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VIII. RÉFLEXIONS SUR LES MESURES A PRENDRE AU CAS D'UNE GUERRE NOUVELLE AVEC LES AUTRICHIENS. EN SUPPOSANT QU'ILS SUIVENT LA MÊME MÉTHODE D'UNE DÉFENSIVE RIGIDE COMME DANS LA DERNIÈRE CAMPAGNE DE 1778.[Titelblatt]

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RÉFLEXIONS SUR LES MESURES A PRENDRE AU CAS D'UNE GUERRE NOUVELLE AVEC LES AUTRICHIENS, EN SUPPOSANT QU'ILS SUIVENT LA MÊME MÉTHODE D'UNE DÉFENSIVE RIGIDE COMME DANS LA DERNIÈRE CAMPAGNE DE 1778.

Il est bien difficile de faire des projets sur l'avenir, parce que la moindre circonstance qui change oblige de changer de même les dispositions. Cependant les limites et les frontières des États conservent leur situation propre; elles ont des parties avantageuses, d'autres contraires, de sorte qu'un général se doit garantir des unes et profiter des autres. La Silésie, la Bohême, la Haute-Silésie et la Moravie sont des terrains dont nous avons une connaissance détaillée; ce qui nous donne une avance sur les guerres qui peuvent établir le théâtre des opérations dans ces provinces. La politique doit devancer tous les projets de campagne, car c'est à elle à les imaginer, en les adaptant toujours sur la nature du pays et sur les moyens de procurer des subsistances aux troupes. Si la Prusse se trouvait engagée dans une guerre nouvelle avec l'Autriche, la première chose est de savoir quels seront les alliés des parties belligérantes; car, sans cette connaissance, tout projet de campagne serait fautif et mal calculé.<146> L'ambition outrée que l'Empereur a voulu afficher dans la dernière guerre avec tant d'imprudence lui a l'ait du tort dans toute l'Europe. On le considère comme un prince dangereux, contre lequel il faut être sur ses gardes. Il est mal à la cour de Russie; il est sur le point de se brouiller avec la France. Il ne peut avoir d'allié que l'Angleterre, dont le fort épuisement de la guerre présente empêchera la nation pour longtemps de fournir des subsides à quelque puissance que ce soit. D'autre part, les Turcs ont proposé de faire une alliance avec la Prusse et la Russie, et si la France s'y joint, la prépondérance des forces est toute de ce côté-ci. Mais comme l'affaire n'est point terminée, il y aurait de la légèreté de compter sur une chose à faire comme sur une chose faite. Bornons-nous donc à examiner ce qu'il convient de faire dans le cas le plus difficile, parce que moins d'obstacles on rencontre, plus faciles en deviennent les opérations.

La première assemblée de l'armée autrichienne sera probablement dans les mêmes emplacements qu'elle a tenus l'année 1778. Mais comme cette armée est augmentée de quatre-vingt mille hommes, et que l'Empereur se propose d'agir, dès la rupture, avec toutes ses forces, nous verrons préalablement la distribution qu'il en fera.

Il aura en Gallicie un corps de quarante mille combattants, à Bilitz quinze mille, sans doute vingt mille auprès de Heydepiltsch; en voilà soixante-quinze mille. Il n'aura pas moins de cent mille hommes dans son camp depuis Königingrätz vers Arnau, quarante mille vers Neuschloss et sur les frontières de la Lusace, et vingt-cinq mille à Éger; total, deux cent quarante mille hommes, au nombre desquels on compte son armée. Les Prussiens peuvent mettre en campagne cent soixante-six mille hommes, les Saxons vingt mille, et les Russes en ajouteront bien autant, de sorte qu'on pourrait leur opposer deux cent six mille combattants. Ils auraient donc la supériorité de trente-quatre mille combattants. Cela n'est pas une affaire qui doive intimider, parce que, ces corps étant séparés, on peut en défaire les uns,<147> sans qu'on ait à les combattre tous à la l'ois. Reste à présent à considérer quels ménagements il faut garder à l'égard de la position des Autrichiens, et quelles précautions elle nous oblige à prendre; car ce serait une étourderie de faire de belles choses d'un côté, tandis qu'on perd le double d'un autre.

