<95>Borgia, poussant la prévoyance jusqu'au delà de la mort du pape son père, commençait par exterminer tous ceux qu'il avait dépouillés de leurs biens, afin que le nouveau pape ne s'en pût servir contre lui. Voyez la cascade du crime : pour fournir aux dépenses, il faut avoir des biens; pour en avoir, il faut en dépouiller les possesseurs; et pour en jouir avec sûreté, il faut les exterminer : raisonnement des voleurs de grand chemin.

Borgia, pour empoisonner quelques cardinaux, les prie à souper chez son père. Le pape et lui prennent par mégarde d'un breuvage empoisonné : Alexandre VI en meurt, Borgia en réchappe pour traîner une vie malheureuse, digne salaire d'empoisonneurs et d'assassins.

Voilà la prudence, l'habileté et les vertus que Machiavel ne saurait se lasser de louer. Le fameux évêque de Meaux, le célèbre évêque de Nîmes, l'éloquent panégyriste de Trajan, n'en eussent pas dit plus pour leur héros que Machiavel pour César Borgia. Si l'éloge qu'il en fait n'était qu'une ode, ou une figure de rhétorique, on pourrait louer sa subtilité, en détestant son choix; mais c'est tout le contraire : c'est un traité de politique qui doit passer à la postérité, c'est un ouvrage très-sérieux, dans lequel Machiavel est si impudent que d'accorder des louanges au monstre le plus abominable que l'enfer ait vomi sur la terre. C'est s'exposer de sang-froid à la haine du genre humain.