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IV. RÉFLEXIONS SUR LES PROJETS DE CAMPAGNE.[Titelblatt]

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RÉFLEXIONS SUR LES PROJETS DE CAMPAGNE.

Vous voulez que je vous indique les maximes qui doivent servir de base aux projets de campagne. Je dois me borner, pour vous satisfaire, à résumer quelques règles généralement applicables. Il en faut de différentes pour la guerre offensive, pour celle qui se fait entre puissances égales, et enfin pour la guerre défensive. On doit surtout faire attention à la nature du pays où l'on porte la guerre, s'il est arrosé de rivières ou s'il est chargé de bois, s'il est coupé ou s'il vous offre de grandes plaines, s'il est défendu par des forteresses ou dépourvu de places fortes, s'il est rempli de rochers et de montagnes, s'il est loin ou dans la proximité de la mer. Il faut donc, pour préalable, que celui qui veut former un projet de campagne ait une connaissance exacte des forces de son ennemi, des secours qu'il peut tirer de ses alliés; il doit comparer les forces ennemies avec les siennes et avec ce que ses amis lui peuvent fournir de troupes, pour juger par là de quel genre sera la guerre qu'il veut entreprendre. Il y a des pays ouverts où, avec des forces égales, on peut se promettre de grands succès; il y en a d'autres, pleins de défilés et de postes, qui demandent une grande supériorité de forces pour y faire une guerre offensive. Gardez-vous bien de vous contenter d'idées vagues sur ces objets, qui demandent surtout des idées nettes, claires et précises. Si<78> vous connaissez mal l'échiquier, les pions et les officiers, il y a bien de l'apparence que vous ne gagnerez pas de partie aux échecs. Or la guerre est d'une bien autre importance que ce jeu. Nous examinerons en général quelles règles doivent être suivies constamment dans les trois guerres, offensive, à puissances égales, et défensive.

Commençons par l'offensive. La première chose, comme je l'ai dit, est de comparer toutes les forces des ennemis, conjointement avec celles de leurs alliés, aux vôtres et aux secours que vos alliés vous fourniront. Il faut une connaissance parfaite des pays dans lesquels vous allez porter la guerre, pour en connaître les postes, les marches que vous pourrez y faire, et pour juger d'avance des camps que l'ennemi pourra prendre pour déranger vos projets. Il faut surtout penser à vos subsistances, car une armée est un corps dont le ventre est la base;78-a quelque beau dessein que vous ayez imaginé, vous ne pourrez pas le mettre en exécution, si vos soldats n'ont pas de quoi se nourrir. Vous devez donc y pourvoir d'avance, former vos magasins et arranger vos dépôts dans le pays où vous portez la guerre, afin que les magasins soient à portée des endroits où vous comptez d'agir. La première maxime pour une guerre offensive est de former de grands projets, pour que, s'ils réussissent, ils aient de grandes suites. Entamez l'ennemi dans le vif, et ne vous contentez pas de le harceler sur ses frontières; la guerre ne se fait que pour obliger le plus tôt possible l'ennemi à souscrire à une paix avantageuse; cette idée ne doit pas se perdre de vue. Quand votre projet est fait, et que vous avez des subsistances suffisantes pour l'exécuter, vous devez raffiner sur tous les moyens imaginables de le cacher à votre ennemi, pour que, à l'ouverture de la campagne, vos mouvements lui donnent le change et lui fassent soupçonner des desseins tout différents des vôtres; rien ne dérange davantage ses mesures, rien ne l'engagerait à commettre plus de faux pas, et c'est à vous<79> d'en profiter dans la suite. Avant d'entrer en action, il faut, sans se flatter et sans indulgence pour soi-même, examiner de sang-froid tout ce que l'ennemi pourrait entreprendre pour contrecarrer votre projet, et réfléchir dans tous les cas différents quels moyens vous restent pour remplir votre but malgré toutes ses oppositions. Plus vous vous représentez de difficultés d'avance, et moins vous serez surpris de les rencontrer en exécutant. De plus, vous avez déjà à tête reposée pensé à ces obstacles, et vous avez avisé de sang-froid aux moyens de les éluder, de sorte que rien ne pourra vous étonner. Telle à peu près était l'expédition de Louis XIV contre les Hollandais, l'année 1672. L'entreprise aurait été glorieusement terminée, si les Français s'étaient d'abord rendus les maîtres des écluses de Naarden et de Muiden, ce qui les aurait rendus les maîtres d'Amsterdam, et si l'armée française ne s'était point affaiblie par le nombre de garnisons qu'elle mit jusque dans les plus petites places.

Les projets de campagne par lesquels on se propose d'attaquer l'ennemi par deux, trois ou plus d'armées sont plus sujets à ne pas réussir que ceux où une armée seule agit; il est plus difficile de trouver trois bons généraux que d'en trouver un. De plus, si vous vous proposez de faire de grands efforts dans une province, l'ennemi, qui est libre, se propose d'en faire sur une autre de ses frontières; il arrive donc souvent qu'une de vos armées battues vous oblige de lui envoyer des secours; vous êtes obligé d'affaiblir votre armée principale, et dès lors tout votre projet d'offensive se réduit à rien; vous vous trouvez sur la défensive à l'endroit où vous vouliez frapper les plus grands coups, et vous êtes nécessité de renforcer un général battu dans une province où votre intérêt n'exigeait point que vous fissiez des efforts. Il n'y a qu'à relire les projets de la cour de Versailles qui se trouvent à la tête de chaque campagne dans l'Histoire militaire de Louis XIV, par Quincy,79-a pour se convaincre de cette vé<80>rité : aucune des campagnes ne répond aux projets que les ministres et les généraux avaient formés. Mais d'où cela venait-il? car les fautes des autres nous doivent servir d'avertissement pour n'y point tomber. C'est de s'être trop flatté du succès, c'est pour n'avoir pas assez pensé aux moyens de l'ennemi, aux démarches qu'exigeait son intérêt, enfin aux entreprises les plus dangereuses contre les intérêts de la France que ces ennemis pouvaient exécuter. Voilà pourquoi je recommande si fort de ne point être superficiel, mais d'examiner et d'imaginer tout ce qu'il est possible que l'ennemi entreprenne contre vous. Otez au hasard tout ce que vous pouvez par votre pénétration et par votre prudence; il ne conservera encore que Trop d'influence dans la guerre. Il arrive que des détachements sont battus, soit par la faute de l'officier qui les commande, soit par la supériorité de l'ennemi qui les attaque; des places peuvent être surprises, des batailles peuvent être perdues, ou parce que des têtes se détraquent, ou par la blessure ou la mort d'un officier général instruit des dispositions de la bataille, ce que les autres généraux de cette aile ayant ignoré, ne suivent point par conséquent l'intention du général. C'est pourquoi il ne faut jamais chanter victoire avant d'avoir chassé l'ennemi du champ de bataille. Si vous aimez mieux les exemples que les règles, je m'en vais esquisser un projet de campagne, en m'assujettissant aux maximes que je viens d'établir.