Cent mille Autrichiens placés derrière l'Elbe obligent, mal gré bon gré qu'on en ait, de leur opposer des forces en front pour les contenir en respect, ou il arriverait que, trouvant les frontières de la Silésie et de la principauté de Glatz dégarnies, tant du côté de Landeshut que de Friedland et du pays de Glatz, incessamment cette armée s'établirait dans ces montagnes, où elle peut occuper des postes inexpugnables, à quoi un général sage ne doit pas s'exposer, parce qu'il perdrait la Silésie par inconsidération, pouvant la couvrir, s'il avait bien réfléchi à l'état des choses. D'ailleurs, il est encore nécessaire d'observer que si, dès le commencement de la guerre, un corps considérable de Prussiens ne s'oppose pas aux postes de l'Empereur derrière l'Elbe, au commencement de la campagne, il peut se rendre maître de Dresde, et par conséquent attirer le fort de la guerre en Saxe, pour soulager la Bohême. Il résulterait de là que nous serions obligés de ruiner le pays de nos alliés pour les seconder, ce qui est un triste service à leur rendre, et il est plus sage de prévenir de pareils inconvénients que d'être obligé d'y remédier.

Les troupes de Silésie peuvent être en deux marches en Bohême, du côté de Nachod; les troupes de l'Électoral ne peuvent être qu'en huit jours, en faisant de fortes marches, du côté de Dresde. Il faut donc prendre ses mesures si à propos, que tous ces mouvements soient si exactement calculés, que l'armée de la Marche puisse arriver à peu près le même temps à Dresde qu'on entre en Bohême. Selon que j'en puis juger, l'armée destinée pour la Saxe doit être de la même force dont elle a été la dernière guerre. Elle faisait, avec les Saxons, quatre-vingt mille hommes. On verra bientôt la raison que j'en<148> donnerai dans la suite de ces Réflexions. Pourvu que l'armée de Silésie soit de soixante mille hommes, cela est suffisant. Il en faut destiner nécessairement vingt mille hommes pour la Haute-Silésie, premièrement pour favoriser la jonction des Russes, qui, ayant à passer auprès de Cracovie, trouveraient des obstacles insurmontables, s'ils n'étaient secondés de ce côté-ci; et supposons, vu la lenteur étonnante des Russes, qu'on ne parvînt pas à les mettre si vite en action, on ne pourrait pas avoir moins de vingt mille hommes dans la Haute-Silésie, ne fût-ce que pour agir sur la défensive envers le corps de Heydepiltsch et le corps de Bilitz. La position de ce corps, pour le commencement, pourrait être près du côté de Léobschütz, et il pourrait tirer sa subsistance de Cosel.

Quant à l'armée de Silésie destinée pour agir en Bohême, il faudrait donc, comme je l'ai dit, la faire agir à peu près de la façon dont on l'a employée l'année 1778. Peut-être, si l'on avait trop à craindre la supériorité de l'ennemi, pourrait-on prendre un camp à Chwalkowitz, les défilés devant soi, en faisant un flanc vers Nimmersatt; car il ne faut jamais se flatter de pouvoir attaquer le camp de l'Empereur derrière l'Elbe. Cela est démontré impossible, parce qu'il faut défiler devant un front infiniment supérieur qui vous domine et déborde de tous les côtés, où l'on serait battu selon toutes les règles de la guerre. Mais, me dira-t-on, que pourra-t-on donc entreprendre? Voulez-vous qu'on reste toute une campagne les bras croisés, et qu'on aille en Bohême plutôt à la pâture qu'à la guerre? Voici le moment où j'entre en explication des moyens dont on peut faire usage pour gagner une supériorité sur l'ennemi.

