<322> particulière que les Anglais firent avec la France vers la fin de la guerre de succession. Ni les ministres de l'empereur Joseph, ni les plus grands philosophes, ni les plus habiles politiques n'auraient pu soupçonner qu'une paire de gants changerait le destin de l'Europe; cela arriva cependant au pied de la lettre, comme on pourra le voir.

Mylady Marlborough exerçait la charge de grande maîtresse de la reine Anne à Londres, tandis que son époux faisait dans les campagnes de Brabant une double moisson de lauriers et de richesses. Cette duchesse soutenait par sa faveur le parti du héros, et le héros soutenait le crédit de son épouse par ses victoires. Le parti des torys, qui leur était opposé, et qui souhaitait la paix, ne pouvait rien, tandis que cette duchesse était toute-puissante auprès de la Reine. Elle perdit cette faveur par une cause assez légère : la Reine avait commandé des gants auprès de sa gantière, et la duchesse en avait commandé en même temps; son impatience de les avoir lui fit presser la gantière de la servir avant la Reine. Cependant Anne voulut avoir ses gants; une dame du palais qui était ennemie de mylady Marlborough informa la Reine de tout ce qui s'était passé, et s'en prévalut avec tant de malignité, que la Reine, dès ce moment, regarda la duchesse comme une favorite dont elle ne pouvait plus supporter l'insolence. La gantière acheva d'aigrir cette princesse par l'histoire des gants, qu'elle lui conta avec toute la noirceur possible. Ce levain, quoique léger, fut suffisant pour mettre toutes les humeurs en fermentation, et pour assaisonner tout ce qui doit accompagner une disgrâce. Les torys, et le maréchal de Tallard à leur tête, se prévalurent de cette affaire, qui devint un coup de partie pour eux. La duchesse de Marlborough fut disgraciée peu de temps après, et avec elle tomba le parti des whigs et celui des alliés et de l'Empereur. Tel est le jeu des choses les plus graves du monde : la Providence se rit de la sagesse et des grandeurs humaines; des causes frivoles et quelquefois ridicules changent souvent la fortune des États et des monarchies entières.