Supposons que la Prusse, l'Autriche, l'Empire, l'Angleterre et la Hollande eussent formé une alliance offensive contre la France; voici comment il faudrait procéder pour concerter un projet de campagne solide et bien raisonné. Je sais que la France peut mettre en campagne cent quatre-vingt mille hommes, que sa milice, consistant en soixante mille combattants, peut servir à garnir les trois rangées de forteresses qui bordent ses frontières; je sais que le roi d'Espagne, son allié, peut lui fournir quarante mille hommes, le roi de Naples dix mille, et celui de Sardaigne quarante mille : somme totale, deux<81> cent soixante-dix mille hommes, outre ce qui garde les forteresses; je ne compte que les combattants. A cela les alliés pourront opposer, la Prusse cent cinquante mille hommes, la maison d'Autriche cent soixante mille, les cercles de l'Empire quarante mille, l'Angleterre vingt mille, la Hollande autant, outre leurs flottes, qui doivent concourir à faciliter les opérations des armées. Les alliés assembleront donc trois cent quatre-vingt-dix mille combattants, d'où il résulte que les alliés auront sur les Français une supériorité de cent trente mille hommes. Je sais encore que les finances de la France sont entièrement dérangées, et qu'à peine pourra-t-elle fournir aux dépenses de trois campagnes. L'Espagne, qui s'est épuisée par ses armements contre les Marocains et les Algériens, ne pourra pas soutenir la guerre plus longtemps, et le roi de Sardaigne est perdu, si quelque puissance ne lui fournit des subsides considérables. Reste donc à délibérer comment on attaquera la France, et de quel côté on lui portera le coup le plus sensible. Je crois que ce sera par la Flandre, comme j'en exposerai dans peu les raisons. J'assigne donc cent mille hommes pour attaquer les États du roi de Sardaigne par le Milanais; cette armée trouvera quatre-vingt-dix mille tant Sardois qu'Espagnols et Napolitains à combattre. J'assigne une seconde armée de cent dix mille soldats pour attaquer les Français dans l'Alsace; ceux-là trouveront devant eux quatre-vingt mille Français. La plus grande armée, composée de cent quatre-vingt mille soldats, je la destine pour la Flandre, non pas pour livrer chaque année un combat et prendre une couple de places, ce qui emporterait sept ou huit campagnes, mais pour pénétrer dans le cœur du royaume, s'avancer sur la Somme, et menacer en même temps la capitale.

Voici le but de ce projet : les Français, attaqués dans leurs foyers, abandonneront bientôt la Flandre pour défendre Paris; les places ne seront garnies que de milices qu'il serait facile de subjuguer, et peut-être affaibliraient-ils considérablement l'armée d'Alsace pour mieux<82> secourir Paris, ce qui fournirait de ce côté-là aux alliés les moyens d'avoir de grands succès, tandis qu'on Flandre, avec un corps de quarante mille hommes, on pourrait prendre les principales forteresses qu'on a laissées sur ses derrières.

En vous faisant le détail de ce projet, je dois vous prévenir que, n'ayant jamais vu la Flandre, je me dirige par des caries qui peut-être ne sont pas exactes. Les magasins principaux de l'année doivent être formés à Bruxelles, Nieuport et Veurne; l'armée s'assemblera près de Bruxelles, et se portera sur Tournai, pour donner aux Français des jalousies sur Lille et sur Valenciennes. Il faut chercher à combattre l'ennemi, pour gagner sur lui une supériorité décidée, ensuite former le siége de Saint-Vinox,82-a et après, celui de Dunkerque, dans lequel on pourrait être assisté par la flotte anglaise. Ce sont à peu près les opérations qui rempliront toute la campagne, quoique, si cela était possible, il faudrait encore assiéger et prendre Gravelines.

A présent examinons ce que les Français pourraient opposer à ces projets. Il paraît indubitable que les Français, se voyant au moment d'être attaqués en Flandre, se proposeront de prévenir leurs ennemis; ils peuvent faire le siége de Tournai ou de Mons avant que les grandes forces des alliés soient rassemblées. Ils peuvent se poster à Oudenarde, pour vous obliger de ne pas trop vous éloigner de Bruxelles, de crainte de perdre vos convois; ils pourraient encore prendre un camp sur l'Escaut, entre Condé et Saint-Guislain; qui sait même s'ils n'essayeraient pas de s'emparer de Bruxelles avant l'arrivée des alliés? Dans toutes ces suppositions, les alliés doivent débuter par une bataille; il est peu de postes que l'on ne puisse tourner, et c'est de la décision de la bataille dont tout dépend. Si c'est une affaire décisive, Bruxelles même serait dans peu repris; pour Mons et pour Tournai, il faut les laisser aux Français et ne pas déranger son<83> objet principal pour des bagatelles. En opérant du côté de Vinox et de Dunkerque avec cent vingt mille hommes, il vous en reste encore soixante mille qui peuvent couvrir Bruxelles et vos derrières, et la flotte anglaise vous fournira vos vivres, tirés de vos magasins de Nieuport. La seconde campagne sera plus difficile que la première, parce que vous avez découvert vos desseins, et que l'ennemi, devinant vos vues, voudra s'y opposer. Sans doute qu'il choisira quelque camp fort pour vous arrêter en chemin; c'est alors à raffiner aux moyens de le déposter et de le combattre, pour assiéger Gravelines, ensuite Bourbourg, où la flotte anglaise, abordant dans le port de Gravelines, vous fournirait les vivres. De là vous devez vous porter sur Montreuil, où la flotte anglaise, entrant dans l'embouchure de la Canche, vous apporterait vos provisions. Si l'ennemi veut encore vous arrêter plus en avant, il faut le déposter, s'avancer sur Abbeville, et la flotte anglaise à l'embouchure de la Somme, pour que vous ne manquiez point de magasins. Vous objecterez peut-être que je laisse trop de places fortes derrière moi; mais il me reste encore soixante mille hommes, dont vingt mille occuperont mes derrières aux endroits convenables, et quarante mille assiégeront des places défendues par des milices, comme Cassel, Aire, Saint-Orner. Comptez que toute l'armée française, dès la seconde campagne, abandonnerait bien vite la Flandre pour couvrir Paris, et que, en agissant avec vigueur contre cette armée, le ministère français se hâterait à conclure la paix. Supposé que l'on prît Paris, il faudrait bien se garder d'y faire entrer des troupes, parce quelles s'amolliraient et perdraient la discipline; il faudrait se contenter d'en tirer de grosses contributions. Pour que ce projet de campagne devînt solide, on aurait la prévoyance d'envoyer de bons officiers ingénieurs et quartiers-maîtres qui, voyageant déguisés en marchands, parcourraient tous ces lieux pour rectifier ce qu'il pourrait y avoir de défectueux dans le projet, tant pour le terrain que pour les places que l'on se<84> propose de prendre, qu'également pour les ports, qui ne me sont point assez exactement connus.