L'armée qui entre en Saxe doit marcher sans doute vers Dresde comme à l'objet principal; mais cela n'empêche pas qu'elle ne fasse d'abord un détachement de dix mille hommes par la Lusace et vers la Silésie, du côté de Greiffenberg. Toutes ces marches doivent être compassées et calculées au juste, pour que l'armée, arrivant à Dresde<149> et y laissant un détachement de vingt mille hommes, doit passer l'Elbe pour pénétrer par la Lusace. C'est à cette armée à décider de la campagne. Les chemins de Schluckenau, de Rumbourg et de Gabel seront sans doute retranchés et garnis de troupes ennemies. On ne saurait brusquer ces postes de front; il faut donc les tourner, et cela, par la Silésie. Voilà pourquoi ce détachement dont j'ai parlé doit se porter à Greiffenberg en même temps que l'armée arrive dans les environs de Zittau. Il y a un chemin, de ce côté-là, qui traverse les montagnes; c'est une chose qu'il faut réparer, mais par laquelle on gagne les derrières de Gabel, ce qui fraye la roule de la Bohème pour l'armée qui pénètre du côté de Zittau. Voilà donc l'armée prussienne en Bohême; il faut qu'elle joigne ce corps, et qu'alors tout de suite elle prenne à revers la tête de pont de Leitmeritz, pour y transporter de Dresde ses farines. Voilà donc une boulangerie établie. Les vingt mille hommes demeurés à Dresde prennent alors le camp près de Leitmeritz. L'on n'a guère besoin de laisser beaucoup de troupes à Zittau; car il faut, s'il se peut, entamer le corps autrichien qui a défendu cette frontière, pour le mettre en combustion, et l'armée doit s'avancer, avec quelques magasins transportés par l'Elbe, du côté de Melnik. Dès qu'on a du pain en avance, commencent les véritables opérations de guerre, qui doivent être dirigées du côté de Gitschin. Ce mouvement suffit pour contraindre l'armée impériale à quitter son camp de l'Elbe; mais c'est aussi le moment où l'armée de Silésie doit être la plus alerte pour suivre incessamment l'ennemi, passer l'Elbe promptement à sa suite et le talonner, de façon que, au lieu de marcher contre l'armée de Saxe, où il se trouverait entre deux grandes armées, cela l'oblige de prendre sa retraite vers Pardubitz, derrière les étangs de Bohdanetz. Dès lors, si on le juge à propos, Prague peut être pris par un coup de main, à moins que l'armée d'Éger ne se hâte pour nous prévenir. Mais dès lors, en laissant trente mille hommes en Bohême, le reste de l'armée<150> peut tourner vers la Haute-Silésie. Il y a deux marches à faire; il est impossible, quand on ne sait pas l'état actuel des choses, de choisir la plus convenable; l'une est par Patschkau et Neustadt, l'autre par Habelschwerdt, Leutomischl, Schönhengst, vers Neustadt. Reste à savoir si, en prenant cette dernière route, le pain pourrait être fourni assez abondamment de Glatz; de plus, en prenant cette marche, il faudrait de toute nécessité que le corps de Léobschütz coopérât à faire réussir cette entreprise, et la grande difficulté serait de faciliter la jonction de ces corps. Il est probable que les Autrichiens de Heydepiltsch, se voyant pris à revers, se retireraient à Olmütz; alors on aurait gain de jeu; mais au cas que cela n'arrivât point, il resterait toujours le passage d'Altstadt pour se joindre au corps de Léobschütz. Reste à savoir alors où sont les Russes, s'ils sont en marche, s'ils sont vers Cracovie, ou s'ils n'ont pas encore quitté leurs frontières; car ce sont des préalables qui doivent décider des opérations ultérieures.

