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TESTAMENT DU ROI.

Notre vie est un passage rapide du moment de notre naissance à celui de notre mort. Pendant ce court espace, l'homme est destiné à travailler pour le bien de la société dont il fait corps. Depuis que je parvins au maniement des affaires, je me suis appliqué avec toutes les forces que la nature m'avait données, et selon mes faibles lumières, à rendre heureux et florissant cet État, que j'ai eu l'honneur de gouverner. J'ai fait régner les lois et la justice, j'ai mis de l'ordre et de la netteté dans les finances, et j'ai entretenu l'armée dans cette discipline qui l'a rendue supérieure aux autres troupes de l'Europe. Après avoir rempli ces devoirs envers l'État, j'aurais un reproche éternel à me faire si je négligeais ce qui concerne ma famille; c'est donc pour éviter les brouilleries qui pourraient s'élever entre mes proches à l'égard de mon héritage, que je déclare par cet acte solennel ma volonté dernière.

1o Je rends de bon gré et sans regrets ce souffle de vie qui m'anime à la nature bienfaisante qui a daigné me le prêter, et mon corps aux éléments dont il a été composé. J'ai vécu en philosophe, et je veux être enterré comme tel, sans appareil, sans faste, sans pompe; je ne veux être ni disséqué ni embaumé; qu'on m'enterre à Sans-Souci, au haut des terrasses, dans une sépulture que je me suis fait préparer.<244> Le prince de Nassau, Maurice, a été inhumé de même dans un bois proche de Clèves; si je meurs en temps de guerre, ou bien en voyage, il n'y a qu'à déposer mon corps dans le premier lieu, et le transporter en hiver à Sans-Souci, au lieu que j'ai désigné ci-dessus.

2o Je laisse à mon cher neveu Frédéric-Guillaume, premier successeur de la couronne, le royaume de Prusse, provinces, États, châteaux, forts, places, munitions, arsenaux, les pays par moi conquis ou hérités, tous les joyaux de la couronne (qui sont entre les mains de la Reine et de son épouse),244-a les services d'or et d'argent qui sont à Berlin, mes maisons de campagne, bibliothèque, cabinet de médailles, galerie de tableaux, jardins, etc., etc., etc.; de plus, je lui laisse le trésor, tel qu'il se trouvera le jour de ma mort, comme un bien appartenant à l'État, et qui ne doit servir que pour défendre les peuples ou les soulager.

3o S'il arrive que je laisse quelque petite dette que la mort m'aura empêché d'acquitter, mon neveu sera obligé de la payer : telle est ma volonté.

4o Je laisse à la Reine mon épouse le revenu dont elle jouit, avec 10,000 écus par an d'augmentation, deux tonneaux de vin par année, le bois franc, et le gibier pour sa table. A cette condition, la Reine s'est engagée de nommer mon neveu pour son héritier. D'ailleurs, comme il ne se trouve pas de demeure convenable pour lui assigner pour sa résidence, je me contente de nommer Stettin, pour la forme; j'exige en même temps de mon neveu qu'il lui laisse un logement convenable au château de Berlin, et qu'il ait pour elle la déférence convenable à la veuve de son oncle et à une princesse dont la vertu ne s'est jamais démentie.

5o Venons à la succession allodiale. Je n'ai jamais été ni avare ni riche : aussi n'ai-je pas à disposer de grand'chose; j'ai considéré les revenus de l'État comme l'arche du Seigneur, à laquelle aucune main<245> profane n'osait toucher; les revenus publics n'ont jamais été détournés à mon usage particulier; les dépenses que j'ai faites pour moi, n'ont jamais passé deux cent vingt mille écus par an : aussi mon administration me laisse-t-elle la conscience en repos, et ne craindrais-je pas d'en rendre compte au public.

6o J'institue mon neveu Frédéric-Guillaume héritier universel de mon allodial, à condition qu'il paye les legs suivants :

7o A ma sœur d'Ansbach une tabatière du prix de 10,000 écus, qui se trouve dans ma cassette, et un de mes services de porcelaine de la fabrique de Berlin.

8o A ma sœur de Brunswic 50,000 écus, je dis cinquante mille écus, et mon service d'argent de Potsdam travaillé en feuilles de vigne, et un beau carrosse.

9o A mon frère Henri 200,000 écus, dis deux cent mille écus, cinquante antals de vin de Hongrie, et un beau lustre de cristal de roche de Potsdam, le diamant vert que j'ai au doigt, deux chevaux de main avec leur équipage, et un attelage de six chevaux de Prusse.

10o A la princesse Wilhelmine de Hesse son épouse 6000 écus de revenus que je tire d'un capital placé dans la ferme de tabac.

11o Je lègue à ma sœur la reine de Suède une de mes tabatières d'or du prix de 10,000 écus, vingt antals de vin de Hongrie, et un tableau de Pesne qui pend au palais de Sans-Souci, que j'ai eu d'Algarotti.

12o A ma sœur Amélie 10,000 écus, dix mille écus de revenus du capital placé sur le tabac, une tabatière de 10,000 écus de ma cassette, vingt antals de vin de Hongrie, et la vaisselle d'argent dont mes aides de camp mangent à Potsdam.