Pour éviter les fautes où l'ignorance du pays m'a peut-être fait tomber, je vous esquisserai un projet de campagne pour un terrain qui m'est beaucoup mieux connu. Supposons qu'il s'élevât une guerre entre la Prusse et la maison d'Autriche. On sait que la maison d'Autriche peut mettre cent quatre-vingt mille hommes en campagne; supposons encore qu'elle se trouve dépourvue d'alliés et de secours étrangers. La Prusse peut former une armée de cent quatre-vingt mille hommes; la Russie y doit joindre trente mille hommes d'auxiliaires. Les régiments de garnison sont suffisants pour bien garnir les forteresses les plus exposées. Il est évident par cette esquisse que les Prussiens seront supérieurs de trente mille hommes à leurs ennemis. Alors s'élève la question : quel sera l'objet de cette guerre, et, comme il s'agit d'affaiblir la maison d'Autriche, quelle province sera-t-il plus avantageux de démembrer de sa monarchie? Il saute aux yeux que ce ne saurait être la Moravie, qui se trouve enclavée entre la principauté de Teschen, la Hongrie, l'Autriche et la Bohême, dont il serait impossible de soutenir la possession. Il n'en est pas de même de la Bohême, qui, une fois détachée de l'Autriche, pourrait, en y faisant quelques châteaux dans les montagnes qui vont verser en Autriche et sur les frontières de la Bavière, offrir une défense considérable à ceux qui voudraient y pénétrer. La connaissance que j'ai de ce royaume m'apprend qu'on ne le prendra jamais en y portant la guerre; en voici la raison. La Bohême est ceinte d'une chaîne de montagnes qu'il faut nécessairement passer, si l'on y veut pénétrer; il ne dépend donc que de l'ennemi de faire occuper par un gros détachement les gorges où vous avez passé, pour vous couper de vos vivres et de vos derrières. Mais, en supposant que l'ennemi ne s'avise point de prendre ce parti, vous vous engagez dans un pays hérissé de montagnes et de défilés, où l'ennemi peut vous arrêter d'un mille à un<85> autre, où il est presque impossible qu'il se donne des batailles décisives, vu les montagnes et les bois qui couvrent les vaincus. Supposé même que, favorisés par une suite de succès, vous vous rendissiez maîtres de Prague, alors vous êtes dans l'embarras de vous affaiblir considérablement par la forte garnison que vous y laissez pour couvrir vos vivres, ou, y laissant peu de monde, d'exposer vos magasins à la merci de la première entreprise que fera l'ennemi pour surprendre cette capitale. Il faut donc recourir à d'autres moyens pour faciliter la conquête de ce royaume. Le plus sûr, quoique de difficile exécution, est de porter la guerre sur le Danube, afin d'obliger par là la cour de Vienne de retirer ses principales forces de la Bohème, et par là de donner la possibilité à l'armée qui doit y pénétrer d'exécuter le plan dont elle est chargée. C'est sur toutes ces réflexions que j'établis à présent mon projet de campagne.

