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77. A LA MARGRAVE DE BAIREUTH.

Ruppin, 10 avril 1740.



Ma très-chère sœur,

Je ne conçois pas comme il est possible d'avoir une si vive envie de venir ici dans les circonstances présentes. Le Roi, à la vérité, est très-mal; mais, ma très-chère sœur, c'est à Berlin une vie qui ne vous convient en vérité nullement. Vous en userez selon votre bon plaisir; mais si vous vous en repentez, et que vous en ayez du chagrin, ne vous en prenez pas à moi. Je vous avertis de tout, je ne saurais faire davantage. Il y a huit ans que vous n'avez pas été dans ce pays, et c'est peut-être ce qui vous a effacé l'idée de cent mille bagatelles que deux jours de Berlin vous rafraîchiraient à vos dépens.a Je dis comme l'Écriture : Heureux sont les absents, ou ceux qui ne savent point ce qui se passe;b car souvent nous crions : O monts! tombez sur nos têtes; ô rochers! écrasez-nous.c J'ajoute à ceci une raison qui me paraît seule suffisante pour rompre votre voyage : c'est que la maladie m'a la mine de traîner en longueur, et que si vous avez une si grande envie de venir, vous pourrez toujours vous contenter sur ce point. Je pars après-demain pour retourner à la galère. Ne craignez rien, ni pour la constance de la Reine, ni pour mon stoïcisme; nous ne nous démentirons ni les uns ni les autres, et vous le verrez, si le cas arrive.

Adieu, ma très-chère sœur; aimez-moi toujours. Faites, s'il vous plaît, mes amitiés au Margrave, et soyez persuadée de tous les senti-


a Voyez les Mémoires de la Margrave, t. II, p. 76, 77, 78, 79 et suivantes.

b Ce passage ne se trouve pas littéralement dans l'Écriture; mais il est dans l'esprit du livre de l'Ecclésiaste, que Frédéric cite souvent, ou auquel il fait de fréquentes allusions. Le passage qui se rapporte le plus à celui de notre texte se lit dans l'Ecclésiaste, chap. IV, v. 2 et 3.

c Osée, chap. X, v. 8.