurez de moins, et, s'ils ne vous sont d'aucun secours, vous les réduirez toujours certainement à observer une exacte neutralité.

Machiavel parle ensuite des principini, de ces souverains en miniature qui, n'ayant que de petits États, ne peuvent point mettre d'armée en campagne. L'auteur appuie beaucoup sur ce qu'ils doivent<105> fortifier leur capitale, afin de s'y renfermer avec leurs troupes en temps de guerre.

Les princes italiens dont parle Machiavel ne sont proprement que des hermaphrodites de souverains et de particuliers; ils ne jouent le rôle de grands seigneurs qu'avec leurs domestiques. Ce qu'on pourrait leur conseiller de meilleur serait, ce me semble, de diminuer en quelque chose l'opinion infinie qu'ils ont de leur grandeur, de la vénération extrême qu'ils ont pour leur ancienne et illustre race, et du zèle inviolable qu'ils ont pour leurs armoiries. Les personnes sensées disent qu'ils feraient mieux de ne figurer dans le monde que comme des seigneurs qui sont bien à leur aise, de quitter une bonne fois les échasses sur lesquelles leur orgueil les monte, de n'entretenir tout au plus qu'une garde suffisante pour chasser les voleurs de leur château, en cas qu'il y en eût d'assez affamés pour y chercher subsistance, et de raser les remparts, les murailles et tout ce qui peut donner l'air d'une place forte à leur résidence.

En voici les raisons : la plupart des petits princes, et nommément ceux d'Allemagne, se ruinent par la dépense, excessive à proportion de leurs revenus, que leur fait faire l'ivresse de leur vaine grandeur; ils s'abîment pour soutenir l'honneur de leur maison, et ils prennent par vanité le chemin de la misère et de l'hôpital; il n'y a pas jusqu'au cadet du cadet d'une ligne apanagée qui ne s'imagine d'être quelque chose de semblable à Louis XIV : il bâtit son Versailles, il a ses maîtresses, il entretient ses armées.

Il y a actuellement un certain prince105-a apanagé d'une grande maison105-b qui, par un raffinement de grandeur, entretient exactement<106> à son service tous les corps de troupes qui composent la maison d'un grand roi, et cela si fort en diminutif, qu'il faut un microscope pour apercevoir chacun de ces corps en particulier; son armée serait peut-être assez forte pour représenter une bataille sur le théâtre de Vérone.

J'ai dit, en second lieu, que les petits princes faisaient mal de fortifier leur résidence, et la raison en est toute simple : ils ne sont pas dans le cas de pouvoir être assiégés par leurs semblables, puisque des voisins plus puissants qu'eux se mêlent d'abord de leur démêlé, et leur offrent une médiation qu'il ne dépend pas d'eux de refuser; ainsi, au lieu de sang répandu, deux coups de plume terminent leurs petites querelles.

A quoi leur serviraient donc leurs forteresses? Quand même elles seraient en état de soutenir un siége de la longueur de celui de Troie contre leurs petits ennemis, elles n'en soutiendraient pas un comme celui de Jéricho devant les armées d'un monarque puissant. Si, d'ailleurs, de grandes guerres se font dans leur voisinage, il ne dépend pas d'eux de rester neutres, ou ils sont totalement ruinés; et s'ils embrassent le parti d'une des puissances belliqueuses, leur capitale devient la place de guerre de ce prince.

L'idée que Machiavel nous donne des villes impériales d'Allemagne est toute différente de ce qu'elles sont à présent; un pétard suffirait, et même un mandement de l'Empereur, pour le rendre maître de ces villes. Elles sont toutes mal fortifiées, la plupart avec d'anciennes murailles flanquées en quelques endroits par de grosses tours, et entourées par des fossés que des terres écroulées ont presque entièrement comblés. Elles ont peu de troupes, et celles qu'elles entretiennent sont mal disciplinées; leurs officiers sont, ou le rebut de l'Allemagne, pour la plupart, ou de vieilles gens qui ne sont plus en état de servir.<107> Quelques-unes des villes impériales ont une assez bonne artillerie; mais cela ne suffirait point pour s'opposer à l'Empereur, qui a coutume de leur faire sentir assez souvent leur faiblesse.

En un mot, faire la guerre, livrer des batailles, attaquer ou défendre des forteresses, est uniquement l'affaire des grands souverains : et ceux qui veulent les imiter sans en avoir la puissance ressemblent à celui qui contrefaisait le bruit du tonnerre et se croyait Jupiter.107-a


105-a L'autographe de l'Auteur porte « un certain prince d'Allemagne. »

105-b Ce passage ne peut se rapporter qu'au duc Ernest-Auguste de Saxe-Weimar, qui entretenait un bataillon de sept cents hommes, un escadron de cent quatre-vingts maîtres, et une compagnie de cadets à cheval. Frédéric vit ces troupes au camp de Mühlberg, en 1730. Voici ce que le baron de Pöllnitz en dit, entre autres, dans le premier volume de ses Lettres et Mémoires contenant les observations qu'il a faites dans ses voyages : « Véritablement elles doivent être à charge au duc, dont on dit que les revenus n'excèdent pas quatre cent mille écus. »

107-a Salmonée, roi d'Élide.