La distribution de l'armée se doit faire de telle sorte, que cent dix mille Prussiens et trente mille Russes s'assemblent en Haute-Silésie, dont dix mille seront destinés à défendre Silberberg, la principauté de Glatz, ou de se porter vers Landeshut, au cas que l'ennemi voulût tenter quelque entreprise de ce côté. Trente mille hommes seront destinés à pénétrer par des partis dans la principauté de Teschen, et surtout pour assurer les convois de l'armée, dont le magasin doit être à Cosel. La grande armée s'avancera sur Neustadt, pour que l'ennemi, trompé par cette démonstration, se prépare à défendre les routes des montagnes qui de Jägerndorf et de Troppau vont en Moravie, ou de border la Mora, dont la rive escarpée est bordée de rochers. L'armée de Saxe, forte de soixante mille Prussiens, désarmera les Saxons, si cela est nécessaire, et établira son camp entre Gieshübel, Péterswalde, etc., sur les montagnes; elle fera la guerre de partis en Bohême, et se contentera de donner de fréquentes jalousies à l'ennemi, comme si son dessein était de pénétrer dans ce royaume à la première occasion. Ses partis pourraient aller du côté de Dux, de<86> Teplitz, et s'étendre dans le cercle de Saalz, et peut-être pousser jusqu'à l'Éger. La grande armée de Silésie, après que ses mesures seront toutes prises, ira se camper entre Troppau et Jägerndorf, prenant sa position entre ces deux villes. Rien ne confirmera davantage l'ennemi dans l'opinion que les Prussiens passeront les montagnes pour s'avancer vers Olmütz; alors il faut qu'on se porte par Hultschin, Fulnek et Weisskirch; par ce détour, on évite et les défilés des montagnes, et les mauvais passages de la Mora, et on entre par la plaine en Moravie. Alors les dépôts de vivres doivent s'établir à Fulnek, soit à Weisskirch, dans laquelle de ces deux villes il conviendrait le mieux, y faire des fortifications de campagne, en y ajoutant des fougasses, pour que les subsistances ne courussent aucun risque. L'armée doit se porter de là sur Prérau ou sur Cremsier. Il est apparent que l'ennemi, se voyant tourné par les Prussiens, abandonnera en hâte les montagnes et la Mora. Il est difficile de deviner quel poste il choisira pour prendre une position; mais, selon toutes les apparences, il se déterminera à défendre la Morawa, qu'il mettra au-devant de son front. Cette rivière est difficile à passer, à cause de ses bords marécageux, et il est probable que ce sera la première chicane de l'ennemi que d'en disputer le passage; mais enfin il y a moyen à tout, et, selon les apparences, dès que les Prussiens auront passé cette rivière, les deux armées en viendront aux mains. Si les succès favorisent les armes de la Prusse, il faut tirer de cette victoire tout le parti possible en poursuivant chaudement l'ennemi jusqu'aux premiers défilés considérables que l'on rencontrera. Cela fait, il faut détacher un corps pour enlever toutes les moissons, bestiaux et vivres autour d'Olmütz, à trois milles de distance de la ville, et faire briser tous les fourneaux des maisons, tant pour ôter ces subsistances à la place que pour empêcher la garnison, l'hiver d'après, à faire des sorties sur les troupes qui seront chargées de la bloquer. L'armée autrichienne battue cherchera probablement un asile sous les canons de<87> Brünn; il ne faut point la laisser tranquille, mais tâcher de lui intervertir les vivres qu'elle tirera de l'Autriche par Znaim. On pourrait dès lors détacher de gros partis sur la Taya. qui pourraient même pénétrer jusqu'aux environs du Danube. Si la campagne commence au mois de juin, qu'on bloque bien étroitement la ville d'Olmütz; au mois de niais de l'année suivante, elle aura été dépourvue de tout secours pendant dix mois, et il se pourrait que la lamine obligeât le commandant à se rendre, ou qu'il capitulât après une légère défense. Celte bataille perdue obligerait nécessairement la cour de Vienne de renforcer son armée en Moravie; celle de Bohême lui enverrait de gros détachements, et ce moment servirait de signal pour l'armée de Saxe afin d'entrer en action. La campagne d'après, il faudrait tourner les ennemis dans leur poste, tâcher de leur enlever des corps ou de les battre, et pousser avec force la guerre vers la Taya et les bords du Danube. L'armée de Saxe pousserait devant elle l'ennemi avec force, prendrait Prague, où l'on jetterait les dix mille hommes que l'on tirerait de Silberberg, et l'armée de Bohême en son entier pourrait pousser, par Budweis et Wittgenau, vers Linz sur le Danube. Cette position priverait l'armée autrichienne de tous les vivres qu'elle tire du haut Danube, et, les trente mille hommes de la grande armée qui servait à couvrir ses derrières n'y étant pas tous nécessaires, on pourrait, en cas que l'on eût eu de grands avantages, les détacher par Skalitz sur Presbourg. L'embarras des Autrichiens deviendrait extrême, et je crois que dans une telle position, où ils risqueraient de perdre Vienne, ils donneraient les mains à telle paix qu'on voudrait leur proposer. Je conviens que ce projet est hérissé de grandes difficultés, qu'il faut du bonheur pour le mener à une fin heureuse; mais, soit politique, soit guerre, soit toutes les opérations humaines fondées sur des contingents futurs et sur le calcul des probabilités, aucun ne réussit dans ses entreprises, à moins qu'il ne soit secondé de la fortune.

<88>Peut-être que ces projets vous paraissent trop grands et trop vastes; ne croyez pas que je sois le seul qui en fait de pareils. Je n'ai qu'à vous rappeler quelques projets du prince Eugène, dont le grand génie ne se contentait pas de petits objets, mais qui tendait à frapper des coups décisifs et qui décidassent du destin des trônes et des nations. Vous pourrez lire dans l'histoire de ses campagnes ce que je me contente de vous indiquer ici en peu de mots. Ce héros voulut surprendre Crémone, qui était le quartier général des Français; il pénétra dans la ville, mais il ne put s'y soutenir, parce que des détatachements qui devaient contribuer à cette surprise arrivèrent trop tard. Le coup manqua; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Examinons quelle suite aurait eue la prise de Crémone, si le prince Eugène avait pu la conserver. Premièrement, il aurait fait toute la généralité française prisonnière; personne n'aurait été en état de donner des ordres aux troupes dispersées en cantonnements. Il serait fondu sur cette armée éparpillée, l'aurait détruite en détail, et le reste, fugitif, aurait été trop heureux de regagner les Alpes par bandes, pour se sauver en France. Ainsi un seul quartier de l'armée française enlevé purgeait toute la Lombardie de troupes françaises, et remettait le Mantouan, le Milanais et le Parmesan sous la domination autrichienne. Il n'est encore point né d'homme dont tous les projets aient réussi; si vous n'en concevez que de petits, vous ne serez jamais qu'un homme médiocre, et si de dix grandes entreprises où vous vous engagez il ne vous en réussit que deux, vous immortalisez votre nom. Mais si le prince Eugène manqua son coup sur Crémone, il s'en dédommagea bien dans la suite par cette belle et savante marche qu'il fit sur Turin, laissant derrière lui des détachements de l'armée française, pour forcer M. de La Feuillade dans ses retranchements de Turin et purger l'Italie par ce seul coup des Français, qui, au commencement de la guerre de 1701, en étaient les maîtres. Un projet à peu près semblable fut celui d'attaquer les Français et les Bavarois à Höch<89>stadt, où ils lurent battus. La perte de cette bataille les força d'abandonner la Bavière et la Souabe, et ils ne se crurent en sûreté qu'après avoir repassé le Rhin. Je vous cite toujours le prince Eugène comme le plus grand guerrier de ce siècle. Suivez-le en Hongrie, voyez-le entreprendre le siége de Belgrad, voir son armée assiégée par les Turcs, attendre patiemment qu'ils eussent en partie passé un petit ruisseau qui les séparait de son armée, marcher alors à eux, et remporter une victoire décisive qui obligea le Grand Seigneur à faire la paix en cédant de belles provinces à l'Empereur.

Quiconque lit les campagnes du prince Eugène ne doit pas se borner à charger sa mémoire de faits militaires; il doit s'appliquer surtout à bien approfondir ses grandes vues, et surtout à apprendre à penser de même. Il ne suffit pas d'avoir étudié dans la personne du prince Eugène le modèle des grands généraux; il ne sera pas moins utile d'examiner les fautes que ou les ministres des cours, ou les généraux ont faites, par défaut de jugement et de connaissances, en concertant mal leurs entreprises. Ces exemples ne sont qu'en trop grand nombre; je ne fouillerai point dans l'antiquité pour vous rappeler les bévues des temps passés, je ne vous citerai que des sottises modernes dont le fond des événements vous est plus familier et mieux connu.

