<121>

CHAPITRE XIII.

Bataille de Friedeberg.121-a Marche en Bohême; ce qui s'y passa. Bataille de Soor. Retour des troupes en Silésie.

La situation du Roi était toujours scabreuse : la politique lui présentait des abîmes; la guerre, des hasards; et les finances, un épuisement de ressources presque total. C'est dans ces occasions où l'âme doit déployer sa force, pour envisager d'un œil ferme les dangers qui l'entourent; où il faut121-b ne se laisser point décontenancer par les fantômes de l'avenir, et se servir de tous les moyens qu'on peut avoir ou imaginer pour prévenir sa ruine, lorsqu'il en est encore temps; surtout ne pas s'écarter des principes fondamentaux sur lesquels on a établi son système militaire et politique. Le projet de campagne du Roi était réglé; cependant, pour ne rien négliger, il s'adressa à ses alliés. Il employa dans cette négociation tout le feu imaginable, pour essayer d'en tirer des secours. La France était la seule puissance dont il pût en attendre. Le Roi lui fit représenter l'impossibilité où il se trouvait de soutenir longtemps cette guerre, dont tout le fardeau<122> s'affaissait sur lui : il la somma de remplir ses traités à la lettre; et, comme l'ennemi se préparait à faire une invasion dans ses États, il pressait Louis XV de lui payer des subsides, qu'il lui devait dans ce cas, ou de faire quelque diversion réelle, qui lui procurât quelque soulagement. Le ministère français parut peu touché de ces représentations; il les traita à la légère, et voulut que la bataille de Fontenoi et la prise de quelques places en Flandre passassent pour une diversion considérable. Le Roi s'adressa encore directement à Louis XV : il lui marqua le peu de satisfaction qu'il avait de la froideur des ministres de Versailles; qu'il se trouvait dans une situation désagréable et embarrassante, où il s'était mis par amitié pour Sa Majesté Très-Chrétienne; qu'il croyait que ce prince lui devait quelque retour pour l'avoir secondé dans un moment où les Autrichiens commençaient à faire des progrès en Alsace; que la bataille de Fontenoi et la prise de Tournai étaient à la vérité des événements glorieux pour la personne du Roi et pour les avantages de la France, mais que, pour l'intérêt direct de la Prusse, une bataille gagnée aux bords du Scamandre ou la prise de Pékin seraient des diversions égales. Le Roi ajouta que les Français occupaient à peine six mille Autrichiens en Flandre; et que le péril où il se trouvait, l'empêchait de se contenter de belles paroles, mais l'obligeait122-a à lui en demander instamment des effets plus réels. La comparaison du Scamandre et de Pékin déplurent au Roi Très-Chrétien; son humeur perça dans la lettre qu'il répondit au roi de Prusse, et celui-ci se piqua à son tour du ton de hauteur et de froideur qui caractérisait cette réponse.

Pendant ces petites altercations, nuisibles à l'union qui doit régner entre des alliés, les Autrichiens étaient à la veille de commencer leurs opérations de campagne. Cette armée, composée des troupes de la Reine et de celles de Saxe, s'approchait insensiblement des frontières<123> de la Silésie. Les Autrichiens étaient venus de Königingrätz et des environs de Jaromircz; et les Saxons, de Bunzlau et de Königinhof : ils se joignirent à Trautenau, d'où ils avancèrent à Schatzlar. Ils ne pouvaient guère s'arrêter en chemin; on pouvait calculer leurs mouvements à peu de chose près : il était donc temps d'avertir à Landeshut le général Winterfeldt de se retirer à l'approche de l'ennemi, en se repliant sur le corps de Du Moulin, et de poursuivre ensuite tous deux leur retraite jusqu'à Schweidnitz, en semant le plus adroitement qu'ils pourraient les préparatifs qu'on faisait pour abandonner le pied des montagnes, et pour se mettre sous le canon de Breslau. Le double espion dont nous avons parlé d'avance, recueillit avidement ces bruits, et se hâta de confirmer lui-même au prince de Lorraine la retraite des Prussiens, qu'il lui avait annoncée quelque temps auparavant. Les ruses servent souvent mieux à la guerre que la force : il ne faut pas les prodiguer où elles perdent leur mérite, mais en réserver l'usage pour les occasions importantes; et lorsque les nouvelles qu'on fait donner à l'ennemi flattent ses passions, on est presque sûr de l'entraîner dans le piège qu'on lui tend. Comme Winterfeldt et Du Moulin avaient une marche d'avance sur l'ennemi, ils se replièrent sur Schweidnitz sans avoir souffert dans cette marche.

L'armée du Roi quitta Frankenstein, et occupa, le 29 mai, le camp de Reichenbach, d'où elle n'avait qu'une petite marche jusqu'à Schweidnitz; elle passa cette forteresse le 1er de juin : les corps de Du Moulin et de Winterfeldt firent son avant-garde, et occupèrent la hauteur de Striegau en deçà du Striegauer-Wasser. M. de Nassau, avec son corps, garnit le Nonnenbusch, et l'armée se campa dans la plaine qui est entre Jauernick et Schweidnitz, de sorte qu'un terrain de deux milles qui sépare Striegau de Schweidnitz, était occupé par une ligne presque continue de troupes prussiennes : cette position mettait le Roi à portée de se procurer les plus grands avantages. Le général Wallis, qui commandait l'avant-garde des ennemis, et<124> Nadasdy furent les premiers qui se présentèrent sur les hauteurs de Freybourg. Le prince de Lorraine avait pénétré en Silésie par Landeshut; de là, il avait poursuivi sa marche sur Reichenau, d'où il se transporta à Hohen-Hennersdorf.124-a Il pouvait de ce camp descendre dans la plaine par quatre chemins, savoir : Freybourg, Hohenfriedeberg, Schweinhaus et Kauder. Le Roi fut reconnaître ces environs, pour examiner les lieux et le terrain où il pourrait placer son armée, et il employa trois jours à faire préparer les chemins, afin qu'aucun empêchement n'arrêtât ses troupes, et qu'elles pussent voler à l'ennemi, lorsqu'il paraîtrait dans la plaine : c'était ôter au hasard tout ce que la prudence lui pouvait dérober.

Le 2 de juin, les généraux autrichiens et saxons tinrent conseil de guerre auprès du gibet de Hohenfriedeberg. Quoiqu'ils eussent de cette hauteur l'inspection sur toute la plaine, ils n'aperçurent que de petits corps de l'armée prussienne : la partie la plus considérable était couverte par le Nonnenbusch, et par des ravins, derrière lesquels on s'était placé exprès pour tenir l'ennemi dans l'ignorance des forces prussiennes, et pour le confirmer dans l'opinion où il était d'entrer dans un pays où il ne trouverait aucune résistance. Le prince de Lorraine choisit le village de Langenöls pour s'y camper le lendemain. Wenzel Wallis eut ordre de s'emparer en même temps du magasin de Schweidnitz avec son avant-garde, et de là il devait poursuivre les Prussiens à Breslau. Le duc de Weissenfels, avec ses Saxons, devait prendre Striegau, et de là se porter sur Glogau, pour y mettre le siège. Le prince de Lorraine avait oublié dans son projet qu'il aurait à combattre une armée de soixante-dix mille hommes, bien résolus à ne lui pas abandonner un pouce de terrain sans l'avoir défendu jusqu'à l'extrémité. Ainsi les desseins des Autrichiens et des Prussiens se croisaient, comme des vents contraires qui assemblent des nuages dont le choc produit la foudre et le tonnerre.

<125>Le Roi visitait tous les jours ses postes avancés. Il était le 3 sur une hauteur,125-a devant le camp de Du Moulin, d'où on découvrait toute la campagne, les hauteurs de Fürstenstein et même un bout du camp autrichien près de Reichenau : le Roi s'y était arrêté assez longtemps, lorsqu'il aperçut une nuée de poussière qui s'élevait dans les montagnes, qui avançait et descendait dans la plaine, et qui allait en serpentant de Kauder à Rohnstock; la poussière tomba ensuite, et l'on aperçut distinctement l'armée des Autrichiens, qui était débouchée des montagnes sur huit grandes colonnes : leur droite s'appuyait au ruisseau de Striegau, et tirait de là vers Rohnstock et Hausdorf; les Saxons, qui faisaient la gauche, s'étendaient jusqu'à Pilgramshayn. M. Du Moulin reçut aussitôt ordre de lever le camp à huit heures du soir, de passer le ruisseau de Striegau, et de se poster sur un rocher devant la ville, où il y a une carrière de topaze,125-b et qui en a pris le nom. L'armée se mit en mouvement le soir à huit heures, en filant sur la droite en deux lignes, et observant le plus grand silence; il était même défendu au soldat de fumer. La tête des troupes arriva à minuit auprès des ponts de Striegau, où l'on attendit que tous les corps fussent bien serrés ensemble.

Le 4 juin, à deux heures du matin, le Roi rassembla les principaux officiers de l'armée, pour leur donner la disposition du combat;<126> nous l'omettrions, si tout ce qui a rapport à une bataille décisive, ne devenait de conséquence. Telle était cette disposition : " L'armée se mettra incessamment en marche par la droite sur deux lignes; elle passera le ruisseau de Striegau; la cavalerie se mettra en bataille vis-à-vis de la gauche de l'ennemi, du côté de Pilgramshayn; le corps de Du Moulin couvrira sa droite; la droite de l'infanterie se formera à la gauche de la cavalerie, vis-à-vis des bosquets de Rohnstock; la cavalerie de la gauche s'appuyera au ruisseau de Striegau, gardant au loin à son dos la ville de ce nom; dix escadrons de dragons et vingt de hussards qui composent la réserve, se posteront derrière le centre de la seconde ligne, pour être employés où il sera besoin; derrière chaque aile de cavalerie, un régiment de hussards se formera en troisième ligne, pour garantir le dos et le flanc de la cavalerie si le terrain va en s'élargissant, ou pour servir à la poursuite; la cavalerie chargera impétueusement l'ennemi l'épée à la main; elle ne fera point de prisonniers dans la chaleur de l'action; elle portera ses coups au visage; après avoir renversé et dispersé la cavalerie contre laquelle elle aura choqué, elle se retournera sur l'infanterie ennemie, et la prendra en flanc ou à dos, selon que l'occasion s'en présentera; l'infanterie prussienne marchera à grands pas à l'ennemi; pour peu que les circonstances le permettent, elle fondra sur lui avec la baïonnette; s'il faut charger, elle ne tirera qu'à cent cinquante pas; si les généraux trouvent quelque village sur les ailes ou devant le front de l'ennemi qu'il n'ait pas garni, ils l'occuperont et le borderont extérieurement d'infanterie, pour s'en servir, si les circonstances le permettent, à prendre l'ennemi en flanc; mais ils ne fourreront de troupes ni dans les maisons ni dans des jardins, pour que rien ne les gêne, et ne les empêche de poursuivre ceux qu'ils auront vaincus. "