Supposons maintenant tous les cas différents. Si les Russes sont encore sur leurs frontières, il serait bon de voir par une tentative si l'on ne pourrait pas chasser les Autrichiens de Bilitz. Il paraît qu'on pourrait les obliger, en y détachant un corps, de céder le terrain; car ils ont deux retraites, l'une vers la Jablunka, dans les hautes montagnes de la Hongrie, et l'autre dans la Pologne, vers les monts Krapacks. Ainsi, à peine les aurait-on chassés, qu'on les y verrait revenir. Le seul avantage qu'on pourrait tirer de cette opération consisterait de parvenir à ruiner leur magasin de Bilitz, qu'ils ne pourraient pas reformer si promptement. Il serait nécessaire que, pendant cette expédition, le gros de l'armée de Moravie se tînt entre Jägerndorf et Troppau, dans un bon camp, pour contenir les Autrichiens dans leur camp de Heydepiltsch. En second lieu, si nous supposons que le corps auxiliaire des Russes s'est déjà mis en marche, ce serait le même plan auquel il faudrait se tenir; mais si leurs troupes s'approchaient de Cracovie, cela donnerait lieu à d'autres combinaisons. De<151> quelque force que soit ce secours, l'usage des Russes n'est point de se hasarder. Ils poussent les précautions à toute outrance, et l'on ne parviendra pas à leur faire passer la Vistule, à moins qu'une vingtaine de mille hommes ne leur en facilitent le passage. Il sera nécessaire de les envoyer au-devant d'eux, à moins de vouloir renoncer à leur jonction. Or ce projet ne saurait indiquer quel chemin il faudra prendre à leur rencontre, parce qu'il faudrait savoir préalablement quelle position prendra l'armée autrichienne en Lodomérie; 2o quelle sera sa force; 3o si elle agira sur la défensive, ou si elle voudra attaquer les Russes sur les frontières polonaises. Ce sont des détails dont on doit être instruit en temps et lieu, et sur lesquels se doivent régler les opérations conjointement avec les Russes. Autant que je connais celte nation, ses secours n'arriveront que sur la fin de la première campagne, car ils préfèrent les quartiers d'hiver aux travaux de la guerre. Cela étant ainsi, il paraît apparent que ce que nous venons d'indiquer sera le résultat d'une première campagne, supposé encore que tout y réussisse à souhait. Voici alors les questions qui s'ensuivent, et qui sont difficiles à résoudre. 1o Prendra-t-on des quartiers d'hiver en Bohême? 2o Comment les réglera-t-on? Voici ma réponse.

Si l'on a pu se rendre maître de Prague, l'on peut sans difficulté prendre des quartiers d'hiver en Bohême, parce que, à Prague, on peut y mettre, en cas de nécessité, trente bataillons, ce qui fait une bonne tête, et que, dans les environs, on peut tenir commodément sous sa main quarante à soixante escadrons. Le reste des troupes pourrait être distribué depuis Melnik jusqu'à Leitmeritz, pour demeurer maître de l'Elbe et de la Moldau. Mais si l'on n'est pas maître de Prague, la difficulté sera énorme, à cause que l'armée autrichienne qui se trouve auprès de Bohdanetz occupera l'Elbe, qu'elle a de l'autre côté quantité de villes où elle peut se resserrer, comme Chrudim, Czaslau, Kuttenberg, etc., au lieu que de ce côté-ci il<152> n'y a que de mauvais villages où les troupes éparpillées ne peuvent présenter aucune tète, et où les quartiers seraient inquiétés durant tout l'hiver, sans compter qu'il serait impossible d'éviter qu'il n'y eût des postes enlevés. Supposons même qu'on se lût emparé de Königingrätz, cela n'empêcherait pas l'impossibilité de tenir de ce côté-ci de l'Elbe, dans un pays fourragé et où il faudrait transporter de Silésie jusqu'à la moindre botte de paille. Où trouver tous les chevaux en Silésie pour ce transport? Et quelles sommes énormes cela ne coûterait-il pas, sans compter que les troupes inquiétées pendant tout l'hiver seraient ruinées au printemps suivant, à l'ouverture de la campagne!

Mais, dira-t-on, est-il honorable de se retirer après avoir soumis un terrain aussi étendu? J'avoue qu'il serait à désirer qu'il y eût moyen de s'y maintenir, et cela ne peut avoir lieu, à moins que, par une bataille bien décisive, l'armée ennemie n'ait souffert des pertes si considérables, qu'elle n'ose plus se remontrer en campagne. Alors on a les bras libres, et l'on peut s'établir comme on le juge à propos, en faisant livrer le pays conquis et en profitant de tous ses avantages.

Venons à la seconde campagne. A-t-on pu se maintenir en Bohême? Ne l'a-t-on pas pu? Voilà sur quoi les opérations doivent se régler. Si l'on est demeuré maître de la Bohême, la grande armée doit s'assembler auprès de Prague. Si elle peut, avant d'entrer en opérations, s'emparer d'Éger, ce serait un bon coup, non pour conserver cette forteresse, mais pour en ruiner les ouvrages. L'autre armée de Silésie rassemblera quarante mille hommes vers Königingrätz, sur la hauteur de Pless.