Charles XII se présente d'abord à ma mémoire, le général le plus brave et le moins conséquent que peut-être il y ait jamais eu. Vous savez qu'il battit les Russes à Narwa. Les raisons politiques et militaires voulaient que dès l'arrivée du printemps il marchât dans l'Esthonie, qu'il en chassât le Czar, reprît Pétersbourg, forçât ce prince à faire la paix, en le resserrant dans ses anciennes limites. Vous voyez qu'il est évident que, après avoir vaincu son ennemi le plus dangereux, il était ensuite maître de disposer de la Pologne selon sa volonté, car personne ne voudrait lui résister. Mais que fait-il? Loin de suivie un dessein aussi raisonnable, il s'avise de guerroyer contre des palatins polonais et de chasser de côté et d'autre des poignées de Saxons,<90> et laisse au Czar le temps de dresser ses troupes, d'attirer d'habiles généraux à son service, d'amener et d'arranger toutes les causes qui devaient préparer sa défaite totale à Poltawa. Et que dirons-nous de cette marche de Charles XII en Ukraine pour pénétrer de là à Moscou? Si jamais projet a été conçu contre la raison et le bon sens, c'est certainement celui-là. Son dessein était de détrôner le Czar; ce dessein était au delà de ses forces, à peine avait-il trente mille hommes pour l'exécuter; il fallait donc y renoncer, car, à la guerre comme dans toutes les actions de la vie, l'homme sage peut entreprendre des choses difficiles, mais il ne doit jamais s'engager dans des projets impraticables. Ce n'est pas tout. C'est une règle à la guerre qu'il ne faut jamais pousser de pointes, et que les guerres entreprises proche des frontières réussissent toujours plus heureusement que celles où les armées s'aventurent trop loin. On appelle pousser des pointes lorsque l'armée, en s'éloignant de ses magasins, s'aventure trop en avant dans le pays ennemi sans assurer ses derrières et sans avoir pourvu à leur sûreté. Or, qui jamais abusa plus grossièrement de la manie des pointes que Charles XII? En Ukraine, il était totalement coupé de la Suède, privé des secours de sa patrie, sans magasins et sans moyens d'en pouvoir amasser. Il y a de Poltawa à Moscou environ cent milles d'Allemagne; il lui fallait quarante-cinq jours de marche. Supposé même que l'ennemi ne l'eût point arrêté en chemin, on savait que le Czar avait résolu de dévaster tout sur son passage; les Suédois devaient donc, pour entreprendre une telle expédition, au moins conduire avec eux pour trois mois de vivres, des bestiaux à proportion, et beaucoup de munitions de guerre. Il fallait au moins trois mille chariots qui, chacun attelé de quatre chevaux, font douze mille chevaux, pour transporter ces provisions. Comment aurait-on trouvé ce nombre dans l'Ukraine? Et supposé même qu'on eût pu le ramasser, n'en résulte-t-il point que la moitié de l'armée suédoise aurait été obligée de servir d'escorte à ses provisions, dont<91> la perte entraînait celle de toute l'armée? Si Charles XII avait voulu porter quelque coup sensible au Czar, c'était par l'Esthonie, où il pouvait être secouru par sa flotte de vivres et de munitions, et où même il pouvait recruter son armée par les milices finlandaises. Les malheurs qui lui sont arrivés, il se les est attirés lui-même pour s'être écarté de toutes les règles de la guerre, et pour n'avoir suivi que son caprice. 91-a

La guerre que les Autrichiens entreprirent l'année 1736 contre les Turcs ne prit une si mauvaise tournure pour eux que par les fausses combinaisons par lesquelles ils la dirigèrent. Le prince Eugène considérait le Danube comme la mère nourricière des armées qui agissaient en Hongrie, et il s'éloignait de ce fleuve le moins qu'il était possible. La cour de Vienne, qui ne connaissait pas même la Hongrie, fit des projets qui éloignaient tout à fait ses troupes de ce fleuve. Elle changea les projets de campagne au beau milieu des opérations. Le premier venu, pour ainsi dire, qui imaginait des chimères influait dans les ordres que l'empereur Charles VI donnait à ses armées, et cela ruina toutes ses affaires. Je ne dissimulerai pas cependant que la mauvaise conduite de ses généraux entra pour sa part dans les malheurs que cette guerre fit ressentir à la maison impériale.

Si nous examinons attentivement les causes qui ruinèrent les espérances que la France formait, l'année 1744 d'abaisser la maison d'Autriche, nous les trouverons la plupart dans les fausses mesures qu'elle prit pour exécuter un aussi grand dessein. Les Français voulaient démembrer la monarchie autrichienne, et en séparer la Basse-Autriche, la Bohême, la Moravie, et la Silésie, dont les Prussiens venaient de s'emparer. Ils comptaient sur le secours de douze mille Bavarois, de vingt-cinq mille Saxons, sans compter l'armée prussienne, qui en était aux mains avec les forces principales de la maison d'Autriche. Plus les projets sont grands, plus les moyens qui con<92>courent à les exécuter doivent y répondre. Il aurait convenu aux intérêts de la France qu'elle eût fait joindre l'électeur de Bavière par une armée de quatre-vingt mille hommes, tant pour terminer cette guerre en une campagne que pour avoir, par ces nombreuses troupes, une prépondérance sur ses alliés. Bien loin de prendre d'aussi sages mesures, elle n'envoya que trente mille hommes pour attaquer la reine de Hongrie dans ses États et pour écraser la puissante maison d'Autriche. Encore aurait-elle pu réussir, si, après la prise de Linz, les Français et les Bavarois étaient marchés droit à Vienne; cette capitale, presque sans défense, n'aurait pas résisté longtemps. Le roi de Prusse se serait certainement approché en hâte du Danube, et toutes les probabilités portent à croire que la France aurait dicté les lois de la paix. Ou les Français ne virent point ces avantages, ou ils raisonnèrent de travers, ce qui est très-possible, car, après la prise de Linz, ils tournèrent sans raison valable vers la Bohême. Cette faute irréparable ruina leurs grandes espérances, et fut la cause de tous les malheurs qu'ils essuyèrent dans la suite. Qu'on apprenne par là combien une fausse dialectique est pernicieuse dans ce métier, et qu'on apprenne à raisonner juste. Remarquons à cette occasion que les guerres qu'un prince entreprend loin de ses frontières réussissent rarement, parce que l'éloignement des lieux empêche les recrues, les remontes, les munitions et autres renouvellements de l'armée d'arriver assez à temps, et que les communications quelquefois interceptées empêchent de lui faire passer les secours nécessaires. Dans les guerres du genre offensif, il faut ou fournir tout ce qui est nécessaire pour de grandes entreprises, ou, si l'on en manque, il faut renoncer à ces vastes desseins.