Dès que chacun fut de retour à son poste, l'armée s'ébranla. A peine la tête commençait-elle à passer le ruisseau, que M. Du Moulin fit avertir qu'ayant aperçu de l'infanterie ennemie vis-à-vis de lui sur<127> une éminence, il avait changé sa position; qu'il avait pris par sa droite, pour se former sur une hauteur opposée à l'autre, et par laquelle il débordait même la gauche de l'ennemi. C'était des Saxons qu'il voyait, et qui, ayant eu ordre de prendre la ville de Striegau, furent fort étonnés de trouver des Prussiens devant eux. Le Roi se hâta d'établir une batterie de six pièces de vingt-quatre sur ce mont Topaze, qui fut très-utile par la grande confusion qu'elle mit dans les ennemis. Les Saxons venaient avec tous leurs corps pour soutenir leur avant-garde, qui devait prendre Striegau : ils reçurent cette canonnade, à laquelle ils ne s'attendaient pas; en même temps, l'aile droite de la cavalerie prussienne se forma sous cette batterie, les gardes du corps joignant le corps de Du Moulin, et la gauche de l'aile aboutissait à ces bouquets de bois de Rohnstock. Les Prussiens, après deux charges consécutives, culbutèrent la cavalerie saxonne, qui s'enfuit à vau-de-route, et les gardes du corps taillèrent en pièces ces deux bataillons d'infanterie qui s'étaient présentés au commencement de l'affaire devant M. Du Moulin. Alors les grenadiers prussiens et le régiment d'Anhalt attaquèrent l'infanterie saxonne dans ces bouquets de bois où elle commençait à se former; ils les poussèrent, et les délogèrent d'une digue où ils voulaient se reformer; de là ils traversèrent un étang pour attaquer la seconde ligne sur un terrain marécageux. Ce combat, plus meurtrier que le premier, fut terminé aussi vite : les Saxons furent encore obligés de prendre fuite. Leurs généraux rallièrent quelques bataillons en forme de triangle sur une hauteur, pour couvrir leur retraite; mais la cavalerie prussienne de la droite, déjà victorieuse, se présenta sur leur flanc, en même temps que l'infanterie prussienne déboucha du bois pour les assaillir; M. de Kalckstein vint encore avec quelques troupes de la seconde ligne, qui débordait de beaucoup les Saxons : ils virent l'extrémité où ils étaient; ils n'attendirent pas l'attaque, mais prirent honteusement la fuite. Les Saxons furent ainsi totalement battus, avant que la gauche de<128> l'armée fût encore entièrement formée. Il se passa bien un gros quart d'heure avant que cette gauche s'engageât avec les Autrichiens.

L'on avait averti le prince de Lorraine à Hausdorf, où il avait son quartier, du feu de canon et des petites armes qu'on entendait : il crut bonnement que c'étaient les Saxons qui attaquaient Striegau, et n'en tint aucun compte; on lui dit enfin que les Saxons étaient en fuite, et que tous les champs en étaient semés; sur quoi, il s'habilla à la hâte, et ordonna à l'armée d'avancer. Les Autrichiens s'avançaient donc à pas comptés dans cette plaine qui est entre le ruisseau de Striegau et les bosquets de Rohnstock, et qui n'est coupée que par des fossés qui séparent les héritages des paysans. Dès que le prince Charles et le prince de Prusse furent à portée des ennemis, ils les chargèrent si vivement, qu'ils plièrent. Les grenadiers des Autrichiens se servirent avec intelligence de ces fossés dont nous avons fait mention, et ils auraient pu mettre de la règle dans leur retraite, si le régiment des gardes ne les eût chassés deux fois, la baïonnette aux reins. Le régiment de Hacke, celui de Bevern et tous ceux qui furent dans le feu, s'y distinguèrent par des actions de valeur. Comme il n'y avait plus d'ennemis devant la droite, le Roi lui fit faire un quart de conversion, pour se porter sur le flanc gauche et à dos des Autrichiens; cette droite brossa dans les bois et dans les marais de Rohnstock, et lorsqu'elle en sortit pour attaquer l'ennemi, la gauche des Prussiens avait déjà gagné un terrain considérable. La cavalerie de cette gauche avait essuyé un contre-temps : à peine Kyau, avec sa brigade de dix escadrons, avait-il passé le pont du ruisseau de Striegau, qu'il se rompit. Kyau prit le parti d'attaquer la cavalerie ennemie avec la sienne; le général de Zieten le joignit avec la réserve, culbuta devant lui tout ce qui voulut lui résister, et donna à M. de Nassau qui commandait cette gauche, le temps de la faire passer à gué. Dès que M. de Nassau eut formé son aile, il donna sur ce qu'il y avait encore de cavalerie ennemie devant lui et la mit en déroute. Le général<129> Polentz contribua beaucoup à ce succès : il s'était glissé avec son infanterie dans le village de Fehebeutel, d'où il enfilait la cavalerie autrichienne; quelques charges qu'elle reçut en flanc, la mirent en confusion et préparèrent sa défaite. M. de Gessler, qui commandait la seconde ligne, voyant qu'il n'y avait là aucun laurier à cueillir, se tourna vers l'infanterie prussienne; et voyant les Autrichiens en confusion, il fit faire une ouverture à l'infanterie, la passa; et, se formant sur trois colonnes, il fondit sur ces Autrichiens avec une vivacité incroyable : les dragons en massacrèrent un grand nombre; ils firent prisonniers vingt et un bataillons129-a des régiments de Marschall, Grünne, Thüngen, Daun, Kolowrat, Wurmbrand129-b et d'un régiment encore dont le nom nous manque; beaucoup en furent tués; ils prirent pourtant quatre mille prisonniers et soixante-six drapeaux. Un fait aussi rare, aussi glorieux, mérite d'être écrit en lettres d'or dans les fastes prussiens. Un général de Schwerin,129-c cousin de celui de Jägerndorf,129-d et une infinité d'officiers que leur grand nombre nous empêche de nommer, s'y firent un nom immortel. Cette belle action se fit en même temps que la droite des Prussiens se portait sur le flanc du prince de Lorraine; cela rendit la confusion de ses troupes<130> totale : tout se débanda et s'enfuit dans le plus grand désordre vers les montagnes. Les Saxons prirent leur retraite par Seifersdorf; le corps de bataille des Autrichiens se sauva par Kauder; et leur aile, par Hohenfriedeberg, où, pour leur bonheur, Wallis et Nadasdy étaient venus pour couvrir leur retraite : les Prussiens les poursuivirent jusque sur les hauteurs de Kauder, où ils s'arrêtèrent pour prendre quelque repos.

Les trophées que les Prussiens remportèrent en cette journée consistèrent, en fait de prisonniers, en quatre généraux, deux cents officiers et sept mille hommes; en fait de drapeaux, timbales, canons, etc. en soixante-seize drapeaux, sept étendards, huit paires de timbales et soixante canons. Le champ de bataille était jonché de morts; les ennemis y perdirent quatre mille hommes, parmi lesquels il y avait quelques officiers de marque. La perte de l'armée prussienne en morts et blessés allait à peine à dix-huit cents hommes. Quelques officiers, qui devinrent dans cette journée les victimes de la patrie, en méritèrent les regrets : parmi eux on compte le général Truchsess,130-a les colonels Massow, Kahlbutz et Düring.130-b

Ce fut là la troisième bataille qui se donna pour décider à qui appartiendrait la Silésie, et ce ne fut pas la dernière : quand les souverains jouent pour des provinces, les hommes sont les jetons qui<131> les payent. La ruse prépara cette action, et la valeur l'exécuta. Si le prince de Lorraine n'avait pas été trompé par ses espions, qui l'étaient eux-mêmes, il n'aurait jamais donné aussi grossièrement dans le piège qui lui était préparé; ce qui confirme la maxime, de ne jamais s'écarter des principes que l'art de la guerre prescrit, et de la circonspection qui doit obliger tout général qui commande à suivre invariablement les règles que la sûreté exige pour l'exécution de ses projets. Quand même tout semble favoriser les projets que l'on médite, le plus sûr est toujours de ne pas assez mépriser son ennemi pour le croire incapable de résistance. Le hasard conserve toujours ses droits : dans cette action même, un quiproquo pensa devenir funeste aux Prussiens. Au commencement du combat, le Roi tira dix bataillons de la seconde ligne sous les ordres du lieutenant-général de Kalckstein, pour renforcer le corps de Du Moulin, et il envoya un de ses aides de camp pour avertir le margrave Charles de prendre le commandement de la seconde ligne d'infanterie dans l'absence de M. de Kalckstein. Cet officier peu intelligent dit au Margrave de renforcer la seconde ligne avec sa brigade qui était à l'extrémité de la gauche. Le Roi s'aperçut à temps de cette bévue, et il la redressa avec promptitude. Si le prince de Lorraine avait profité de ce faux mouvement, il aurait pu prendre en flanc la gauche des Prussiens, qui n'était pas encore appuyée au ruisseau de Striegau : tant le sort des États et la réputation des généraux tient à peu de chose; un seul instant décide de la fortune. Mais il faut avouer, vu la valeur des troupes qui combattirent à Friedeberg, que l'État ne courait aucun risque; il n'y eut aucun corps de repoussé : de soixante-quatre bataillons, vingt-sept seulement furent au feu, et remportèrent la victoire. Le inonde ne repose pas plus sûrement sur les épaules d'Atlas, que la Prusse sur une telle armée.

Il ne doit pas paraître surprenant que l'on ne poursuivit pas les Autrichiens avec plus d'ardeur. La nuit du 3 au 4 avait été employée<132> à marcher à l'ennemi; la bataille, quoique courte, avait été une suite d'efforts continuels; les munitions de guerre étaient épuisées; les équipages et les munitions de guerre et de bouche étaient à Schweidnitz : il fallait les conduire à l'armée; l'arrière-garde du prince de Lorraine était composée des corps de Wallis et de Nadasdy, qui n'avaient point combattu : ils occupaient les hauteurs de Hohenfriedeberg, dont il aurait été téméraire de vouloir les déloger; les Prussiens occupaient la hauteur de Kauder; mais celle de Hohenfriedeberg était à leur gauche : il ne fallait donc pas perdre par une fougue d'imprudence ce qu'on avait gagné par sagesse.

Le lendemain, MM. Du Moulin et Winterfeldt furent détachés à la poursuite de l'ennemi; ils atteignirent le prince de Lorraine auprès de Landeshut. Ce prince ne les attendit pas : il leva son camp à leur approche, et chargea Nadasdy de couvrir sa retraite. Winterfeldt attaqua ce dernier, le tourna en fuite, et le poursuivit jusqu'aux frontières de la Bohème, après lui avoir tué deux cents hommes et fait cent trente prisonniers. M. Du Moulin occupa le camp même que les Autrichiens venaient d'abandonner.

Après cette victoire, le Roi rappela Cagnoni, son ministre, de Dresde. Bülow, accrédité à Berlin du roi de Pologne, fut obligé d'en partir, ainsi qu'un résident de Saxe, de Breslau : le Roi déclara qu'il regardait l'invasion des Saxons en Silésie comme une rupture ouverte.

L'armée suivit, le 6, le corps de Du Moulin, et se porta sur Landeshut. Lorsque le Roi y arriva, il fut entouré d'une troupe de deux mille paysans, qui lui demandèrent la permission d'égorger tout ce qui était catholique dans cette contrée. Cette animosité venait de la dureté des persécutions que les protestants avaient souffertes de ces curés dans les temps autrichiens, où l'on avait ôté les églises aux luthériens, pour y mettre des prêtres catholiques, qui étaient les seuls de leur religion dans tout le village. Le Roi était bien éloigné de leur<133> accorder une permission aussi barbare :133-a il leur dit qu'ils devaient plutôt se conformer aux préceptes de l'Écriture, bénir ceux qui les offensaient, prier Dieu pour ceux qui les persécutaient, pour hériter le royaume des cieux. Les paysans lui répondirent qu'il avait raison, et se désistèrent de leur cruelle prétention.