Nous voici aux grandes opérations, qui ne peuvent avoir lieu qu'en Moravie. L'armée prussienne qui s'y trouve est forte de quarante à cinquante mille hommes; ou les Russes l'ont jointe, ou la jonction doit se faire. De quelque façon que cela soit, les mêmes embarras en résultent; car, supposé que les Russes soient du côté de<153> Cracovie avec quinze mille Prussiens, ils tiennent en échec les troupes de la Lodomérie, et dès lors le corps d'armée de la Haute-Silésie n'a point à craindre d'être pris à dos par ces Autrichiens, qui, venant de Wieliczka, ne trouveraient personne qui les empêchât de pénétrer droit par Tarnowitz en Haute-Silésie et de se porter sur Cosel, seul lieu, dans la Haute-Silésie, où l'on puisse établir des magasins pour l'armée; et, supposant seulement que la ville fût bloquée, l'on manquerait incessamment de vivres et de toute ressource. Le corps d'Autrichiens de Heydepiltsch se porterait en avant, et, sans le gain d'une bataille, on ne parviendrait pas à conserver la Haute-Silésie. Si l'on fait, de plus, réflexion que le corps d'Autrichiens de Bilitz ne manquerait pas de se mettre en action de son côté, et pénétrerait du côté de Pless et de Ratibor, ce qui arriverait à coup sûr, si l'on ne prend les seules mesures convenables en pareil cas (elles consistent à profiter du seul avantage que l'ennemi nous donne, à savoir, de ce qu'il agit en corps séparé), alors l'unique parti raisonnable est d'attaquer avec toute cette armée, forte de soixante-dix mille hommes, l'un des trois corps des ennemis, et de le battre totalement, à savoir, si le corps de Lodomérie suit les Russes, il faut que toute l'armée prussienne et russe lui tombe sur le corps, soit sur les frontières, soit sur le territoire polonais ou silésien, ou bien, si ce corps demeure à Wieliczka, il faut, tous réunis, marcher sur ceux qui occupent le poste de Heydepiltsch, d'où l'on peut sûrement les déloger en marchant de Troppau vers Bautsch, et en faisant mine de les tourner. Ayant passé la Mora vers Hoff, les ennemis quitteront ce poste à coup sûr, et c'est de l'habileté du général de les charger vivement sur leur retraite et de les ruiner, pour peu que cela soit possible. Mais alors il faut être alerte d'un autre côté, et ne pas perdre entièrement de vue le corps de Wieliczka; car à quoi servirait de faire des conquêtes en Moravie, si l'on perdait Cosel pendant ce temps, et que l'ennemi se rendît maître des derrières de l'armée? Pour obvier à d'aussi fâcheux incon<154>vénients, il faudrait, après avoir chassé les ennemis de Heydepiltsch, détacher incessamment au moins une vingtaine de mille hommes pour les opposer par une sage défensive aux Autrichiens, qui. soit par Wieliczka, soit par Bilitz, voudraient entamer les possessions prussiennes.

Nous voici parvenus à un moment décisif, dont pourrait parler avec fondement celui-là seul qui connaît les contingents futurs. Pour donner des règles certaines de ce que l'on pourrait entreprendre, il faudrait savoir au juste les événements qui arriveraient dans cette guerre que nous supposons devoir se faire. Je suis un ignorant qui n'ai pas le don de prophétiser, et qui sais encore moins si ces armées que je suppose agir auront du bonheur, ou s'il leur arrivera d'essuyer quelque échec. Mais, pour plus de sûreté, supposons l'un et l'autre. Si les deux armées prussiennes en Bohême, celle de Prague et celle de Königingrätz au camp de Pless, essuyaient quelque échec, celle de Prague trouve de bons camps auprès de cette capitale, où elle peut se soutenir longtemps, et celle de Königingrätz trouve une retraite assurée au Ratschenberg, et encore même auprès de Wünschelbourg et de la Heuscheune, surtout si l'on fait sauter les chemins qui de Politz et de la Bohême mènent à la Heuscheune. Si tout réussit en Bohème, et que se tiennent,154-a soit du côté de Chrudim, ou de Czaslau, le corps de Pless et Königingrätz doit faire un détachement de vingt mille hommes pour renforcer l'armée de la Haute-Silésie, afin que, en laissant vingt-cinq mille hommes pour couvrir la province et Cosel, on puisse agir avec une supériorité marquée sur cette armée qu'on a battue en se retirant de Heydepiltsch; car voici les difficultés toujours renaissantes qui se présentent.

