« <282> d'observer tout ce qui fait passer les hommes pour gens de bien; ainsi il doit prendre le parti de s'accommoder au vent et au caprice de la fortune, et, s'il le peut, ne s'éloigner jamais du bien; mais si la nécessité l'y oblige, il peut paraître quelquefois s'en écarter. » Ces pensées visent, il faut l'avouer, furieusement au galimatias; un homme qui raisonne de cette manière ne se comprend pas lui-même, et ne mérite pas qu'on se donne la peine de deviner son énigme ou de débrouiller son chaos.

Je finirai ce chapitre par une seule réflexion. Qu'on remarque la fécondité dont les vices se propagent entre les mains de Machiavel. Il ne lui suffit pas qu'un prince ait le malheur d'être incrédule, il veut encore couronner son incrédulité de l'hypocrisie; il pense que les peuples seront plus touchés de la préférence qu'un prince donne à Polignaca sur Lucrèce que des mauvais traitements qu'ils souffriront de lui. Il y a des personnes qui sont de son sentiment; pour moi, il me semble qu'on doit avoir quelque indulgence pour des erreurs de spéculation, lorsqu'elles n'entraînent point la corruption du cœur à leur suite, et que le peuple aimera plus un prince incrédule, mais honnête homme et qui fait leur bonheur, qu'un orthodoxe scélérat et malfaisant. Ce ne sont pas les pensées des princes, mais ce sont leurs actions qui rendent les hommes heureux.


a L'Anti-Lucrèce, poëme latin du cardinal Melchior de Polignac, n'était pas encore imprimé à l'époque où Frédéric composa la Réfutation du Prince de Machiavel; mais on en connaissait quelques morceaux. Louis XIV, qui en savait beaucoup par cœur, avait vu avec plaisir que le duc de Bourgogne et le duc du Maine essayassent de le traduire en français. La première édition de l'Anti-Lucrèce ne parut qu'en 1747, six ans après la mort de l'auteur.