L'avant-garde avança à Starkstadt, où elle apprit que les ennemis avaient quitté Trautenau, et défilaient à Jaromircz; sur cela, elle se posta à Skalitz. L'armée prit le chemin de Friedland et de Nachod, qui lui était plus commode pour les subsistances; après quoi, elle déboucha des montagnes, et se déploya le long de la Mettau, petit ruisseau dont les bords sont escarpés, qui vient de Neustadt, et va se jeter dans l'Elbe auprès de Pless.

Le camp des Autrichiens était derrière l'Elbe, entre Smirschitz et Jaromircz. Nadasdy, dont le corps était environ de six mille hommes, fit mine de vouloir disputer à l'avant-garde prussienne le passage de la Mettau; mais M. de Lehwaldt chassa les Hongrois sans effusion de sang, passa le ruisseau, et se campa à un quart de mille à l'autre bord.

Le lendemain, l'avant-garde fut renforcée de onze bataillons, et elle se porta à Kralowa-Lhota, d'où le Roi, se mettant à sa tête, poussa jusqu'à Königingrätz, et occupa le terrain entre Russek, qui est vers l'Elbe, et Divetz, qui est sur l'Adler, ruisseau qui vient des montagnes de Glatz et se jette dans l'Elbe auprès de Königingrätz. L'armée, sous le commandement du prince Léopold, se campa à un quart de mille derrière l'avant-garde. Ces mouvements obligèrent le prince de Lorraine à s'approcher de Königingrätz. Il se posta sur une hauteur au confluent de l'Adler et de l'Elbe, vis-à-vis des Prussiens : il avait appuyé sa droite à un marais, sa gauche se recourbait vers<134> Pardubitz, et à son dos il avait une forêt profonde de deux milles, qui s'étend vers Holitz. Ce prince avait établi, moyennant trois ponts sur l'Adler, sa communication avec Königingrätz, où il tenait un détachement de huit cents hommes; il fit élever une redoute devant la ville sur une petite hauteur qui en défendait l'approche aux Prussiens. Sa position était inattaquable : le Roi se borna donc à garnir d'infanterie les villes de Jaromircz et de Smirschitz, pour tenir l'Elbe par des détachements de dragons et de hussards, et pour assurer et protéger ses fourrages. A voir ces deux armées rangées autour de Königingrätz, on aurait dit que c'était un même corps qui en formait le siège. Cependant l'avant-garde et la bataille des Prussiens étaient si avantageusement placées, qu'il aurait été impossible à l'ennemi de les entamer. On aurait pu tenter quelque entreprise sur Königingrätz, et il aurait été possible de prendre la ville; mais qu'aurait-on gagné? La ville n'avait ni fortifications, ni magasins, et l'on aurait été obligé de l'abandonner tôt ou tard; c'aurait été une effusion de sang inutile.

Ceux qui ne jugeaient que superficiellement des choses, croyaient que, dans cette heureuse situation, le Roi devait changer le projet de campagne qu'il avait fait à Neisse, et que ses vues devaient s'étendre avec sa fortune. Il n'en était pas ainsi cependant, La bataille de Friedeberg avait sauvé la Silésie; l'ennemi était battu; mais il n'était pas détruit : cette bataille n'avait pas aplani les montagnes de la Bohême, par lesquelles étaient obligés de passer les vivres pour l'armée. On avait perdu, l'année 1744, les caissons des vivres; les subsistances ne pouvaient donc arriver au camp que sur des chariots de paysans de la Silésie. Depuis le départ du Margrave de la Haute-Silésie, les Hongrois avaient surpris la forteresse de Cosel, et ils étendaient leurs courses jusqu'au voisinage de Schweidnitz et de Breslau; ils allaient se porter sur les derrières de l'armée, et en intercepter les subsistances; d'ailleurs le Roi ne pouvait s'éloigner qu'à dix milles d'Allemagne de Schweidnitz, d'où il ne recevait des vivres que de cinq en cinq jours :<135> s'il avait voulu transporter le théâtre de la guerre en Saxe, il abandonnait la Silésie à la discrétion des Autrichiens. Tant de considérations importantes firent que ce prince resta ferme dans son premier projet, c'est-à-dire de manger les frontières de la Bohême, pour empêcher l'ennemi d'y pouvoir hiverner.

Les Français firent encore quelques tentatives auprès du roi de Pologne, lui présentant toujours pour amorce la couronne impériale, à laquelle il avait renoncé depuis longtemps. La seule négociation qui convînt alors aux Prussiens, c'était celle avec l'Angleterre : ce n'était qu'elle qui pouvait ménager une paix avec la reine de Hongrie. Le roi d'Angleterre était alors à Hanovre, et il avait mené le lord Harrington avec lui : le jeune comte de Podewils, qui était ministre à la Haye, reçut ordre de se rendre à Hanovre pour sonder le terrain, et voir dans quelles dispositions étaient le lord Harrington et la cour.

Pour ce qui regardait les opérations de la guerre, il fut résolu de se soutenir le plus longtemps qu'il serait possible en Bohême; de choisir avec soin les meilleurs camps qu'on pourrait trouver; de ne point exposer les troupes, d'autant plus que M. de Nassau allait être détaché pour la Haute-Silésie afin de reprendre Cosel; et d'affecter en toutes les occasions les démonstrations d'une guerre offensive, pour en imposer à l'ennemi, et lui cacher le véritable dessein que l'on avait de ne rien donner au hasard. M. de Nassau partit le 25 de juin, avec douze mille hommes, pour la Haute-Silésie; il passa par Glatz et Reichenstein, et rejeta d'abord les Hongrois sur Neustadt, dont il les délogea avec perte de leur côté; il s'avança ensuite à Cosel, et fit tous les préparatifs du siège. Cette place avait été prise par la perfidie d'un officier de la garnison qui déserta : ce traître apprit aux ennemis que le fossé n'était pas perfectionné, et qu'il était guéable sur l'angle d'un bastion qu'il leur indiqua. Il conduisit deux mille pandours, passa le fossé, escalada le bastion et la place, dont Foris était commandant; il<136> y eut quelque inonde de massacré; le reste, au nombre de trois cent cinquante hommes, fut fait prisonnier : cela arriva deux jours après que le Margrave eut évacué la Haute-Silésie.

Pendant que M. de Nassau était ainsi occupé dans la Haute-Silésie, le Roi mettait tous ses soins à faire subsister les troupes. Pour cet effet, il détacha sa grosse cavalerie vers Opotschna, qui était à un demi-mille à la gauche des deux corps de l'armée prussienne : toutes les nuits cette cavalerie donnait l'alarme au prince de Lorraine, pour éprouver sa contenance, souvent assez mauvaise, et pour le confirmer dans l'opinion que le Roi méditait quelque grand dessein, qu'il exécuterait à l'improviste. Les Autrichiens furent entretenus dans ces inquiétudes pendant quatre semaines. Le Roi avait sur sa gauche un détachement à Hohenbruck, et par les jalousies que ce camp donnait aux ennemis, ils prenaient quelques inquiétudes pour leurs derrières. Réellement les Prussiens pouvaient se porter sur Reichenau et sur Hohenmauth, et le prince de Lorraine se serait vu contraint de couvrir la Moravie, d'où il tirait ses vivres. Ses magasins étaient établis en échelons : le plus proche était celui de Pardubitz; derrière celui-là venait celui de Chrudim; et, plus vers la Moravie, celui de Teutsch-Brod. Si cette marche se fût exécutée, elle dérangeait toute l'économie des Autrichiens; elle mettait l'armée du Roi dans un pays abondant, car elle pouvait tirer ses farines de Glatz, au lieu de les faire venir de Schweidnitz, ce qui était égal. Si le Roi préférait d'agir vers sa droite, il pouvait passer l'Elbe non loin de Smirschitz, et prendre le camp de Chlum, qui était bon et très-avantageux; il avait derrière lui de grandes plaines, qui fournissaient des fourrages en abondance : il donnait de là des jalousies aux Autrichiens sur Pardubitz, et coupait en quelque façon la communication des Saxons avec la Lusace. Ce dernier parti trouva la préférence sur le premier, surtout à cause des Saxons, le Roi ayant eu vent que le comte de Brühl méditait quelque dessein sur la Marche électorale.

<137>Pour mieux cacher ses vues à l'ennemi, le Roi détacha M. de Winterfeldt avec trois mille hommes au camp de Reichenau, en même temps que l'armée fit un mouvement sur sa droite pour passer l'Elbe non loin de Jaromircz, où tous ses détachements la rejoignirent. La grande armée appuya sa droite à un bois au delà de Chlum, où l'on pratiqua un abatis; sa gauche s'appuyait à l'Elbe auprès du village de Néchanitz, ayant l'avantage des hauteurs et du glacis d'un bout du camp à l'autre. M. Du Moulin repassa la Mettau avec six bataillons et quarante escadrons, et se posta à Skalitz, pour assurer la communication des vivres entre Jaromircz et Neustadt, où il y avait un bataillon en garnison. Peut-être le premier projet dont nous avons parlé aurait-il été meilleur que celui qu'on exécuta. On a su depuis, que le duc de Weissenfels n'aurait pas suivi le duc de Lorraine sur les frontières de la Moravie. De Reichenau à Glatz il n'y a que cinq milles, au lieu qu'il y en avait dix de Chlum à Schweidnitz, ce qui rendait le transport des vivres plus laborieux et plus difficile; mais les hommes font des fautes, et celui qui en fait le moins, a des avantages sur ceux qui en font plus que lui.

Tout le temps que l'armée séjourna à Chlum, ce ne fut que fourrages de la part des deux armées, et des partis de part et d'autre pour les empêcher. De tous les officiers autrichiens il n'y eut que le seul colonel Dessewffy qui se signalât à la petite guerre : il fit quelques prises, que M. de Fouqué vengea par les partis qu'il envoyait de Glatz sur les derrières de l'armée autrichienne, et qui les désolaient par de fréquentes prises qu'ils faisaient sur eux.

Il y avait un poste détaché à Smirschitz, qui mit un nouveau stratagème en usage pour intimider les Hongrois qui venaient souvent tirer sur une redoute et sur une sentinelle placée proche du pont de l'Elbe; c'est une plaisanterie qui délassera le lecteur de la gravité des matières qu'il a sous les yeux. Quelques sentinelles ayant été blessées par des pandours, les grenadiers de Kalckstein s'avisèrent de faire un<138> mannequin, de l'habiller en grenadier, et de le placer à l'endroit où était la sentinelle; ils remuaient cette poupée par le moyen de cordes, de sorte qu'à une certaine distance on la prenait pour un homme; ils s'embusquèrent en même temps dans des broussailles voisines. Les pandours arrivent, et tirent; le mannequin tombe, les voilà qui veulent se jeter dessus; en même temps part un feu très-vif des broussailles, les grenadiers se jettent sur eux, et font prisonniers tous ceux qu'ils avaient blessés : depuis ce temps-là ce poste fut tranquille.