La guerre qui se fait à forces égales est d'un genre tout différent de celle dont nous venons de parler. Il faut borner ses desseins à ses forces et ne point se hasarder d'entreprendre ce qu'on n'a pas les moyens d'exécuter. La cour peut bien ordonner au général de faire<93> ses efforts pour gagner une telle rivière ou prendre une telle ville; mais elle ne peut lui prescrire aucun détail de ses opérations, parce que, n'ayant pas des troupes assez nombreuses pour obliger l'ennemi à régler ses mouvements sur ceux qu'il fera, il doit se procurer tous les avantages sur cet ennemi par sa ruse et par son adresse. C'est dans cette guerre qu'on tire plus d'utilité de la peau de renard que de la peau de lion. Une méthode qu'on ne saurait assez recommander est d'entrer en campagne avant l'ennemi, parce qu'on gagne du terrain, et que souvent cela mène à des surprises, ou que cela donne lieu de battre quelque corps détaché de l'ennemi. Un général doit sans cesse avoir la ferme résolution de rendre de sa part la guerre offensive sitôt que l'occasion s'en présente. Il faut bien cacher, à l'ouverture de la campagne, ses desseins, donner le change à l'ennemi, connaître autant qu'on le peut le général qui vous est opposé, pour être au fait de sa méthode et de sa façon d'agir; plus on le pénètre, et mieux réussit-on à le tromper. On gagne la supériorité sur l'ennemi ou en tombant à l'improviste dans ses quartiers et en enlevant une partie, comme l'exécuta le maréchal de Turenne lorsque par Thann et Belfort il fondit en Alsace, enleva les quartiers de M. de Bournonville, et obligea le Grand Électeur, qui était à Colmar, à repasser le Rhin; soit en gagnant sur lui des batailles décisives, soit en lui enlevant ses magasins, enfin, soit en se mettant sur ses communications, en l'obligeant par là de reculer et de vous céder le terrain. On donne facilement des jalousies à son ennemi lorsqu'on est dans un pays rempli de forteresses, et que, par les mouvements bien calculés qu'on exécute, on en menace plus d'une à la fois; mais dans l'Empire, par exemple, cette sorte de guerre ne saurait avoir lieu, et les jalousies que l'on peut donner aux ennemis se bornent à menacer ses dépôts de vivres ou bien à se mettre sur ses communications. Mais en menaçant les magasins et les communications de l'ennemi, il ne faut pas oublier de mettre les siennes en sûreté.

<94>Pour ne vous point fatiguer par une suite de règles générales, je vais vous citer l'exemple d'un général habile qui changea la forme de la guerre qu'il faisait par sa sagacité et par son génie. Ce général, c'est M. de Luxembourg. Lisez sa campagne de l'année 1693; vous la trouverez dans l'Histoire militaire de Louis XIV. Le Roi avait résolu de faire la guerre offensive en Flandre; ensuite il changea de dessein, et détacha quarante mille hommes de ce corps qui, sous les ordres du grand Dauphin, devait marcher en Allemagne. Le prince d'Orange, qui commandait l'armée des alliés, était au camp de Parc, et paraissait fort embarrassé de soutenir à la fois Liége et Louvain, places que les Français menaçaient d'un siége. Incontinent après le départ de ces quarante mille hommes, M. de Luxembourg prit le camp de Melder, et, par cette position, il maintint le prince d'Orange dans ses inquiétudes. Ce prince envoya aussitôt douze mille hommes pour occuper le camp retranché sous Liége; bientôt M. de Luxembourg fit préparer vin train d'artillerie à Namur, qui était alors aux Français. Sur cette nouvelle, le prince d'Orange envoie un nouveau renfort de troupes au camp de Liége, et vient se camper auprès de la Gete, entre les villages de Landen et de Neerwinde. Ce n'en était pas assez pour M. de Luxembourg; il voulut que son ennemi s'affaiblît encore; il fit partir un gros détachement de son armée, sous prétexte de marcher vers les châtellenies de Courtrai; mais il avait donné des ordres secrets aux généraux de la façon dont ils devaient diriger leur marche. Dès que le prince d'Orange eut vent de ce détachement, il envoya le duc de Würtemberg avec un corps considérable pour s'opposer aux entreprises des Français; alors M. de Luxembourg se mit en marche; joint en chemin par son détachement, il battit le prince d'Orange à Neerwinde. Cette victoire, et la supériorité qu'elle lui donna sur les alliés, n'étaient dues qu'à son génie; affaibli par les troupes que le Roi envoyait en Allemagne, il était même inférieur en forces au prince d'Orange; son habileté<95> le rendit supérieur à son ennemi, et il finit la campagne par le siége de Charleroi, qu'il prit. Cet exemple doit sans cesse être présent à l'esprit d'un général qui agit contre une armée aussi forte que la sienne, non pas qu'il se serve de la même ruse, mais qu'il en emploie de semblables, ou qu'il se serve de quelques-uns des moyens que j'ai proposés au commencement de cet article. S'il fallait augmenter ces sortes d'exemples, je citerais la campagne de M. de Khevenhüller, en Bavière, contre les Français et les troupes impériales, qu'il surprit et battit à Vilshofen et à Deckendorf, obligea les Français de repasser le Lech, et les troupes bavaroises d'accepter une espèce de neutralité. Voilà des moyens pour se procurer une supériorité sur l'ennemi. Le lecteur concevra sans peine que quiconque n'a pas une imagination féconde en ressources et en expédients, et quiconque ne pense et n'étudie pas le métier de la guerre, ne réussira jamais à faire de pareilles choses.