On sait que les Autrichiens ont un camp préparé près d'Olmütz,<155> où ils veulent appuyer leur droite, leur gauche vers Littau, et la Morawa coulant devant leur front. Si les vivres permettent aux Prussiens d'avancer, ils doivent se porter au couvent de Hradisch, de ce côté-ci de la Morawa, où ils ont un poste très-fort et l'armée ennemie sous l'inspection de leurs yeux. Quant à ce camp des Autrichiens, voici l'intention pour laquelle ils l'ont pris. Il est inattaquable de ce côté-ci de la Morawa, et ils comprennent bien que les Prussiens ne passeraient la Morawa que pour les y forcer. On ne peut passer celte rivière que du côté de Neustadt, où elle est faible, ou à gauche, du côté de Cremsier. Or, quelque part qu'on la passe, ils la repassent de l'autre côté, et vont alors se camper près du couvent de Hradisch, et coupent ainsi l'armée prussienne de ses dépôts et de ses vivres. Il ne faut donc pas franchir celte rivière, à moins que d'avoir totalement défait l'armée autrichienne entre Heydepiltsch et Olmütz, ou bien l'on s'exposerait aux plus grands malheurs par sa propre faute. Que reste-t-il donc à faire? me dira-t-on. Je réponds : Beaucoup d'entreprises, mais qui toutes sont combinées avec de grandes difficultés; car il faut convenir que le genre de guerre des Autrichiens, le nombre de leurs troupes et la force de leurs postes présentent de tous côtés des obstacles difficiles à surmonter. Mais rien ne doit décourager un brave homme, et, pourvu qu'il agisse avec sagesse, il trouvera des expédients qui lui donneront de la supériorité sur ses ennemis.

Pour bien détailler la suite de mes idées, il faut commencer par vous exposer en général le plan que l'on doit se proposer de remplir. Dans toutes les guerres que l'on entreprend contre la maison d'Autriche, on doit avoir pour objet principal de transporter, autant que cela est possible, le théâtre des opérations sur les bords du Danube, par deux raisons, l'une, de priver l'armée de subsistances et de recrues, l'autre, d'alarmer la capitale, où tous les grands seigneurs se sont réfugiés, eux et leurs trésors. Quand Vienne crie, il faut que<156> tout le monde accoure pour la secourir, et alors on a les bras libres, tant en Bohême qu'en Moravie; les places tombent, et, maître du pays, on peut se procurer vivres, fourrages et tous les besoins de l'armée aux dépens de l'ennemi, seule méthode pour soutenir la guerre et la pouvoir continuer avec avantage.

Mais il ne suffît pas d'étaler cette idée générale; il faut indiquer les moyens de faire réussir un tel projet. La première notion que l'armée prussienne de Moravie doit se procurer est d'apprendre ce que font les troupes de Wieliczka et de Bilitz; celles-là ne doivent jamais être perdues de vue, parce que leur position gênante peut empêcher toutes les entreprises que les circonstances d'ailleurs favorables pourraient permettre de hasarder. A en juger, il n'est pas probable que ces troupes, n'ayant pas été battues, se tiennent tranquilles dans leur position, surtout s'ils ne trouvent pas de corps devant eux, qui s'opposent à leurs mouvements. Ces vingt mille hommes qu'on a destinés pour couvrir les frontières contre eux ne sont guère suffisants pour les arrêter, surtout s'ils avaient des ordres de la cour d'agir, comme on doit supposer qu'on les leur donnerait. Il faudrait donc détacher au moins vingt mille hommes pour les renforcer, afin qu'il y eût quelque proportion entre le corps et les forces de l'ennemi. Resteraient donc à peu près cinquante-cinq mille hommes pour les opérations de la Moravie. Le préalable serait, en pareil cas, de faire avancer ses magasins à Weisskirch, à Leipnik ou à Prérau, selon qu'on trouverait ces villes le mieux en état de se défendre. Cela fait, et la boulangerie bien établie pour l'armée, il faudrait composer un détachement de Cosaques, de hussards et d'une dizaine de bataillons, avec quelques dragons, suivis de vivres pour un mois, et de leur boulangerie qui longerait le long de la Morawa par Hradisch, Ungarisch-Brod, en suivant le chemin de Presbourg, lieu de leur destination, où ils arriveraient sans trouver d'ennemis, où ils travailleraient à s'assurer incontinent du passage du Danube, première<157>ment pour intervertir les transports des magasins de la Hongrie à Vienne, en second lieu pour faire des incursions avec les Cosaques et les hussards jusqu'aux consignes de Vienne; et il est bien certain que, pour peu que le général qui commande un tel corps ait de l'intelligence, il se procurera des vivres à foison, qu'il tirera de la partie la plus cultivée et la plus abondante de toute la Hongrie.