Mais revenons à des objets plus importants. Depuis la bataille de Friedeberg, le prince de Lorraine n'avait cessé d'importuner la cour pour qu'elle le renforçât. On lui envoya alors huit régiments, tirés en partie de la Bavière, de l'armée du Rhin, et de la garnison de Fribourg, dont l'échange venait de se faire avec les Français; mais en même temps que ces secours arrivèrent, le duc de Weissenfels le quitta, ne lui laissant que six mille Saxons, au lieu de vingt-quatre mille qu'il y avait. Voici la raison de cette retraite. Le Roi avait été informé que le roi de Pologne était en négociation avec les Bavarois, pour prendre, moyennant des subsides, six mille hommes de ses troupes à son service : ces troupes auraient pu porter une diversion funeste dans le Brandebourg. Les voies d'accommodement étaient fermées en Saxe; la seule façon de contenir cette cour était de l'intimider. Pour cet effet, le prince d'Anhalt rassembla ses troupes auprès de Halle; il fut renforcé par quatre régiments d'infanterie et trois de cavalerie que M. de Gessler lui mena de Bohême. Les Saxons pouvaient s'attendre que le prince d'Anhalt agirait offensivement contre eux; ce corps était assez fort pour les subjuguer. Un manifeste parut en même temps, dans lequel on publiait que le Roi, ayant devant lui l'exemple de la reine de Hongrie, qui avait traité en ennemis les alliés et les troupes auxiliaires du défunt Empereur, à savoir : les Hessois, les Palatins et les Prussiens, que le Roi, dis-je, se croyait autorisé à<139> traiter également en ennemis les Saxons, auxiliaires de la reine de Hongrie, et à leur faire éprouver tout le mal qu'ils avaient fait ou médité de faire aux États du Roi. Le prince d'Anhalt avait déjà le bras levé; il allait frapper, lorsque la signature de la convention de Hanovre139-a suspendit le coup qu'il allait porter.

Il faut se souvenir que les Français n'avaient accompli aucun des articles du traité de Versailles; qu'ils déniaient tout secours aux Prussiens; que la retraite du prince de Conti abandonnant le trône impérial au premier occupant, les Français rompaient tous les liens qui les unissaient aux princes d'Allemagne. Il faut joindre à ces raisons une raison plus irrésistible, l'épuisement total des finances. Ces motifs portèrent le Roi à négocier la paix : la convention de Hanovre avait pour base la paix de Breslau, et le roi George s'engageait déplus d'en procurer la garantie à la paix générale par toutes les puissances de l'Europe; le Roi promettait, de son côté, de donner un acte de récognition de la dignité impériale dévolue au grand-duc de Toscane. George, après avoir été longtemps balloté entre ses ministres de Hanovre et le lord Harrington, signa ce traité le 22 septembre. Il paraissait alors que la pacification de l'Empire suivrait immédiatement la convention de Hanovre; mais il ne suffisait pas d'avoir calmé les passions du roi d'Angleterre : il y avait des ennemis plus irréconciliables qui voulaient abattre la puissance naissante des Prussiens. Brühl à Dresde, et Bartenstein à Vienne croyaient que le moment en était venu, et ils voulaient profiter des circonstances qu'ils croyaient leur être favorables. La couronne impériale rehaussait la fierté de la cour de Vienne, et le désir de partager les dépouilles d'un ennemi donnait de la fermeté à la cour de Dresde.

Il sera peut-être nécessaire, pour l'intelligence des faits, de rapporter de quelle manière la dignité impériale retourna à la nouvelle<140> maison d'Autriche. Depuis la paix de Füssen, le comte de Ségur avait pris le chemin du Neckar, pour se joindre au prince de Conti; M. de Batthyani le suivit, et traversa l'Empire, pour se joindre au corps du duc d'Aremberg, qui avait son quartier à Weilbourg. La France aurait dû dans ce moment faire les derniers efforts pour empêcher cette jonction; mais elle n'agissait pas de bonne foi. Le prétexte de la guerre était d'empêcher que la dignité impériale ne rentrât dans la nouvelle maison d'Autriche : la France aurait donc dû se mettre en force pour soutenir les environs de Francfort, ce qui l'aurait rendue maîtresse de l'élection; il fallait autoriser le prince de Conti à chasser le duc d'Aremberg de ce voisinage, et empêcher surtout sa jonction avec M. de Batthyani, ce qui donnait une supériorité marquée aux Autrichiens sur les Français. Louis XV et le prince de Conti avaient souvent assuré le Roi, dans leurs lettres, qu'au risque d'une bataille ils s'opposeraient à l'élection du Grand-Duc; c'étaient de belles paroles : la bataille ne se donna point. Le prince de Conti fut obligé de détacher quinze mille hommes pour la Flandre. Le comte de Traun eut le commandement de l'armée de l'Empire : il détacha Bärenklau, et lui fit passer le Rhin à Biberich. Le prince de Conti en prit l'alarme : il fit sauter son pont d'Aschaffenbourg, rompre celui de Höchst, et se retira à Gérau sur le Rhin. Le Grand-Duc se rendit en personne à son armée; Traun passa le Main à Flörsheim; Bärenklau défit quelques compagnies franches du prince de Conti auprès d'Oppenheim. Sur cela, les Français n'y tinrent plus : le prince de Conti repassa le Rhin à Gernsheim et à Rhein-Türkheim. Son équipage fut pris par les ennemis, qui l'inquiétèrent fort dans sa retraite; il prit le camp de Worms derrière le ruisseau d'Osthofen,140-a se retira de là à Mutterstadt, où il finit une campagne peu glorieuse pour les armes françaises.

La retraite du prince de Conti fut le signal qui fit éclater l'esprit<141> de vertige des princes de l'Empire et leur attachement pour la maison d'Autriche. On doit s'étonner avec raison, en considérant la hauteur et le despotisme que cette maison avait employés dans le gouvernement de l'Allemagne, qu'il se trouvât d'assez vils esclaves pour aimer la dureté de son joug; et cependant le grand nombre était de ce parti. Le roi d'Angleterre avait à ses gages tout le collège électoral; il était maître de la diète de l'Empire. L'électeur de Mayence devait sa fortune à la maison d'Autriche, et n'était que l'organe de ses volontés. C'est un ancien usage que le doyen du collège électoral invite les électeurs à la diète d'élection. Après la mort de Charles VII, l'électeur de Mayence s'acquitta de ce devoir, et fixa l'ouverture de la diète au 1er de juin. Le baron d'Erthal, chargé de cette ambassade, se rendit à Prague, et fit la même invitation au royaume de Bohême qu'aux autres électeurs; ce qui était contraire aux décisions de la dernière diète, qui portait qu'on laisserait dormir la voix de Bohême.

On avait craint au commencement de l'année 1745, tant à Vienne qu'à Hanovre, que l'armée du prince de Conti n'empêchât à Francfort les partisans du grand-duc de Toscane de lui donner leurs voix, et l'on avait jeté les yeux sur la ville d'Erfurt pour y assembler la diète; ce qui était contraire aux lois fondamentales du corps germanique, surtout à la bulle d'or : la pusillanimité des Français sauva la reine de Hongrie de cette transgression. La diète de l'Empire s'assembla donc à Francfort le 1er de juin. La France donna l'exclusion au Grand-Duc; mais l'armée du prince de Conti, qui devait appuyer cette déclaration, était déjà disparue : c'était un aveu tacite de son impuissance, qui lui aliéna le cœur de tous ses alliés. Les ministres de Brandebourg et de l'Électeur palatin remirent un mémoire à la diète, lequel demandait l'examen de trois points : 1o si les ambassadeurs invités par l'électeur de Mayence étaient habiles pour donner leur suffrage? 2o si leurs cours avaient toute la liberté requise selon la bulle d'or? 3o si quelques-uns ne s'en étaient pas privés eux-mêmes, ou par<142> des promesses, ou par vénalité? Le premier de ces points regardait l'ambassadeur de Bohême, qui ne devait point être admis; le second désignait l'ambassadeur palatin, dont le secrétaire avait été enlevé par les Autrichiens aux portes de Francfort; et presque tout le collège électoral se trouvait dans le troisième cas. Ils finirent en protestant contre l'assemblée de la diète, qui serait censée illégale jusqu'au redressement de ces griefs, et se retirèrent. Comme une mauvaise démarche en entraîne une autre, la cabale autrichienne passa pardessus toutes les bienséances; et, sans avoir égard pour ces protestations, le jour de l'élection fut déterminé au 13 de septembre. Le Brandebourgeois et le Palatin se retirèrent à Hanau, en protestant contre cette assemblée illicite et schismatique, dont les résolutions et les opérations devaient être regardées comme nulles.

Le Grand-Duc fut élu le 13 de septembre, au grand contentement du roi d'Angleterre et de la reine de Hongrie. Restait à savoir s'il convenait mieux au Roi de reconnaître simplement le nouvel Empereur, ou de lui rompre entièrement en visière, en déclarant qu'il ne reconnaissait ni élection ni élu. Ce prince tint un juste milieu entre ces deux partis : il garda un profond silence, parce qu'il ne pouvait mettre la France en action pour renverser ce qui s'était fait à Francfort, et qu'en second lieu reconnaître l'Empereur sans nul besoin, c'aurait été se priver à la paix du mérite d'une complaisance qu'on pouvait alors faire valoir.

La reine de Hongrie jouissait déjà paisiblement à Francfort du spectacle de cette couronne impériale qu'elle avait placée avec tant de peine sur la tête de son époux; elle laissait la représentation à l'Empereur, et réservait pour elle l'autorité; même elle n'était pas fâchée qu'on remarquât que le Grand-Duc était le fantôme de cette dignité, et qu'elle en était l'âme. Cette princesse fit trop éclater sa morgue et sa hauteur pendant son séjour à Francfort : elle traitait les princes comme ses sujets; elle fut même plus qu'impolie envers le<143> prince Guillaume de Hesse.143-a Elle annonçait ouvertement dans ses discours qu'elle perdrait plutôt son cotillon que la Silésie; elle disait du roi de Prusse qu'il avait quelques qualités, mais qu'elles étaient ternies par l'inconstance et par l'injustice. Par le moyen d'émissaires secrets, le Roi avait fait lâcher à Francfort quelques propos de paix, mais qui furent tous rejetés. La fermeté de l'Impératrice se changeait quelquefois en opiniâtreté : elle était comme enivrée de la dignité impériale qu'elle venait de remettre dans sa maison; elle n'était occupée que de perspectives riantes, et elle croyait déroger à sa grandeur en entrant en négociation d'égal à égal avec un prince qu'elle accusait de rébellion. A ce motif de vanité se joignaient des raisons d'État plus solides. Depuis Ferdinand Ier les principes de la maison d'Autriche tendaient à établir le despotisme en Allemagne : rien n'était donc plus contraire à ce dessein, que de souffrir qu'un électeur s'accrût trop en puissance; qu'un roi de Prusse, fortifié des dépouilles de l'empereur Charles VI, employant ses forces contre l'ambition autrichienne, soutînt contre elle avec trop d'efficace les libertés du corps germanique. Voilà les véritables raisons qui empêchèrent la cour de Vienne d'accéder au traité de Hanovre. Le roi de Pologne avait des raisons différentes : son objet principal était de conserver la couronne de Pologne dans sa maison, et pour l'assurer davantage, il croyait, par cette guerre, gagner une communication de la Saxe en Pologne par la Silésie; il ambitionnait de posséder le duché de Glogau, ou plus même, s'il pouvait l'obtenir; et Brühl qui jugeait le roi de Prusse aux abois, ne voulait point le resserrer à composition. Les espérances bien ou mal fondées de ces deux cours empêchèrent que la convention de Hanovre ne fût alors changée en paix entre ces trois puissances belligérantes. Cependant le roi d'Angleterre se flattait qu'à force d'insister sur la même chose, il rangerait enfin l'Impératrice et le roi de Pologne à son sentiment; les espérances qu'il en fit au roi de Prusse,<144> firent suspendre l'expédition de Saxe. Dans ces circonstances, d'ailleurs, il n'aurait pas été convenable d'embrouiller les affaires plus qu'elles ne l'étaient déjà, et d'entamer une nouvelle guerre. Cette modération que le Roi mit dans sa conduite, ne pouvait tourner qu'à la confusion de ses ennemis, qui tâchaient, en calomniant les démarches de ce prince, d'attirer sur lui la haine des souverains de toute l'Europe.