J'en viens à présent à la guerre défensive, qui demande encore plus d'art pour être bien conduite que les deux genres que nous venons de traiter. La guerre défensive a lieu par trois causes : l'une, que vos troupes ne sont pas assez nombreuses pour agir vigoureusement contre l'ennemi; l'autre, que vos troupes ont été découragées et affaiblies par quelque mauvais succès; et la troisième, que vous attendez des secours. Une règle générale pour ces sortes de guerres est de ne jamais se borner à une défensive trop restreinte, et surtout de ne point perdre de l'esprit l'idée de changer, à la première occasion, la défensive en offensive. Les officiers ignorants croient qu'ils font bien la guerre défensive quand ils reculent toujours devant leurs ennemis pour éviter tout engagement, et il leur arrive comme au duc de Cumberland, qui, ayant perdu par sa faute, et parce qu'il le voulait bien, la bataille de Hastenbeck, s'enfuit jusqu'à Stade, sur le bord de la mer, où il signa avec le maréchal de Richelieu une capitulation honteuse. Ce prince, s'il avait été général, n'aurait pas aban<96>donné trente milles de pays aussi inconsidérément; il aurait au moins dû disputer le terrain pied à pied, et n'abandonner que ce qu'il ne pouvait maintenir. Il pouvait, par là, tirer la guerre en longueur, et par conséquent il aurait indubitablement trouvé des occasions de se remettre en égalité avec les Français.

Il faut qu'un projet de défensive soit profondément médité. Il se trouve des postes qui couvrent des provinces entières, et d'où même l'on peut donner jalousie aux provinces ennemies. Ces postes doivent se prendre, il faut les occuper selon toutes les règles de l'art; et comme on doit prévoir tout ce qu'un général habile pourrait méditer contre l'intérêt de l'État, on peut supposer que par ses mouvements l'ennemi vous oblige à quitter votre point de défense; il faut d'avance avoir quelque autre camp, soit à droite, à gauche, ou bien en arrière, par lequel vous puissiez les tenir également en échec. Pensez toujours aux desseins les plus dangereux qu'on peut former contre vous, et tâchez d'avoir des moyens tout prêts pour éluder de telles entreprises. Si l'ennemi les met en exécution, vous ne serez pas surpris, et vous lui opposerez de sang-froid ce que vous aviez médité d'avance. Quiconque ne se flatte point et prévoit tout est rarement surpris, et trouve des ressources pour anéantir les coups les plus dangereux qu'on voulait lui porter.

Ne fondez jamais votre défensive sur des rivières, à moins qu'elles ne coulent entre les rochers, et qu'elles n'aient les rives escarpées. On peut défendre une rivière qu'on laisse derrière soi; mais on n'a pas encore réussi à défendre celles qui sont devant le front des armées. Un général chargé d'une guerre défensive doit veiller sur les moindres fautes de l'ennemi et, s'il peut, lui en faire commettre, pour profiter de ses moindres négligences. Tant que l'ennemi observe les règles de l'art, qu'il est vigilant, qu'il profite bien du terrain, qu'il se campe avantageusement, qu'il ne hasarde pas légèrement ses détachements, qu'il couvre ses marches, qu'il les fait en<97> bon ordre, qu'il assure ses subsistances, qu'il fourrage avec précaution, il est presque impossible que le plus habile capitaine puisse l'entamer avec quelque espoir de succès. Mais s'il se néglige, s'il fait des fautes, ce sont les occasions dont il faut profiter, soit pour l'attaquer lui-même, si son camp est mal pris, soit pour lui enlever quelque corps détaché qu'il ne saurait soutenir, soit pour engager une affaire d'arrière-garde, si sa mauvaise conduite y donne lieu, soit pour lui faire une guerre de subsistance en lui enlevant des convois, en battant ses fourrageurs, ou bien en profitant de l'hiver pour tomber sur ses quartiers, s'il ne les a pas bien assurés. De petits succès multipliés font l'équivalent d'une bataille gagnée, et décident à la longue de la supériorité.

Je ne puis vous citer un plus bel exemple d'une guerre défensive bien conduite sur ces principes que celui de la guerre de l'année 1758, où le prince Ferdinand, à la tête des mêmes troupes avec lesquelles le duc de Cumberland avait si lâchement combattu, tomba dans les quartiers de l'armée française, les chassa du pays de Brunswic et de Hanovre, et les fit repasser le Wéser, la Lippe et le Rhin en moins de deux mois d'opérations. Notez que dans toute cette armée il n'y avait de vrais généraux que le prince Ferdinand et le Prince héréditaire. Les campagnes qu'il fit dans la suite, quoique moins brillantes, sont du même genre, parce que les Français n'avaient pas moins de cent mille hommes en Allemagne, et que le prince Ferdinand ne leur en pouvait opposer que soixante mille. Cette infériorité, qui aurait découragé tout autre, ne l'empêcha pas de couvrir toute la Basse-Saxe et une partie de la Westphalie contre les entreprises des Français, et de les battre quelquefois par deux reprises dans le cours d'une campagne. La façon dont le prince Ferdinand conduisit cette guerre a rendu son nom célèbre. C'est à de telles marques que l'on distingue les véritables généraux de ceux qui n'en portent que le nom. Comparez sa conduite avec celle de tous ces<98> maréchaux que la France lui a opposés, et vous verrez combien il leur était supérieur; lui seul valait quarante mille hommes à l'année des alliés. Un autre exemple, mais moins brillant et d'un genre fort inférieur, que je pourrais vous citer d'une bonne défensive est celui de Charles-Emmanuel, roi de Sardaigne. Il défendit bien le passage des Alpes l'année 1747 et, ayant occupé avec beaucoup d'art et de sagacité le col de l'Assiette, il anéantit, par cet obstacle qu'il leur présenta, les desseins des Espagnols et des Français. Le chevalier de Belle-Isle, qui commandait les alliés, attaqua trop à la légère ce poste important; ses troupes fuient partout repoussées, et il y perdit la vie. Les Français et les Espagnols repassèrent le Var, et le roi de Sardaigne eut la gloire d'avoir préservé, pour cette campagne, ses Etats des inondations des ennemis. Ces avantages n'étaient dus qu'au choix judicieux d'un poste inexpugnable et des bonnes mesures qu'il avait prises.

Si une armée est réduite à la défensive par quelque échec ou par une bataille perdue, la règle et l'expérience demandent qu'on se retire, après une défaite, le moins que possible. Il est bien rare qu'il ne se rencontre pas quelque poste à une demi-lieue d'un champ de bataille; c'est là qu'il faut s'arrêter; en voici les raisons. Plus vous fuyez, plus vous augmentez vos pertes; des blessés qui se traînent avec peine une demi-lieue ne peuvent vous suivre deux lieues, et sont par conséquent pris par l'ennemi. Plus vous abrégez le chemin de votre retraite, moins vos soldats se débanderont. Observez encore que, en cédant peu de terrain à l'ennemi, vous diminuez de beaucoup sa victoire, car on ne fait la guerre que pour gagner du pays. Ajoutez surtout à ces réflexions que jamais armée n'est moins disposée à se battre qu'immédiatement après des victoires; tout le monde rit aux anges, chacun exagère ses hauts faits d'armes, la multitude est charmée d'être heureusement sortie des grands dangers auxquels elle a été exposée, et personne n'a l'envie de les affronter sur-le-champ. Aucun général ne ramènera le lendemain ses troupes victo<99>rieuses au l'eu; vous pouvez demeurer en toute sécurité dans votre camp, donner à vos troupes le temps de se reconnaître; les soldats se raccoutumeront à la vue de l'ennemi, et dans peu les esprits se remettront dans leur assiette naturelle.