Mais réfléchissons maintenant à quoi cette expédition engage les Autrichiens. Premièrement, il est plus que palpable que l'armée de la Lodomérie et le corps de Bilitz se mettront en marche pour suivre ces Prussiens qui se sont emparés de Presbourg. Voilà le moment où les trente-cinq mille Prussiens qui couvraient la Haute-Silésie doivent se mettre également en marche. Ils trouvent les magasins de Weisskirch tout préparés; ils s'y pourvoient abondamment et suivent les Autrichiens, qui, n'ayant pas fait d'arrangements d'avance, ne pourront marcher aussi vile qu'eux. Il résultera de là qu'il y aura certainement une bataille en Hongrie; mais ce sera une affaire de plaine, où il y a cent à parier contre un que l'avantage sera pour les Prussiens, si le général qui les commande est habile et bien déterminé. Mais cela ne suffira pas. Les clameurs de la capitale attireront, comme je l'ai dit, des détachements de tous les côtés; on oubliera Olmütz et la Bohême pour sauver Vienne, et c'est l'heure du berger, dont il faut profiter pour pousser sa pointe plus en avant, passer alors la Morawa, ruiner les environs d'Olmütz, se porter sur Brünn, en faire le siége, ce qui est une opération de huit jours.

Voici quelles en seront les suites. Dès lors les armées de la Bohême pourront agir en s'approchant de l'Autriche, et si le destin leur procure une bataille heureuse, rien ne les empêchera de s'avancer vers le Danube. Alors, toutes les ressources manquant à la cour impériale, il est à présumer que, pour éviter d'être accablée tout à fait, elle pliera et subira son sort, en se prêtant à une paix raisonnable. C est là 1 idée générale que j'ai voulu donner de ce qu'il y avait à entreprendre.

<158>Il est sûr qu'il se rencontre bien des difficultés dans l'exécution. Mais, supposé même que seulement la moitié de ce plan ait été exécutée, les effets en seront néanmoins très-avantageux pour les Prussiens. On demandera sans doute comment on fera avancer l'armée de Prague. Je réponds que, dès qu'on est maître d'une province, on peut faire usage de tous les chevaux qui s'y trouvent, et qu'il y a dix fois plus de chevaux qu'il n'en faut, en Bohème, pour charrier la farine nécessaire à la consommation d'une armée. Quant aux fourrages, on en trouve partout, ou bien à fourrager, ou bien recélés dans les granges, et de plus, en avançant vers le Danube, la Bavière serait en état de fournir tout ce qui manquerait à l'armée. Du côté de la Silésie, après la prise de Brünn, je serais d'avis d'y établir des magasins et de n'avancer, cette campagne, que jusque sur les bords de la Taya, à Znaim, Nikolsbourg et autres endroits, où l'on pourrait opposer à l'ennemi une tête de quartiers d'hiver. En ruinant les environs d'Olmütz à quatre milles à la ronde, et en y laissant quelques troupes pour la bloquer de loin, on l'affamerait pendant l'hiver, et la réduirait, le printemps suivant, à se rendre sans grande résistance. Je dois ajouter à ceci, pour rendre hommage à la vérité, qu'il n'est pas apparent que toutes les expéditions que je propose ici réussissent aussi parfaitement que je le suppose; mais il reste toujours certain que, en adoptant de vastes projets, on va plus loin que si l'on se borne à des vues resserrées et peu étendues.