Ces mesures que l'on voulait garder avec la Saxe, n'empêchaient pas de pousser la guerre avec vigueur contre l'Impératrice-Reine. On se trompe lorsqu'on croit fléchir son ennemi en le ménageant les armes à la main : les victoires seules le forcent à la paix. C'est ce qui fit qu'on pressa les opérations de M. de Nassau. Cosel lui opposa une faible résistance : il ouvrit la tranchée du côté de la basse Oder; le feu prit par accident à quelques maisons, ce qui obligea le commandant à se rendre le 6 de septembre. M. de Nassau y fit prisonniers trois mille Croates, et ne perdit au siège que quarante-cinq Prussiens. Ce général, après avoir ravitaillé la ville et y avoir laissé une garnison de douze cents hommes, se porta sur Troppau avec sa petite armée, d'où ses partis mirent à contribution quelques cercles de la Moravie; il eut de petites affaires avec les Hongrois, dont il sortit toujours avec avantage et avec gloire.

Mais il est temps de retourner en Bohême, où nous avons laissé l'armée prussienne au camp de Chlum, et celle des Autrichiens à celui de Königingrätz. Les ennemis tentèrent deux fois d'emporter de vive force la petite ville de Neustadt, où commandait le major Tauentzien; mais ils furent toujours repoussés par la valeur de ce digne officier. Ce poste était très-important, parce qu'il assurait la communication de la Silésie. Le prince de Lorraine, qui se croyait plus fort par les secours qu'il avait reçus, qu'affaibli par le départ des Saxons, passa l'Adler, et s'établit dans le camp que les Prussiens avaient eu entre Königingrätz et Kralowa-Lhota. Les Prussiens firent un mouvement en conséquence : ils mirent l'Elbe devant leur front, leur droite à<145> Smirschitz, et leur gauche à Jaromircz. M. Du Moulin garda son poste de Skalitz, et le général Lehwaldt occupa la hauteur de Pless au confluent de la Mettau dans l'Elbe; de sorte que les Prussiens tenaient ces deux rivières. M. de Valori avait pris un quartier dans le faubourg de Jaromircz : on l'avertit qu'il vaudrait mieux entrer en ville : il ne voulut pas le croire. Un partisan autrichien, nommé Franquini, qui entretenait des intelligences avec l'hôte du marquis, tenta de l'enlever. Il se glissa par des granges et des jardins; mais par méprise il enleva le secrétaire au lieu du ministre.145-a Ce secrétaire, nommé Darget, eut l'esprit de déchirer toutes ses lettres; il se dévoua pour son maître, disant qu'il était Valori et ne détrompant Franquini que lorsqu'il n'était plus temps de prendre son maître. La position de l'armée prussienne était inattaquable, supposé même que le prince de Lorraine eût voulu tenter le passage de la Mettau à l'aide de beaucoup de ponts construits sur l'Elbe, le Roi pouvait se porter à dos de l'ennemi, et le couper de Königingrätz. Franquini était le seul qui donnât quelques inquiétudes pour les vivres; il s'était niché dans une forêt nommée vulgairement le Royaume de Silva;145-b ce bois communique aux chemins de Braunau, Starkstadt et Trautenau : il tombait de ce repaire sur les convois qui venaient de la Silésie. Chaque convoi avait sa petite bataille; souvent il fallait y envoyer des secours : cela fatiguait les troupes, et l'on ne se nourrissait que l'épée à la main.

L'Impératrice-Reine cependant commençait à s'ennuyer de cette guerre, qui ne décidait rien. Pressée par le roi d'Angleterre de faire la paix, elle voulut au moins tenter encore la fortune avant de quitter la partie, et elle donna au prince de Lorraine l'ordre précis d'agir<146> offensivement, et, s'il le pouvait avec avantage, d'engager une affaire générale avec les Prussiens. Pour l'aider dans une entreprise aussi importante, elle lui avait formé une espèce de conseil, formé par le duc d'Aremberg et le prince Lobkowitz, qu'elle envoya tous deux à l'armée. Elle se flattait d'avoir pourvu à tout, et que la fortune, qui avait couronné son époux à Francfort, lui gagnerait des batailles en Bohème. On sut bientôt dans le camp prussien que MM. d'Aremberg et de Lobkowitz avaient joint le prince de Lorraine, et l'on devina à peu près les intentions de l'Impératrice-Reine. Le prince Lobkowitz, d'un tempérament violent et impétueux, voulait attaquer et ferrailler sans cesse; il envoyait tous les jours les hussards à la petite guerre, souvent même mal à propos, et il s'emportait lorsque Nadasdy ou Franquini avait essuyé quelque échec. Le prince de Lorraine, qui connaissait les Prussiens pour avoir fait trois campagnes contre eux, aurait préféré la guerre de chicane à celle qu'on lui ordonnait de faire; il se serait contenté de disputer les subsistances, et de brûler son ennemi à petit feu, et d'accumuler beaucoup de petits avantages, qui, réunis, font l'équivalent des plus grands succès. Pour le duc d'Aremberg, appesanti par la volupté et par l'âge, il était de l'avis du dernier qui opinait.

Les deux armées n'étaient distantes l'une de l'autre que d'une demi-portée de canon. Le Roi, de sa tente qui était sur une hauteur, avait tous les jours le spectacle des généraux ennemis qui venaient reconnaître sa position : on les aurait pris pour des astronomes, car ils observaient les Prussiens avec de grands tubes; ensuite ils délibéraient ensemble; mais ils ne pouvaient rien entreprendre sur ce camp qui était trop avantageux et trop fort pour être brusqué. Bientôt les ennemis donnèrent l'alarme au corps du général Lehwaldt : quinze cents pandours passèrent la Mettau pendant la nuit, et se retranchèrent sur une hauteur voisine de celle des Prussiens; un essaim de troupes légères devait les suivre. M. de Lehwaldt ne leur en laissa<147> pas le temps : il marcha à eux à la tête de deux bataillons, les chassa, la baïonnette au bout du fusil, de leur redoute, leur prit quarante hommes, et les fit poursuivre par ses hussards. Le pont de la Mettau se rompit pendant leur fuite précipitée, et beaucoup d'eux se noyèrent. Cette belle action de M. de Lehwaldt empêcha les Autrichiens d'établir une communication avec Franquini, ce qui eût empêché les convois des Prussiens d'arriver à leur camp.

Le prince de Lobkowitz ne se rebutait pas pour avoir manqué quelques projets : il en formait sans cesse de nouveaux, et tenta pour la troisième fois de prendre Neustadt. La ville fut investie le 7 septembre par dix mille hommes. Le Roi n'en fut informé que le 12; il envoya incontinent Du Moulin et Winterfeldt à son secours. Winterfeldt, avec trois cents fantassins du régiment de Schwerin, força le passage d'un bois défendu par deux mille pandours; les Hongrois y perdirent deux canons, et ils furent jetés dans une espèce de précipice qu'ils avaient derrière leur front. A l'approche des Prussiens, le siège de Neustadt fut levé; ils repassèrent la Mettau, et se retirèrent dans leur camp. M. de Tauentzien, enfermé dans une bicoque sans défense, dont la muraille était crevassée en beaucoup d'endroits, avait tenu cinq jours de tranchée ouverte contre dix mille ennemis qui l'assiégeaient, et qui, les deux derniers jours, lui avaient coupé les canaux qui portaient l'eau aux fontaines de la ville; les murailles avaient été battues par dix pièces d'artillerie, qui en avaient abattu un morceau considérable. Nous avons vu des places fortifiées par les Vauban et les Cœhorn qui à proportion n'ont pas tenu aussi longtemps : ce n'est donc pas toujours la force des ouvrages qui défend les places, mais plutôt la valeur et l'intelligence de l'officier qui y commande. Neustadt devenait un poste insoutenable, depuis que l'eau y manquait; mais, en l'abandonnant, on perdait la sûreté des convois : cependant les fourrages étant tous consumés dans le voisinage, il était à propos de changer de position, et l'on ruina les murailles de Neustadt.

<148>Le 18 septembre l'armée passa l'Elbe auprès de Jaromircz, et se campa à Chwalkowitz, sans que l'ennemi fît la moindre démonstration de s'y opposer. Il fallut de ce camp détacher le général Polentz avec mille chevaux et trois bataillons, pour couvrir la Nouvelle-Marche et l'Oder contre un corps de six mille uhlans que le roi de Pologne avait levé, et qu'il voulait attirer en Saxe, pour y joindre ses autres troupes; les autres détachements rentrèrent dans l'armée, et M. Du Moulin en couvrit la gauche.

Il se fit ce jour-là un feu de réjouissance dans l'armée autrichienne, pour célébrer l'élection du Grand-Duc : le nom d'armée impériale réjouissait les officiers qui la composaient; deux jours se passèrent en festins, où tout le monde était ivre. Peut-être aurait-ce été le moment d'attaquer; mais le Roi ne voulut point s'écarter de son plan de campagne; si bien qu'il résolut de transporter son camp à Staudenz. Le chemin qui y conduit, passe par une vallée bordée de bois et de montagnes qui tiennent à la forêt de Silva : Franquini s'embusqua auprès du village de Liebenthal, sur le chemin où la seconde colonne devait passer. Le prince Léopold, qui la conduisait, détacha quelques bataillons, qui traquèrent le bois, en même temps que M. de Malachowski,148-a à la tête de quelques centaines de hussards, grimpant sur ces rochers escarpés, aida l'infanterie à chasser ce partisan de son embuscade. Cette action, la plus hardie que la cavalerie puisse entreprendre, combla M. de Malachowski de gloire. Les troupes eurent cependant vingt hommes de tués et quarante de blessés dans cette affaire.

L'armée n'entra que sur le tard dans le camp de Staudenz. M. de Lehwaldt, avec son corps, occupa Starkstadt; et M. Du Moulin se rendit à Trautenau avec son détachement, pour couvrir les convois qui venaient de la Silésie. Les Prussiens embrassaient ainsi toute la chaîne<149> des montagnes qui côtoient les frontières de la Silésie depuis Trautenau vers Braunau; cette partie fut radicalement fourragée, et l'ennemi n'aurait pas été en état d'y subsister pendant l'hiver. Cela formait une barrière qui mettait jusqu'au printemps prochain la Silésie à couvert d'incursions. Les fourrages se faisaient toutefois avec bien plus de difficulté que dans les plaines, par la nature du terrain coupé et difficile qui environnait le camp : pour ne point exposer les troupes à quelque affront, il fallait des convois de trois mille chevaux et de sept à huit mille hommes d'infanterie pour couvrir les fourrageurs; on livrait des petits combats pour chaque botte de paille. Moracz, Trenck, Nadasdy, Franquini étaient tous les jours aux champs; enfin c'était une école pour la petite guerre.

