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1. DE D'ALEMBERT.3_329-a

Paris, 7 février 1764.



Sire,

La philosophie, accueillie et honorée dans vos États, méprisée ou persécutée presque partout ailleurs, et pénétrée, comme elle le doit, de la protection éclairée que Votre Majesté lui accorde, vient d'en recevoir de nouveaux témoignages. MM. Helvétius et de Jaucourt ont appris, il y a peu de jours, par une lettre du secrétaire de l'Académie des sciences, l'honneur que V. M. leur a fait à tous deux, et ils me chargent de mettre à vos pieds leur admiration, leur profond respect et leur reconnaissance. Permettez-moi, Sire, d'y joindre aussi la mienne. V. M. connaît mon estime et mon amitié pour eux, et en les rendant mes confrères dans une compagnie célèbre qu'elle honore de sa protection, elle a voulu me donner une nouvelle preuve de ses bontés, après toutes celles que j'en ai déjà reçues.

Plein du désir le plus vif de témoigner à V. M. mon attachement inviolable pour elle et l'ambition que j'ai de lui plaire, j'ai travaillé, autant que le dérangement de ma santé a pu me le permettre, aux augmentations qu'elle a désiré que je fisse à mes Eléments de philosophie, et je me suis attaché surtout aux objets que V. M. a bien voulu m'indiquer elle-même comme ayant besoin d'être éclaircis. J'ai fait de mon mieux, en pensant que j'aurais le grand Frédéric pour lecteur; mais quand je pense que je l'aurai aussi pour juge, je ressemble<330> à Dieu lorsqu'il eut fait l'homme;3_330-a j'ai honte de mon ouvrage, et je me repentirais comme lui de l'avoir fait, si je pouvais me repentir d'avoir obéi à vos ordres.

La calomnie, lasse du silence et du mépris que je lui ai opposés, a pris enfin le parti de se taire, et moi celui de n'y plus penser; j'ai senti, comme l'ami du Misanthrope de Molière, qu'on ne doit pas plus s'étonner de voir des hommes fourbes et méchants

Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.

Continuez, Sire, à rendre heureux (autant qu'ils peuvent l'être) ces hommes qui ne le méritent guère, à les apprécier ce qu'ils valent, et surtout à leur apprendre par vos écrits et par votre exemple à être sages et justes. On m'assure que V. M. se porte bien, que ses Mémoires sont achevés,3_330-b et qu'ils sont dignes de leur auteur. Faites, Sire, comme César, avec lequel vous avez déjà tant d'autres traits de ressemblance; souffrez que ces Mémoires précieux, monument de votre modestie et de votre gloire, servent à l'instruction des guerriers, des héros et des philosophes.

M. Euler m'écrit que V. M. se propose d'assurer incessamment le sort de M. son fils, et m'en paraît pénétré de reconnaissance. Il est digne, Sire, de vos bontés par la supériorité de ses talents, par l'honneur qu'il fait depuis plus de vingt ans à l'Académie, et par son dévouement pour V. M., dont la gloire, j'ose le dire, est intéressée à conserver et à distinguer un homme d'un si rare mérite.

Si V. M. a besoin de jésuites pour dire la messe, nous en aurons vraisemblablement bientôt à lui envoyer quelques-uns, qui ne vaudront pas à la vérité M. Euler. Ils viennent de faire paraître pour leur défense un ouvrage violent qui a pour titre : Il est temps de par<331>ler; on croit que les parlements leur diront pour réponse : Il est temps de partir. La philosophie prend la liberté de recommander très-humblement à V. M. leurs confrères de Silésie, qui ont donné de si bons repas aux généraux autrichiens. Elle supplierait aussi V. M., si elle l'osait, de s'intéresser auprès d'un puissant prince de ses amis pour la réédification très-peu édifiante d'un certain temple; mais elle craindrai, d'exposer les constructeurs à être engloutis une seconde fois, et elle ne veut la mort de personne.

M. de Voltaire vient de faire un ouvrage sur la Tolérance,3_331-a où il s'efforce de persuader aux chrétiens d'être tolérants, parce que leur religion est intolérable. Je doute que cette manière de les convaincre les rende fort bénévoles. Il faut traiter les dévots comme la sibylle fait Cerbère dans l'Énéide,3_331-b leur jeter du gâteau, et non pas des pierres, pour les empêcher d'aboyer. Puisse la philosophie, pour ses intérêts, être bien avec tout le monde, depuis le Grand Turc votre allié jusqu'aux évêques in partibus! Ceux qui la cultivent, et moi en particulier, ont encore quelque chose de mieux à désirer, c'est d'être bien avec leur estomac; il est encore plus difficile de digérer ce qu'on mange que ce qu'on entend dire et ce qu'on voit faire.

Je m'aperçois, Sire, un peu tard, que j'abuse étrangement des bontés et du temps de V. M.; je lui en demande pardon, et je la supplie de recevoir les assurances du profond respect avec lequel je serai toute ma vie,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble et très-obéissant serviteur,
d'Alembert.


3_329-a Ces lettres servent à compléter la correspondance de Frédéric avec d'Alembert, que l'on trouve dans notre t. XXIV. Nous les imprimons d'après les autographes, que M. Maercker. conseiller intime des Archives, a eu la bonté de nous communiquer.

3_330-a Genèse, chap. VI, v. 6.

3_330-b Voyez t. IV, p. II, et t. XX, p. 329 et 330.

3_331-a Œuvres de Voltaire, t. XLI, p. 213 et suivantes.

3_331-b Livre VI, v. 419 et suivants.