J'ai fait l'esquisse de ce projet en supposant que nous n'avons d'alliés que les Russes et les Saxons, parce que je n'ai rien voulu supposer de plus que ce qui existe en réalité à présent. Mais joignons pour un moment les Turcs aux opérations que nous proposons; voilà au moins quarante mille Autrichiens employés contre eux, qui ne pourront pas combattre contre la Prusse. Joignons-y encore les Français en Flandre; il faudra au moins trente mille Autrichiens, joints avec les Hollandais et les Anglais, pour s'opposer aux efforts des Français.<159> Ajoutons à ceci une diversion dans le Milanais, opérée par les troupes françaises et sardoises, où les Autrichiens seront obligés d'opposer au moins trente mille hommes. Résumons ces corps ensemble : contre les Turcs quarante mille, en Flandre trente mille, clans le Milanais trente mille, font cent mille hommes. Déduisez ce nombre de deux cent quarante mille dans lequel consiste leur armée, il n'en reste que cent quarante mille à opposer aux Prussiens, et ces derniers, avec leurs alliés, mettent cent quatre-vingt mille hommes en campagne. Il résulte donc de ce calcul que, en opposant aux troupes de l'Empereur des forces égales de tous les côtés, les Prussiens ont quarante mille hommes en sus, qu'ils peuvent employer comme bon leur semble, fût-ce même pour en former une armée qui agirait séparément, sans rencontrer d'ennemi qui pût s'opposer à ses entreprises. Voilà la plus grande supériorité qu'on peut se procurer contre un ennemi. Alors, avec un vaste plan comme celui que je viens de proposer, il faut réussir, à moins qu'une indolence et une coupable négligence n'empêchent que les généraux ne remplissent leur devoir dans toute sa rigueur, et que, peu soucieux de leur propre gloire, de l'honneur de la nation et du bien de la patrie, ils agissent plutôt en traîtres qu'en citoyens.

Les Prussiens sont dans la nécessité de penser à la guerre, parce qu'ils ont un voisin inquiet et remuant, qui déploiera toute son ambition aussitôt que la mort de l'Impératrice sa mère le mettra en liberté de suivre son penchant. Il faut se préparer d'avance à un tel événement, qui est plus que probable, pour ne pas dire certain. Quiconque ne réfléchit pas maintenant à ce qu'il y a de mieux à faire n'aura pas le temps d'y penser mûrement lorsqu'il faut entrer en action. D'ailleurs, quand on a la tête tranquille, on médite avec suite, on envisage toutes les difficultés, on trouve des expédients pour lever les obstacles que l'on prévoit devoir s'opposer à ses opérations; au lieu que, en remettant à faire des projets le moment qu'il faut agir, il<160> est impossible que les matières soient mûrement digérées, et que, faute de temps, on ne néglige à mettre en compte des objets considérables qui, n'ayant pas été prévus, peuvent être la cause que les projets de campagne réussissent mal, et tournent dune manière désavantageuse à celui qui les exécute. C'est uniquement par amour pour la patrie que j'ai jeté ces idées sur le papier. Si elles peuvent se rectifier et se perfectionner par la connaissance des terrains dans lesquels on doit agir, on fera très-bien d'y changer ce qui est nécessaire pour le bien des choses. Le 28 septembre 1779.

NB. J'ai oublié de parler du poste que, pour les premiers quartiers d'hiver, les Autrichiens établiront sûrement auprès de Zuckmantel. Il est nécessaire de savoir qu'on peut le tourner par Altstadt.


154-a Les mots que se tiennent (ce dernier presque illisible) sont remplacés par : qu'on n'aît rien à craindre, dans la copie des Réflexions conservée parmi la correspondance manuscrite de Frédéric avec son frère le prince Henri (Archives de l'État, F. 108. H, fol. 70). Nous imprimons exactement, d'après l'autographe, ce passage inintelligible.