De tous les officiers autrichiens Franquini était celui qui avait la connaissance la plus exacte des chemins qui vont de Bohême en Silésie; il attaqua avec quatre mille pandours, entre Schatzlar et Trautenau, un convoi de farine escorté par trois cents fantassins. Le jeune Möllendorff, aide de camp du Roi, conduisait ce convoi; il soutint tous les efforts des ennemis, et s'empara d'un cimetière qui dominait le défilé, d'où il protégea les chariots, et se soutint durant trois heures, jusqu'à ce que le secours de Du Moulin arriva et le dégagea entièrement. Les ennemis laissèrent quarante morts sur la place : la perte de l'escorte fut légère, si ce n'est que Franquini détela une trentaine de chariots, dont il emmena les chevaux. Quoique ces petites actions ne soient que des bagatelles, elles font trop d'honneur à la nation et à ceux qui y ont eu part, pour laisser ensevelir dans l'oubli un germe d'émulation pour la postérité.

C'étaient chaque jour de nouvelles entreprises de la part de l'ennemi : il avait la laveur du pays, il était instruit que le dépôt des vivres et la boulangerie de l'armée étaient établis à Trautenau, et cette connaissance lui suffit pour faire mettre le feu aux quatre coins de cette malheureuse ville; en trois heures de temps toutes les maisons ne<150> firent plus qu'un monceau de cendres. Comme on avait eu la précaution de placer les tonneaux de farine dans des caves bien voûtées, rien ne fut perdu que quelques chariots de bagage que les flammes consumèrent. Cette action inhumaine retomba sur ses auteurs, et l'Impératrice-Reine, au lieu d'y gagner, eut en Bohême une ville de plus de ruinée.

Ces tentatives n'étaient que le prélude de ce que la cour de Vienne et ses généraux méditaient depuis longtemps d'exécuter. Le prince de Lorraine voyait que les Prussiens se préparaient à quitter la Bohême; il les suivit et vint se camper à Königssaal,150-a pour les observer de plus près. Le camp de Staudenz n'avait pas été pris selon tout l'art : le Roi avait affaibli son armée par ses détachements, et il ne lui restait pas assez de troupes pour remplir les terrains qu'il avait à garnir. M. de Nassau était dans la Haute-Silésie; M. de Polentz, dans la Nouvelle-Marche; M. Du Moulin, à Trautenau; et, depuis que Franquini avait fait quelques tentatives sur Schatzlar, M. Du Moulin fut obligé d'y marcher, et M. de Lehwaldt le releva à Trautenau : il ne restait, après tous ces détachements, que dix-huit mille hommes dans l'armée que le Roi commandait, de sorte qu'ils ne remplissaient pas le terrain que le caprice de la nature avait formé pour son camp. Il dominait en certains endroits sur les hauteurs voisines; mais la droite était entièrement dominée par un monticule que cette petite armée ne permettait pas d'occuper : cependant on avait placé des gardes de cavalerie et des corps de hussards sur ces hauteurs, pour en être maître en cas de besoin. Mais la cavalerie ne pouvait guère aller à la reconnaissance au delà d'un demi-mille, parce que les bois, les défilés et les gorges des montagnes ne lui permettaient pas d'aller plus avant avec sûreté. L'ennemi, en revanche, envoyait tous les jours des partis de quatre à cinq cents chevaux, qui rôdaient autour du camp prussien; ils défilaient, allaient et faisaient la navette le long de la forêt de Silva,<151> en tirant vers Marschendorf, où Franquini avait son petit camp. L'armée ennemie n'était qu'à une marche de celle du Roi, ce qui lui fit appréhender que le dessein du prince de Lorraine ne fût de gagner Trautenau avant lui. Pour prévenir l'ennemi, qui aurait coupé son corps de la Silésie, le Roi se résolut de marcher le lendemain; mais pour être préalablement mieux informé des mouvements des Autrichiens, il fit partir sur-le-champ un détachement de deux mille chevaux sous les ordres du général Katzler, pour aller à la découverte sur les chemins d'Arnau et de Königssaal, avec ordre de faire des prisonniers, et de prendre des paysans des environs, pour avoir des nouvelles de ce qui se passait dans le camp du prince de Lorraine. M. de Katzler s'avança avec sa troupe, et se trouva, sans le savoir, entre deux colonnes des Autrichiens qui se glissaient dans l'enfoncement des forêts pour lui dérober la connaissance de leur marche; il aperçut devant lui un grand nombre de troupes légères, et un corps de cavalerie supérieur au sien, qui les suivait; sur quoi, il se replia en bon ordre sur-le-champ, et rendit compte au Roi de ce qu'il avait vu; mais il n'avait pas vu grand'chose.

Les troupes reçurent ordre de se mettre en marche le lendemain à dix heures; et le 30 de septembre, à quatre heures du matin, pendant que le Roi avait auprès de lui les généraux du jour pour leur dicter la disposition de la marche, voilà qu'un officier vient l'avertir que les grand'gardes de la droite du camp ont découvert une longue ligne de cavalerie, et qu'autant qu'on en pouvait juger, il paraissait par l'étendue de la poussière que ce devait être toute l'armée ennemie; quelques officiers vinrent un moment après, et avertirent que quelques troupes autrichiennes commençaient à se déployer vis-à-vis du flanc droit du camp. Sur ces nouvelles, les troupes reçurent ordre de prendre incessamment les armes, et le Roi se rendit aux grand'gardes, pour juger par ses propres yeux de l'état des choses et du parti qu'il y avait à prendre.

<152>Il faut, pour se faire une juste idée de la bataille de Soor, se représenter exactement le terrain sur lequel elle se donna. Dans la position où était l'armée avant la bataille, sa droite s'appuyait à un petit bois gardé par un bataillon de grenadiers, et le village de Burkersdorf était sur le flanc droit, prenant de Prausnitz au chemin de Trautenau : il n'était point occupé, parce qu'il est situé dans un fond et que les maisons en sont isolées. Ce fond bas régnait du front jusqu'à l'extrémité de la droite, et séparait le camp d'une hauteur assez élevée, qui s'étendait du chemin de Burkersdorf à Prausnitz, et sur laquelle on avait placé les hussards et les gardes du camp. Le front de l'année était couvert par le village de Staudenz, au delà duquel régnaient des montagnes et des bois qui tenaient au Royaume de Silva. La gauche de la petite armée était appuyée à un ravin impraticable. Deux chemins menaient du camp à Trautenau : l'un par la droite du camp, laissant Burkersdorf à gauche, passait par un petit défilé, et conduisait ensuite par une plaine unie à Trautenau; l'autre partait de la gauche de l'armée, passait par une vallée pleine de défilés et par le village de Rudersdorf, et menait à Trautenau plutôt par des sentiers que par une route battue.

Lorsque le Roi arriva à ses grand'gardes, il vit que les Autrichiens commençaient à se former, et il jugea qu'il serait plus téméraire de se retirer à travers des défilés devant une armée qu'il avait si proche, que de l'attaquer malgré la prodigieuse infériorité du nombre. Le prince de Lorraine avait bien compté que le Roi prendrait le parti de la retraite, et c'était sur quoi il avait fait sa disposition : il voulait engager une affaire d'arrière-garde, et il est sûr que celle-là lui aurait réussi. Mais le Roi prit sans balancer le parti de l'attaquer, parce qu'il aurait été plus glorieux d'être écrasé en vendant chèrement sa vie, que de périr dans une retraite qui aurait assurément dégénéré en fuite ignominieuse.

<153>Quelque danger qu'il y ait à manœuvrer en présence d'un ennemi déjà rangé en bataille, les Prussiens passèrent par-dessus ces règles, et firent un quart de conversion à droite pour présenter un front parallèle à celui de l'ennemi. Cette manœuvre délicate se fit avec un ordre et une célérité inconcevables; mais les Prussiens ne se présentèrent que sur une ligne vis-à-vis des Autrichiens, qui étaient sur trois lignes de profondeur; il fallut même que ce déploiement s'exécutât sous le feu de vingt-huit pièces de canon que les ennemis avaient disposées en deux batteries, et d'un bon nombre de grenades royales qu'ils jetaient dans la cavalerie : mais rien ne déconcerta les Prussiens; aucun soldat ne changea de visage à cette formation, aucun ne quitta son rang. Quelque diligence que l'on employât à se former ainsi, la droite fut exposée près d'une demi-heure au canon de l'ennemi, avant que la gauche fût entièrement sortie du camp. Alors le maréchal de Buddenbrock reçut ordre d'attaquer avec la cavalerie; ce qu'il exécuta sans balancer. Les Autrichiens avaient mal pris leur terrain : leur cavalerie avait une espèce de précipice derrière elle; elle était sur trois lignes, auxquelles le terrain étroit n'avait pas permis de donner une distance convenable; à peine y avait-il entre chaque ligne vingt pas d'intervalle. Ils tirèrent de la carabine selon leur usage; mais ils n'eurent pas le temps de mettre l'épée à la main, qu'ils furent culbutés en partie dans le fond qu'ils avaient derrière eux, et en partie jetés sur leur propre infanterie. Cela devait arriver; car la première ligne étant renversée devait nécessairement se jeter sur la seconde, celle-là sur la troisième; et il n'y avait point d'espace où ces corps, qui faisaient cinquante escadrons, pussent se reformer.

La première brigade de l'infanterie de la droite des Prussiens, animée par ces premiers succès, attaqua avec trop de hâte ces batteries des Autrichiens dont nous avons parlé : vingt-huit canons chargés à mitraille éclaircirent dans un moment les rangs des assaillants, et les firent plier. Cinq bataillons dans lesquels consistait la réserve, arri<154>vèrent fort à propos : ceux qui avaient été repoussés se reformèrent auprès d'eux, et d'un effort commun ces dix bataillons emportèrent la batterie. M. de Bonin, lieutenant-général, et M. de Geist, colonel, eurent la principale part à cette belle action.

Alors on aperçut une grosse colonne des ennemis qui venait de leur droite, et qui descendait des hauteurs pour s'emparer de Burkersdorf; le Roi les prévint en bordant ce village d'un bataillon de Kalckstein. On mit le feu aux maisons les plus écartées vers la gauche, pour couvrir ce bataillon, en attendant que l'infanterie de la gauche se formât derrière; ce bataillon tira par pelotons contre l'ennemi, comme il eût fait sur une place d'exercice, et cette misérable colonne se retira en fuyant.

La cavalerie de la droite des Prussiens devenait dès lors inutile à cet endroit. Ce précipice où elle avait jeté les Autrichiens, prenait du chemin de Trautenau, et allait en rétrécissant le terrain toujours vers le centre des Prussiens, mais en tirant vers le village de Soor, qui était en avant. On laissa donc les cuirassiers de Buddenbrock et quelques hussards pour suivre l'infanterie en seconde ligne. Les gendarmes, Prusse,154-a Rottembourg et Kyau, qui faisaient vingt escadrons, furent envoyés à la gauche de l'armée, pour y renforcer cette aile, tandis que l'infanterie de la droite prenait celle de l'ennemi en flanc, et la menait battant devant elle en la repliant sur la droite des Impériaux. Les gardes, qui étaient au centre de la ligne, menés par le prince Ferdinand de Brunswic, attaquèrent alors une hauteur que les ennemis tenaient encore; elle était escarpée et chargée de bois : ils l'emportèrent pourtant; et ce qu'il y avait de singulier, c'est que le prince Louis de Brunswic la défendait contre son frère. Le prince Ferdinand se distingua beaucoup dans cette occasion. Le terrain du<155> combat n'était alternativement que fonds et hauteurs, ce qui engageait sans cesse de nouveaux combats; car les Autrichiens tâchaient de se rallier sur ces hauteurs; mais, repoussés à plusieurs reprises, la confusion devint générale, et leur retraite se changea en fuite. Toute la campagne était couverte de soldats débandés; cavaliers et fantassins, tout était mêlé ensemble.