13o Je lègue à mon cher frère Ferdinand 50,000 écus, dis cinquante mille écus, cinquante antals de vin de Hongrie, un carrosse de parade avec attelage et tout ce qui y appartient.

14o A sa femme, ma chère nièce, 10,000 écus, je dis dix mille écus<246> de revenus de mon argent placé sur la ferme de tabac, et une tabatière avec des brillants.

15o A ma nièce la princesse d'Orange un de mes services de la porcelaine de Berlin, une tabatière de 10,000 écus de valeur, quarante antals de vin de Hongrie, et un carrosse de parade avec un attelage de chevaux prussiens.

16o A ma nièce la duchesse de Würtemberg une tabatière du prix de 6000 écus, et vingt antals de vin de Hongrie, une chaise ouverte avec un attelage prussien.

17o A mon cher neveu le margrave d'Ansbach mon diamant jaune, deux de mes meilleurs chevaux de main avec leur équipage, et trente antals de vin de Hongrie.

18o A mon neveu le prince héréditaire de Brunswic deux de mes chevaux anglais avec leur équipage, et dix antals de vin de Hongrie.

19o A mon neveu le prince Frédéric de Brunswic 10,000 écus.

20o A mon neveu le prince Guillaume de Brunswic 10,000 écus.

21o A ma nièce de Schwedt, épouse du prince de Würtemberg, 20,000 écus, et une tabatière de brillants.

22o Et à son mari deux de mes chevaux de main avec leur équipage, et vingt antals de vin de Hongrie.

23o A ma nièce la princesse Philippine de Schwedt 10,000 écus.

24o Au prince Ferdinand de Brunswic mon beau-frère, que j'ai toujours estimé, une tabatière en brillants de ma cassette, et vingt antals de vin de Hongrie.

25o Je recommande, avec toute l'affection dont je suis capable, à mon héritier ces braves officiers qui ont fait la guerre sous mes ordres; je le prie d'avoir soin des officiers particulièrement attachés à ma personne, qu'il n'en congédie aucun, qu'aucun d'eux, accablé d'infirmités, ne périsse de misère; il trouvera en eux des militaires habiles et des personnes qui ont donné des preuves de leur intelligence, de leur valeur et de leur fidélité.

<247>26o Je lui recommande mes secrétaires privés, ainsi que tous ceux qui ont travaillé dans mon bureau; ils ont la routine des affaires, et pourront l'éclairer, dans les commencements de son règne, sur bien des choses dont ils ont des connaissances, et que les ministres même ignorent.

27o Je lui recommande également tous ceux qui m'ont servi, ainsi que mes domestiques de la chambre; je lègue 2000 écus, deux mille écus, à Zeysing pour sa grande fidélité, et 500 écus à chaque de mes valets de garde-robe, et je me flatte qu'on leur laissera leur pension jusqu'à ce qu'on les aura pourvus d'emplois convenables.

28o Je lègue aux officiers de l'état-major de mon régiment, et à ceux de Lestwitz et des gardes du corps, à chacun une médaille d'or frappée à l'occasion de nos succès et des avantages que les troupes ont remportés sous ma conduite; je lègue à chaque soldat de ces quatre bataillons 2 écus, deux écus, par tête, et autant pour chaque garde du corps.

29o Si j'ajoute avant ma mort un codicille à mon testament, écrit et signé de ma main, il aura la même force et la même valeur que cet acte solennel.

30o Si quelqu'un de ceux à qui j'ai légué, vient à mourir247-a avant moi, le legs se trouve annulé par là.

31o Si je meurs durant la guerre, mon héritier général ne sera tenu à payer mon héritage qu'après le rétablissement de la paix; mais pendant le cours de la guerre, personne ne sera en droit de répéter la succession.

32o Je recommande à mon successeur de respecter son sang dans la personne de ses oncles, de ses tantes, et de tous les parents; le hasard qui préside au destin des hommes, règle la primogéniture, mais pour être roi, on n'en vaut pas mieux pour cela que les autres. Je recommande à tous mes parents à vivre en bonne intelligence, et à<248> savoir, quand il le faut, sacrifier leurs intérêts personnels au bien de la patrie et aux avantages de l'État

Mes derniers vœux, au moment où j'expirerai, seront pour le bonheur de cet empire. Puisse-t-il toujours être gouverné avec justice, sagesse et force; puisse-t-il être le plus heureux des États par la douceur des lois, le plus équitablement administré par rapport aux finances, et le plus vaillamment défendu par un militaire qui ne respire que l'honneur et la belle gloire; et puisse-t-il durer en florissant jusqu'à la fin des siècles!

33o Je nomme pour mon exécuteur testamentaire le duc régnant Charles de Brunswic, de l'amitié, de la droiture et de la probité duquel je me promets qu'il se chargera de faire exécuter ma dernière volonté.

Fait à Berlin, le 8 de janvier 1769.

(L. S.)Federic.


244-a Le Roi a sans doute voulu écrire : entre les mains du Roi et de la Reine son épouse.

247-a L'autographe porte vient à venir.