Si votre ennemi est fort de soixante mille hommes, et qu'il ne vous en reste que quarante-cinq mille, vous ne devez pas vous décourager du tout, parce que vous avez cent ressources pour vous revancher de l'affront que vous venez d'essuyer. Quarante-cinq mille hommes bien menés en valent plus que soixante mille sous un général médiocre. S'il ne vous reste que trente mille hommes contre soixante mille, dont nous supposons les forces de votre ennemi, votre cas devient plus embarrassant, et il vous faut sans doute beaucoup plus d'art pour éviter quelque fâcheuse malencontre. Il est impossible qu'avec trente mille hommes vous puissiez rétablir une espèce d'égalité entre les deux armées; si vous détruisiez même un détachement de dix mille hommes à l'ennemi, vous lui demeureriez toujours inférieur d'un nombre trop considérable de troupes pour parvenir à lui donner la loi, à moins que le général qui vous est opposé ne soit le plus inepte et le plus imbécile des hommes. Il ne vous reste donc qu'à prendre des postes inexpugnables partout où il y en a, à vous conserver surtout les issues et les derrières libres, à faire la guerre d'un partisan plutôt que d'un général d'armée, à changer de poste au besoin et à la première mine que l'ennemi fait de vous attaquer, à faire une guerre d'ostentation plutôt qu'une guerre réelle, à vous procurer tous les petits avantages que vous pourrez, pour vous faire respecter et pour modérer la fougue de l'ennemi, enfin à tirer parti de tout ce que votre industrie, votre imagination et les ressources de votre esprit vous fourniront de moyens et d'expédients pour vous soutenir. Les détachements que l'ennemi est en état de faire sont ce qu'il y a de plus fâcheux pour de petits corps; s'ils y opposent un détachement de leur petite armée, il ne pourra pas lui résister, et en même temps<100> ils s'affaiblissent encore davantage. S'ils n'y opposent rien, ils risquent de se voir couper de leurs vivres ou de leurs communications. Il vaudrait mieux, si le détachement de l'ennemi se trouvait à une bonne distance de sa grande armée, lui tomber sur le corps avec tout votre camp, afin de le battre et d'intimider par là votre adversaire. Toutefois il faut convenir que cette position est fâcheuse et désagréable pour un général qui s'y trouve, et qu'il doit redoubler d'activité, de vigilance, de présence d'esprit et, s'il peut, d'industrie, pour s'en tirer à son honneur. Mais dans le premier cas que j'ai proposé, où il vous reste quarante-cinq mille hommes contre soixante mille, les difficultés ne sont point à beaucoup près aussi considérables, parce que, si vous n'avez pas assez pour attaquer les autres, il vous reste du moins assez pour vous défendre. Souvent l'ennemi, après quelques avantages qu'il vient d'avoir, devient présomptueux; il se croit sûr de sa fortune, il méprise le vaincu, et il se néglige; il ne traite plus la guerre qu'en bagatelle, il ne se croit plus dans le cas de suivre rigidement les règles de l'art, il se détermine sans réflexion, il agit à la légère, et il vous fournit lui-même les occasions que vous ne devez pas laisser échapper pour regagner sur lui l'ascendant qu'une journée malheureuse vous a fait perdre. Si vous vous apercevez que la sécurité endort l'ennemi, c'est à vous de l'augmenter, car elle est le précurseur des désastres qui l'attendent. Enfin, tendez-lui des piéges de toutes les manières, pour que, s'il ne tombe pas dans les uns, il n'échappe pas aux autres; feignez de vouloir vous retirer devant lui, tâchez de lui faire faire quelque faux mouvement, et profitez sans perte de temps de ses moindres négligences. Si vous êtes plus faible que l'ennemi, et que vous attendiez des secours, vous commettriez une imprudence impardonnable, si vous hasardiez la moindre entreprise avant que les secours vous eussent joint; car vous risquez de perdre par votre impatience les avantages que ces secours vous procureraient sûrement, si vous leur donniez le temps de vous joindre. Ce n'est donc<101> que dans des cas pareils où le général doit se restreindre à la défensive selon la rigidité du terme.

Résumons donc à présent les maximes générales que nous venons d'établir pour les différents genres de guerres dont nous venons de parler, afin d'avoir en raccourci des règles pour les projets de campagne, selon les situations où l'on se trouve.

Ces règles générales sont pour tous les genres de guerres possibles; en voici de particulières pour la guerre offensive.

Guerre entre puissances égales.

Pour la guerre défensive, voici en gros ce qu'il faut observer.

Si vous êtes sur la défensive après une bataille perdue :

Si vous êtes de moitié moins fort que l'ennemi :

Vous voyez par cet exposé combien les connaissances d'un vrai général doivent être variées. Il faut qu'il ait des idées justes de la<105> politique, pour être au fait de l'intention des princes, des forces des États, de leurs liaisons, pour savoir le nombre des troupes qu'eux et leurs alliés peuvent mettre en campagne, et pour juger de l'état des finances. La connaissance du pays où il doit porter la guerre sert de base à tous les projets qu'il veut former; il doit avoir la force de se représenter tous les obstacles que l'ennemi peut lui opposer, pour les prévenir d'avance. Il faut surtout qu'il accoutume son esprit à lui fournir une foule d'expédients, de moyens et de ressources en cas de besoin. Tout cela demande de l'étude et de l'exercice. Pour quiconque se destine au métier de la guerre, la paix doit être un temps de méditation, et la guerre l'époque où il met ses études en exécution.105-a

Scriptum in dolore, 1er décembre 1775.

Federic.


105-a Voyez t. VI, p. 105; t. XXVIII, p. 3 et 169.

78-a Voyez t. XXVIII, p. 18.

79-a Voyez, t. XXVIII, p. 112 et 113.

82-a Bergues. Voyez, t. XXII, p. 48.

91-a Voyez t. XXVIII, p. 9, 42 et 50.