Tandis que l'armée prussienne victorieuse poursuivait à grands pas les vaincus, les cuirassiers de Bornstedt, qui combattaient à la gauche, enveloppèrent le régiment de Damnitz et un bataillon de Kolowrat, prirent dix drapeaux, et firent dix-sept cents prisonniers. Le reste de la cavalerie de la gauche ne put atteindre la cavalerie autrichienne, qui évita de s'engager, et se retira en assez bon ordre dans la forêt de Silva. Le Roi arrêta la poursuite au village de Soor, dont la bataille porte le nom. Derrière ce village est cette forêt de Silva dont nous avons tant parlé; il ne fallait pas s'y engager à la suite de l'ennemi : on aurait risqué de perdre mal à propos et sans nécessité tous les avantages qu'on venait d'obtenir; c'était bien assez qu'un corps de dix-huit mille hommes en eût battu au delà de quarante mille, et même il n'y avait rien à gagner en se hasardant d'aller plus loin.

Les victorieux perdirent le prince Albert de Brunswic;155-a le général Blanckensee;155-b les colonels Buntsch,155-c Bredow, Blanckenbourg, Dohna, Ledebur; les lieutenants-colonels Lange et Wedell155-d des gardes, et<156> mille soldats : victimes illustres qui sacrifièrent leur vie pour le salut de l'État. On comptait que le nombre des blessés montait à deux mille. Les vaincus perdirent vingt-deux canons, dix drapeaux, deux étendards, trente officiers et deux mille soldats qui furent faits prisonniers. Le prince Léopold se distingua dans cette journée, mais surtout le maréchal de Buddenbrock et le général Goltz, qui avec douze escadrons en battirent cinquante.

Si cette bataille ne fut pas aussi décisive que celle de Friedeberg, il faut s'en prendre au terrain où elle se donna. L'ennemi qui fuit dans une plaine, doit souffrir des pertes considérables : celui qui a le dessous dans un pays montueux, est à l'abri de la cavalerie, qui ne peut l'entamer vivement; et quelque petit que soit le nombre qu'il rallie sur la crête des hauteurs, ce nombre est suffisant pour ralentir la poursuite du victorieux.

Le projet de cette bataille, qu'il soit du prince de Lorraine, ou de Franquini auquel d'autres l'attribuent, était beau et bien imaginé. Le poste des Prussiens était sans contredit vicieux : l'on ne peut les excuser de n'avoir pensé qu'à leur front, et d'avoir négligé leur droite, qui était dans un fond dominé par une hauteur qui n'en était éloignée que de mille pas. Mais si les Autrichiens savaient imaginer, ils n'avaient pas le talent de l'exécution : voici les fautes qu'ils commirent. Le prince de Lorraine aurait dû former sa cavalerie de la gauche devant le chemin de Trautenau et à dos du camp prussien : en barrant ce chemin, l'armée du Roi n'avait ni terrain pour se former, ni moyen d'appuyer sa droite. Le prince de Lorraine pouvait aussi en arrivant sur le terrain lâcher cette cavalerie, pour donner à bride abattue dans le camp prussien : le soldat n'aurait pu ni courir aux armes, ni se former, ni se défendre; c'aurait été se procurer une victoire certaine. On dit que M. d'Aremberg avait égaré sa colonne pendant la nuit, et qu'il s'était formé à rebours, le dos tourné vers le camp du Roi : cela ressemble assez au duc d'Aremberg, et c'est,<157> dit-on, ce qui fit perdre du temps au prince de Lorraine, qui fut longtemps occupé à redresser ce désordre. Mais lorsque les Prussiens commencèrent à se présenter sur le champ de bataille, qui empêchait alors le prince de Lorraine de les faire attaquer tout de suite avec sa cavalerie? Cette gauche aurait fondu d'une hauteur sur des troupes occupées à se former, et sur d'autres qui défilaient encore.

On trouvait que le Roi n'avait pas commis moins de fautes que son adversaire. On lui reprochait surtout que par le choix d'un mauvais poste il s'était mis dans la nécessité de combattre, au lieu qu'un général habile ne doit se battre que lorsqu'il le juge à propos. On disait qu'au moins le Roi aurait dû être averti de la marche des Autrichiens : il répondait à cette accusation, que l'ennemi lui étant de beaucoup supérieur en troupes légères, il ne pouvait aventurer fort loin les cinq cents hussards qui lui restaient après tous les détachements qu'il venait de faire. Mais, objectait-on, il ne fallait pas tant faire de détachements, et s'affaiblir si fort vis-à-vis d'une armée supérieure : il répondait que le corps de Gessler et de Polentz qui alla joindre le prince d'Anhalt, pouvait être évalué contre les Saxons qui s'en retournèrent chez eux; que le détachement du général de Nassau avait été de nécessité pour pouvoir tirer de la Silésie ses subsistances, qui auraient manqué tout à fait si les Hongrois qui infestaient tout ce duché, n'en eussent été chassés; que les détachements de Du Moulin et de Lehwaldt avaient été indispensables dans les gorges des montagnes, qu'il fallait garder, ou risquer d'être affamé par l'ennemi. On n'avait qu'autant de chevaux qu'il en fallait pour apporter pour cinq jours de farine à chaque transport : si un de ces convois eût manqué, l'armée aurait été sans pain et sans subsistances. On disait que le Roi aurait dû se retirer en Silésie, plutôt que de hasarder une bataille en Bohême : mais le Roi était d'opinion qu'une bataille perdue en Bohème était de moindre conséquence qu'une bataille perdue en Silésie; et d'ailleurs une retraite précipitée aurait indubitablement attiré la<158> guerre dans ce duché; ajoutez à cela que l'on consommait en Bohème les subsistances de l'ennemi, et qu'en Silésie on aurait consumé les siennes. Mais nous laissons au lecteur la liberté de peser ces raisons et d'en juger. On ne peut attribuer le gain de cette bataille qu'au terrain étroit par lequel le prince de Lorraine vint attaquer le Roi : ce terrain ôtait à l'ennemi l'avantage de la supériorité du nombre. Les Prussiens purent lui opposer un front aussi large que celui qu'il leur présentait. La multitude des soldats devenait inutile au prince de Lorraine, parce que ses trois lignes, presque sans distance, pressées les unes sur les autres, n'avaient pas la facilité de combattre, et que la confusion s'y mettant une fois, elle rendait le mal irrémédiable. Mais la fortune de la Prusse consista dans la valeur des troupes, qui répara les fautes de leur chef, et punit les ennemis des leurs.

Pendant que les deux armées étaient engagées ensemble, les hussards impériaux pillaient le camp prussien, la gauche et le centre n'ayant pas eu le temps d'abattre les tentes. Nadasdy et Trenck s'en prévalurent; le Roi et beaucoup d'officiers y perdirent tous leurs équipages; les secrétaires158-a du Roi furent même pris, et ils eurent la présence d'esprit de déchirer tous leurs papiers. Mais comment penser à ces bagatelles, lorsque l'esprit est occupé des plus grands objets d'intérêt, devant lesquels tous les autres doivent se taire, de la gloire et du salut de l'État? M. de Lehwaldt, attiré par le bruit du combat, vint encore à temps pour sauver les équipages de la droite, et mettre fin aux cruautés affreuses que ces troupes de Hongrois effrénés et sans discipline exerçaient sur quelques malades et sur des femmes qui étaient restées dans le camp. De telles actions révoltent l'humanité, et couvrent d'infamie ceux qui les font ou qui les tolèrent. Il faut dire à la louange du soldat prussien, qu'il est vaillant sans être cruel,<159> et qu'on l'a souvent vu faire des actions de grandeur d'âme qu'on ne devrait pas attendre de gens de basse condition.

La postérité verra peut-être avec surprise qu'une armée, victorieuse dans deux batailles rangées, se retire devant l'armée vaincue, et ne recueille aucun fruit de ses victoires : les montagnes qui entourent la Bohême, les gorges qui la séparent de la Silésie, la difficulté de nourrir les troupes, la supériorité de l'ennemi en troupes légères, et enfin l'affaiblissement de l'armée, fournissent la solution de ce problème. Supposé que le Roi eût voulu établir ses quartiers d'hiver dans ce royaume, voici les difficultés qui se présentaient : tout le pays était fourragé radicalement; on trouve dans ces contrées peu de villes, encore sont-elles petites, et ont-elles la plupart de mauvaises murailles : il aurait fallu, pour la sûreté, entasser dans ces trous les soldats les uns sur les autres, ce qui aurait ruiné l'armée par des maladies contagieuses; à peine avait-on des chariots pour les farines, comment en aurait-on trouvé pour amener le fourrage à la cavalerie? Mais en quittant la Bohême le Roi pouvait remonter, recruter, équiper les troupes, les mettre dans l'abondance, et leur donner du repos, pour s'en servir, s'il le fallait, le printemps prochain; outre qu'il paraissait probable qu'après la bataille de Soor l'Impératrice-Reine pourrait être plus disposée qu'auparavant d'accéder au traité de Hanovre.

Après avoir campé par honneur cinq jours sur le champ de bataille de Soor, le Roi ramena ses troupes à Trautenau : le prince de Lorraine était encore à Ertina, prêt à retourner à Königingrätz au bruit de l'approche des Prussiens. On apprit dans ce camp que M. de Nassau avait battu, le jour de la bataille de Soor, un corps de Hongrois auprès de Léobschütz, et qu'il avait fait cent soixante-dix prisonniers. M. de Fouqué avait aussi trouvé moyen d'enlever quatre cents hussards entre Grulich et Habelschwerdt, qui furent conduits à Glatz. M. Warnery, qui était avec trois cents chevaux à Landeshut, ayant appris qu'un nouveau régiment hongrois de Léopold Palffy<160> avait marché à Böhmisch-Friedland, les tourna, les surprit, et ramena de son expédition huit officiers et cent quarante soldats prisonniers. Mais comme le bonheur est mêlé à l'infortune, M. de Chasot,160-a du corps de Du Moulin, ne fut pas si heureux dans son entreprise sur Marschendorf : il fut attaqué et battu par l'ennemi, et perdit quatre-vingts hommes.

Après que l'armée eut achevé de consumer les subsistances des environs de Trautenau, elle se prépara à retourner en Silésie par le chemin de Schatzlar. De toutes les gorges et de tous les défilés de la Bohême, les plus mauvais se trouvent sur ce chemin : soit qu'on avance, soit qu'on recule, il faut user de toutes les précautions pour y mener les troupes avec sûreté. Le petit ruisseau de Trautenbach coulait en ligne parallèle derrière le camp du Roi; des rochers et des forêts formaient l'autre bord. Le 14 d'octobre, les bagages prirent les devants sous bonne escorte, pour rendre la marche plus légère. On posta, le 15, cinq bataillons sur les montagnes, pour protéger la retraite de l'armée et lui servir ensuite d'arrière-garde. L'armée décampa le 16; elle marcha sur deux colonnes. Le prince Léopold, qui conduisait celle de la gauche qui passa par Trautenbach, arriva en Silésie sans avoir vu d'ennemis. La colonne de la droite, dont le Roi s'était chargé, fut précédée par la cavalerie; l'infanterie passa le ruisseau, avant que Franquini, Nadasdy, Moracz, etc. fussent avertis de la marche des Prussiens : ils accoururent alors avec sept ou huit mille hommes. Quoique toutes les hauteurs fussent garnies d'infanterie, le progrès de la marche obligeait successivement l'arrière-garde à les<161> quitter; les pandours profitaient alors de ces hauteurs abandonnées, pour faire feu sur l'arrière-garde. Cette tiraillerie commença à huit heures du matin et continua jusqu'à six heures du soir; ils tuèrent un capitaine et trente hommes, et en blessèrent environ quatre-vingts. Tout le corps de Du Moulin avait été employé à couvrir le dernier défilé qui mène à Schatzlar par une vallée. Ce corps arrêta l'ennemi, et une attaque de cavalerie que la petite plaine de Schatzlar permit de faire sur lui, causa une perte de trois cents hommes : il se mit à l'écart; et M. Du Moulin, défilant par sa droite, passa par les Rehhornberge, et entra dans le camp par la route que le Roi lui avait ménagée.

L'armée séjourna à Schatzlar jusqu'au 19, qu'elle vint camper à Liebau, sur le territoire de la Silésie. Le corps de Du Moulin fut destiné à former un cordon le long des frontières. Le reste de l'armée entra en quartiers de cantonnement entre Rohnstock et Schweidnitz; elle pouvait s'assembler en six heures de temps, et elle se trouvait au large par la quantité de villes et de villages qui se trouvent dans cette contrée florissante. Ce fut dans cette position que le Roi attendit la dislocation de l'armée autrichienne, avant que de prendre des quartiers d'hiver. M. de Nassau, qui voulait s'en procurer dans la Haute-Silésie, surprit un corps de Hongrois à Hultschin, et chassa le maréchal Esterhazy d'Oderberg; les hussards de Wartenberg, qui étaient de ce corps, se distinguèrent également : ils battirent les dragons de Gotha, leur enlevèrent un étendard, et firent cent onze prisonniers. Après quoi, M. de Nassau marcha à Pohruba; les Hongrois s'enfuirent à Teschen, et de là, vers la Jablunka. M. de Fouqué, qui ne voulait pas être inutile à Glatz, fit enlever deux cents hussards qui s'étaient imprudemment enfermés dans Nachod. Cet habile officier donna des marques de génie et de capacité pendant tout le cours de cette guerre : nous nous contenterons de dire que quarante partis qui sortirent de sa garnison durant cette campagne, enlevèrent plus de huit cents hommes à l'ennemi.

<162>Le Roi apprit, le 24 d'octobre, que le prince de Lorraine avait séparé son armée en trois corps; il supposa que c'était dans le dessein de les étendre dans la suite, parce que la saison des opérations militaires était passée : il laissa le commandement des troupes au prince Léopold, avec ordre de ne les point séparer davantage, avant d'en avoir reçu les ordres. Le Roi partit pour Berlin, où sa présence devenait nécessaire, tant pour réchauffer les négociations qui commençaient à languir, qu'afin de trouver des fonds pour la campagne prochaine, au cas que la paix ne pût pas se conclure pendant l'hiver.


121-a Hohenfriedeberg.

121-b Les mots il faut, ajoutés par les éditeurs de 1788, manquent dans le manuscrit original.

122-a Ainsi que les éditeurs de 1788, nous avons ajouté l'obligeait, mot qui paraît avoir été oublié par l'Auteur.

124-a Hohen-Helmsdorf.

125-a C'est le Stanowitzer Fuchsberg, situé entre Stanowitz, Oelse et Striegau, et appelé notre observatoire par le général de Stille dans Les Campagnes du Roi, p. 199.

125-b Le mot de topaze (Topasberg) ne se rencontre que dans ce passage et à la page 127 : il ne se trouve dans aucun rapport sur la bataille de Hohenfriedeberg : et il n'est pas à la connaissance des personnes les mieux instruites de Striegau et des environs que jamais une de leurs montagnes se soit appelée ainsi. Dans la première rédaction de l'Histoire de mon temps, de 1746. cah. III, chap. 18, p. 16, le Roi appelle le mont Topaze " un rocher isolé proche de Striegau, dont la cime domine toute la plaine et les environs " : description qui ne peut s'appliquer qu'au Mont Large (der breite Berg); mais en racontant, deux pages plus bas, qu'il a établi sur le mont Topaze une batterie de six canons de vingt-quatre livres, on ne peut le rapporter qu'au grand mont des Renards près le village de Grüben (der grosse Grübener Fuchsberg). sur lequel, selon tous les rapports du temps, fut placée la batterie mentionnée, et où se trouve encore une vieille carrière de pierres.

129-a Dans le brevet daté du 31 juillet 1745, par lequel le lieutenant-général de Gessler fut nommé comte, il est relaté qu'il détruisit vingt bataillons ennemis, et prit soixante-sept drapeaux. Les armoiries de Chasot, major au régiment de dragons du margrave de Baireuth, ne portent que le chiffre de soixante-six drapeaux.

129-b La brigade du Feld-Zeugmeister baron de Thüngen, qui fut détruite par le général Gessler, se composait des régiments de Marschall, Grünne, Thüngen. Daun, Kolowrat, Maximilien de Hesse, et Bade-Bade. Le Roi a oublié de mentionner ces deux derniers : et, d'après l'Ordre de bataille autrichien, le régiment de Wurmbrand, qu'il cite comme ayant pris part à ce combat, n'assista pas à la bataille de Hohenfriedeberg. Voyez Oestreichische militärische Zeitschrift. Wien, 1825, t. III, p. 31.

129-c Othon-Martin de Schwerin, qui se distingua d'une manière si brillante à la bataille de Hohenfriedeberg comme commandeur en chef du régiment de Baireuth dragons, était alors colonel; mais il fut nommé général-major, en juillet 1745, par brevet daté du 29 novembre 1743.
     Le régiment de dragons du margrave Frédéric de Baireuth, no 5, est à présent le 2e régiment de cuirassiers, appelé Königinn.

129-d Voyez ci-dessus, p. 119.

130-a Frédéric-Sébastien-Wunibald comte Truchsess-Waldbourg, lieutenant-général et chevalier de l'Aigle noir, chef du régiment d'infanterie no 13 : il naquit en Prusse en 1689. Voyez t. II, p. 126.

130-b Frédéric-Guillaume-Adolphe de Düring était capitaine dans le 1er bataillon de la garde, avec le titre de lieutenant-colonel.
     Dans son Épître à Stille le Roi dit :
     

Schwerin, Truchsess, Düring, vous perdîtes la vie;
Votre sort glorieux est digne qu'on l'envie.

Félix-Bogislas de Schwerin, colonel de la garde, qui se trouve célébré dans ces vers comme l'une des victimes de Hohenfriedeberg, est passé sous silence dans le manuscrit de l'Histoire de mon temps, bien qu'il ait été blessé mortellement à cette même bataille.
     Le colonel Gaspard-Frédéric de Kahlbutz était commandeur d'un bataillon de grenadiers.
     Ewald-Wedig de Massow, colonel dans le régiment d'infanterie du général-major comte de Hacke, no 1 de la Stammliste de 1806.

133-a Ce fait n'est pas mentionné dans la première rédaction du Roi, de 1746; il manquait également dans le corps de la seconde rédaction, de 1775, mais il y fut intercalé plus lard au moyen d'un renvoi indiqué à la marge : ce passage est écrit de la main de l'Auteur même, sur une demi-feuille d'un papier peu différent du reste du manuscrit.

139-a La convention de Hanovre fut conclue par les ambassadeurs des deux puissances le 26 août 1745.

140-a Osthofen est un bourg non loin de Rhein-Türkheim; il est situé sur un ruisseau qui se jette dans le Rhin au-dessous de Worms.

143-a Le prince Guillaume de Hesse était du parti de l'empereur Charles VII. Voyez p. 17.

145-a Le récit de la surprise de Franquini à Jaromircz, puisé dans une lettre datée du camp de Sémonitz, le 4 septembre, se trouve dans la Gazette privilégiée de Berlin, année 1745, no 109.
     Darget fut nommé secrétaire des commandements du Roi le 18 janvier 1746; en 1753 il retourna dans sa patrie.

145-b Ce sont les bois de Königreich (der Wald Königreich), désignés sur les anciennes cartes de Bohème sous le nom de Königreich Silva ou Königreich Wald.

148-a C'est Paul-Joseph de Malachowski dont il est ici question. Major au régiment de hussards de Natzmer, no 4, il devint par la suite lieutenant-général. Il était frère cadet du colonel et chef du 3e régiment de hussards, qui fut blessé à mort par l'imprudence de ses propres gens auprès de Gross-Strélitz, le 12 avril 1745.

150-a Königinhof.

154-a Prusse est le régiment de cuirassiers no 2 de la Stammliste de 1806, qui depuis 1672 eut pour chefs les princes électoraux, après 1701 des princes royaux, et depuis 1731 le prince Auguste-Guillaume, qui à partir du 30 juin 1744 porta le titre de Prince de Prusse. Voyez t. II, p. 138.

155-a Albert duc de Brunswic-Wolfenbüttel, né le 4 mai 1725, fils du duc Ferdinand-Albert et frère cadet de la reine de Prusse, femme de Frédéric le Grand, ainsi que du célèbre feld-maréchal duc Ferdinand. Au mois de décembre 1744 il devint colonel dans l'armée prussienne et chef du régiment d'infanterie no 39.

155-b Wolf-Christophe de Blanckensee, général-major et chef du régiment d'infanterie no 23. La balle qui le tua à la bataille de Soor, enleva du même coup la vie à son fils, alors son adjudant.

155-c Les éditeurs de 1788 ont ôté le nom du colonel Conrad-Godefroi de Buntsch, commandeur du régiment du margrave Charles.
     Christophe-Frédéric de Bredow, lieutenant-colonel des gendarmes, qui périt auprès de Soor. a été déjà mentionné honorablement t. II, p. 129.

155-d Voyez ci-dessus p. 78.

158-a D'après les lettres de Frédéric à Fredersdorff (Friedrich's II. eigenhändige Briefe an seinen geheimen Kammerer Fredersdorff, Leipzig, 1834, p. 7), les deux conseillers de Cabinet Eichel et Müller furent faits prisonniers par hasard près de Soor.

160-a Nous devons remarquer que, plus haut, p. 129, à l'occasion de la bataille de Hohenfriedeberg, le Roi n'accorde pas à Chasot une seule parole de reconnaissance; cependant, après chacune des glorieuses journées de la seconde guerre de Silésie, il l'avait récompensé de la manière la plus flatteuse. Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse mit seinen Verwandten und Freunden. Berlin, 1838, p. 104 et 105. Dans la première rédaction de l'Histoire de mon temps, de 1746, le Roi s'était exprimé ainsi, à propos de la bataille de Hohenfriedeberg : " Le général Schwerin, cousin de celui qui avait si bien fait à l'affaire de Jägerndorf, le major Chasot et beaucoup d'officiers s'y firent un nom immortel. "